Poète irakien né à Babylone en 1965, docteur en littérature et fondateur de plusieurs institutions
culturelles majeures, le Dr Ali Al-Shallah est aujourd’hui l’une des voix centrales de la poésie
arabe contemporaine. Son œuvre, traduite dans de nombreuses langues, mêle mémoire, guerre,
exil et spiritualité — comme en témoigne son recueil Crépuscule babylonien où se
croisent martyrs, ruines, femmes effacées et paysages mythiques.
Nous lui avons posé quelques questions sur la portée de sa poésie et son engagement culturel.
Le National : Vos poèmes s'ouvrent souvent sur des images fortes, telles que : « Avez-vous vu les victimes recouvertes de couleurs jusqu'au ciel ? » D'où viennent ces visions qui semblent faire fusionner l'histoire irakienne et la souffrance humaine universelle ?
Ali Al-Shalah :
Ces images ne sont pas inventées, elles sont récupérées, bien que par des voies indirectes et non déclaratives. Elles émergent d'une mémoire cumulative alourdie par l'expérience irakienne et sa longue histoire tragique, où la violence n'a jamais été un événement isolé, mais une condition de vie permanente depuis des millénaires.
Quand j'écris, je n'évoque pas l'Irak simplement comme une géographie ou un lieu, mais comme une plaie ouverte, impossible à ignorer, incrustée dans le corps humain lui-même. C'est pourquoi la mémoire locale croise inévitablement la douleur universelle : la victime est finalement une seule et même personne, quelle que soit sa situation géographique. J'irais même jusqu'à dire qu'il n'y a pas de véritable division entre la culture locale et la culture mondiale. Chaque culture locale recèle une culture mondiale, et l'inverse est également vrai : c'est cette interdépendance qui prévaut en fin de compte.
Le National : Que signifie pour vous ce sentiment d'exil intérieur ?
Ali Al-Shalah :
L'exil intérieur est l'expérience de vivre à la fois à l'intérieur et à l'extérieur de son pays natal. Il s'agit moins d'une condition liée au lieu que d'une condition liée au temps, à la déception et aux questions reportées. C'est une conscience constante de la distance entre ce que nous vivons et ce que nous méritons, et en même temps, c'est un moteur profond pour l'écriture.
Le National : Comment conciliez-vous héritage religieux et modernité de l’écriture ?
Ali Al-Shalah :
J'aborde l'héritage religieux comme un réservoir symbolique et culturel riche, multicouche, et non comme un discours métaphysique tout fait qui nous est imposé. Pour moi, la modernité n'est pas une rupture d’avec le passé, mais une relecture de celui-ci à travers le langage d’un questionnement contemplatif plutôt que celui de la certitude absolue. La poésie est un espace libre où des strates différentes, parfois contradictoires, peuvent coexister et dialoguer sans s'annuler mutuellement.
Le National : Quel rôle la culture peut-elle encore jouer dans un monde fragmenté ?
Ali Al-Shalah :
La culture n'offre peut-être pas de solutions politiques immédiates, mais elle possède quelque chose de plus profond : la capacité de redonner du sens et de créer une vision. Dans un monde fracturé, la culture peut même contribuer à restaurer l'humanité elle-même. Son rôle est de protéger la sensibilité humaine de l'érosion et de maintenir la question éthique vivante, respectée et non marginalisée. En particulier face à la violence, à l'indifférence, à la fragmentation, à la domination croissante de l'obscurité et de la distorsion dans la conscience publique.
Le National : Pour vous, la poésie est-elle un rempart contre l'oubli ?
Ali Al-Shalah :
Oui, la poésie est un acte de résistance contre l'oubli, contre la faiblesse, la fatigue et la capitulation. Non pas parce qu'elle documente les événements, mais parce qu'elle préserve leur résonance humaine. L'histoire oublie souvent les individus et se concentre sur les mouvements et les collectifs, mais la poésie donne à l'individu une voix vivante, le restaurant dans la mémoire en tant qu'être humain plutôt qu'en tant que numéro. En ce sens, la poésie est le talisman de l'humanité contre son propre effacement.
Le National : Partagez-vous votre temps entre Babylone, Bagdad, Le Caire et Zurich ?
Ali Al-Shalah :
Ma relation aux villes est assez inhabituelle. Je fais partie de ces poètes qui voyagent beaucoup, participant chaque année à de nombreux festivals de poésie et conférences culturelles. Je découvre des villes, et d'autres me découvrent. Les villes dans lesquelles je vis ne sont pas seulement des étapes géographiques, elles constituent des strates de ma formation personnelle et culturelle.
Babylone est à la fois souvenir originel personnel et berceau de la civilisation humaine, d'où le slogan que j'ai choisi pour le Festival International des Cultures du Monde de Babylone, que je préside : « Nous sommes tous Babyloniens ».
Bagdad porte la blessure lumineuse et les grandes questions de la patrie et de l'identité.
Le Caire se pose comme un espace de dialogue du monde arabe, où je me sens pleinement présent en tant qu'être humain.
Zurich, finalement, reste un espace de contemplation et de rencontre avec la culture de l'Autre. Un lieu qui m'a appris le respect de la différence.
Passer d'une ville à l'autre élargit l'horizon de l'écriture et lui offre de multiples perspectives, questions et même, parfois, des réponses.
Le National : Comment ces voyages nourrissent-ils votre écriture aujourd'hui ?
Ali Al-Shalah :
Les voyages ne se contentent pas de nous fournir de nouveaux sujets, ils modifient notre angle de vision, voire la transforment complètement. Passer d'une culture à l'autre vous apprend à vous voir de l'extérieur et à réévaluer vos a priori. Cette tension créative nourrit l'écriture et la protège de la stagnation et de la répétition mécanique, la guidant plutôt vers la multiplicité des sens, la résonance et le rythme musical.
Le National : Quel est l'impact de la poésie aujourd'hui dans les cultures arabes ?
Ali Al-Shalah :
Dans la civilisation arabe, le poète est traditionnellement plus proche du prophète que de l'artiste, contrairement à de nombreuses autres cultures. Si la poésie n'occupe plus le devant de la scène populaire, notamment avec l'essor de la narration, du cinéma, du théâtre et des réseaux sociaux, elle reste au cœur de la conscience culturelle. La poésie est un espace de libre pensée et d'expression des angoisses et des questions que d'autres formes d'art ne parviennent souvent pas à contenir. Aujourd'hui, son influence est plus discrète et plus profonde, mais aussi plus durable, comme en témoigne l'émergence remarquable de nouveaux poètes et d'écoles poétiques diverses.
Le National : Connaissez-vous des poètes caribéens ?
Ali Al-Shalah :
Oui, et je m'intéresse beaucoup à la poésie caribéenne. J'ai des liens d'amitié étroits et de nombreuses collaborations avec des poètes de cette région. Ils écrivent depuis des lieux qui ressemblent aux nôtres dans leur rapport à l'histoire, au colonialisme et à l'identité. Malgré les différences linguistiques et géographiques, il existe une profonde intersection humaine entre les expériences du Sud global.
Le National : Pourquoi les femmes occupent-elles une place si importante dans votre poésie ?
Ali Al-Shalah :
Parce que je vois les femmes sous un angle différent de celui souvent adopté dans notre contexte oriental, où l'on suppose que les femmes sont présentes dans la souffrance mais absentes du récit. Si nous revenons à Shéhérazade dans Les Mille et Une Nuits, nous constatons que la femme est le centre même de la narration, tandis que Shahryar écoute. Dans ma poésie, je cherche à restaurer cette présence en tant que mémoire, pouvoir et signification, et non en tant que symbole marginal ou image décorative.
Le National : Pourquoi la poésie, maintenant ?
Ali Al-Shalah :
Parce que nous vivons une époque où les choses perdent leur sens. Lorsque les voix se multiplient et que le monde s'appauvrit en matière d'écoute, la poésie devient une nécessité plutôt qu'un luxe, une forme particulière d'écoute attentive dont nous avons urgemment besoin en ces temps complexes. C'est une modeste tentative pour sauver ce qui peut encore l'être de l'être humain, non seulement du monde qui nous entoure, mais aussi de notre intériorité.
Propos recueillis par Godson Moulite
