Le mercredi 10 décembre 2025 restera gravé dans ma mémoire comme l’un de ces moments rares où l’Histoire, la culture et l’émotion se rencontrent. À New Delhi, lors de la 20ᵉ session du Comité intergouvernemental de sauvegarde du patrimoine culturel immatériel, le Konpa/Compas d’Haïti a été officiellement inscrit sur la Liste représentative du Patrimoine culturel immatériel de l’humanité de l’UNESCO.
Pour beaucoup, cette annonce est une simple distinction internationale. Pour nous, diplomates haïtiens qui avons porté ce dossier avec constance, rigueur et foi, c’est l’aboutissement d’un long combat collectif, souvent discret, parfois éprouvant, mais toujours animé par une conviction profonde : le Konpa est une part vivante de l’âme haïtienne. Il exprime ce que nous sommes dans notre pluralité, nos forces, nos fragilités, nos luttes et nos espérances.
Je me souviens des heures passées à expliquer, documenter, défendre. À rappeler que le Konpa n’est pas seulement une musique qui fait danser, mais un langage social, un lien intergénérationnel, un espace de mémoire et de transmission. Né de nos rythmes traditionnels — méringue, yanvalou, pétro — et enrichi par des influences africaines, caribéennes, latino-américaines et européennes, le Konpa raconte notre histoire faite de brassages, de résistances et de créativité. Il raconte l’Haïtien qui, même dans l’adversité, crée, invente, renouvelle, transforme.
Le symbole est puissant. Comme le compas qui trace un cercle parfait, le Konpa crée un espace commun. Il rassemble les Haïtiens d’ici et de la diaspora dans un même mouvement, une même pulsation. Qu’on soit à Port-au-Prince, Miami, Montréal, Paris ou Santiago, quelques mesures suffisent pour que les corps s’accordent, que les mémoires se reconnaissent, que les distances s’abolissent. Le Konpa est l’un des rares langages universels d’Haïti, celui qui traverse les générations et franchit naturellement les frontières sans jamais perdre son identité.
Cette inscription n’est pas arrivée par hasard. Elle est le fruit d’un effort patient et méthodique mené par l’État haïtien, les institutions culturelles, les musiciens, chercheurs et communautés artistiques. Chacun y a mis sa part : les créateurs qui, depuis Nemours Jean-Baptiste et Webert Sicot, ont façonné ce genre musical ; les groupes qui l’ont porté à travers le monde ; les chercheurs qui en ont documenté les racines et les évolutions ; les diplomates qui ont défendu son caractère patrimonial devant la communauté internationale. Cette victoire est donc celle d’un peuple entier, uni autour de sa culture la plus fédératrice.
Mais elle intervient dans une année paradoxale pour notre pays, marquée par des pertes majeures, par des turbulences profondes, mais aussi par l’espérance. Dans un contexte où Haïti fait souvent la une pour les mauvaises raisons, l’inscription du Konpa résonne comme un message de dignité et de résilience adressé au monde. Elle rappelle que notre nation ne se réduit pas à ses crises : elle demeure un foyer de création, d’intelligence et d’inspiration. Elle rappelle également que les peuples ne doivent jamais être lus uniquement à travers leurs tragédies, mais aussi à travers les expressions qui révèlent leur génie et leur capacité à se renouveler.
Le Konpa est de ces expressions qui nous recentrent sur l’essentiel : notre capacité à transformer la douleur en beauté, l’épreuve en mouvement, la fragmentation en harmonie. Cette musique, née dans un contexte politique complexe des années 1950, a été tour à tour un souffle populaire, un espace d’évasion, un miroir social, un vecteur de diplomatie culturelle, un territoire d’innovation artistique. Sa longévité témoigne de sa plasticité, de sa richesse rythmique et mélodique, mais surtout de la profondeur de ce qu’elle porte : un rapport au monde, une manière d’habiter le vivant.
L’inscription du Konpa à l’UNESCO n’est donc pas un point final. C’est un engagement renouvelé à le protéger, à le valoriser et à en faire un levier de cohésion et de rayonnement pour les générations futures. Cette reconnaissance nous oblige : elle nous rappelle que le patrimoine immatériel n’est vivant que s’il est transmis, enseigné, interprété, documenté, réinventé. Elle nous appelle à promouvoir une éducation artistique accessible, à soutenir les musiciens, à préserver les archives sonores, à encourager la recherche, à investir dans une diplomatie culturelle ambitieuse.
Car il ne s’agit pas seulement de célébrer le Konpa ; il s’agit d’en faire un moteur de développement culturel, économique et touristique. Une industrie musicale bien structurée, protégée par un cadre juridique solide et appuyée par l’État peut devenir un vecteur d’opportunités pour la jeunesse, un secteur créatif porteur d’emplois, un espace d’innovation technologique et artistique. Le Konpa pourrait — et devrait — être pour Haïti ce que le reggae est pour la Jamaïque, le tango pour l’Argentine, le fado pour le Portugal. Une signature identitaire mondialement reconnue.
En vérité, ce qui a été célébré à New Delhi dépasse la musique. C’est l’affirmation d’un peuple qui, malgré les épreuves, continue de produire du sens, de la beauté et de la lumière. C’est la reconnaissance d’une culture qui ne cesse d’enrichir la palette universelle de l’humanité. C’est la preuve que l’héritage haïtien, loin d’être périphérique, est central dans toute réflexion sur la résistance, la créativité et la liberté.
Tant que le Konpa battra, Haïti continuera de danser avec l’Histoire. Et tant que nous aurons la volonté de transmettre cette musique, de la faire vivre, de la faire rayonner, nous continuerons à écrire, note après note, un chapitre lumineux de notre destin collectif.
Aujourd’hui, je suis fière d’avoir contribué, aux côtés de tant d’autres, à cette étape historique. Et je suis convaincue que ce geste de l’UNESCO ouvre une ère nouvelle pour notre musique, pour notre patrimoine et pour notre conscience nationale.
Puissions-nous être dignes de cette reconnaissance et en faire un tremplin pour une Haïti qui se relève, se reconstruit et se réinvente — avec le Konpa comme battement de cœur, comme boussole et comme horizon.
Dre Maryse Saint-Pierre Cyprien, PhD.
Ministre Conseiller à la Délégation permanente d’Haïti auprès de l’UNESCO
