Dans ce visage encore tendre, à peine éveillé au monde, sommeille déjà une tempête. Ce nourrisson, fragile comme une jeune pousse après la pluie, porte en lui la sève d’un futur géant des lettres haïtiennes. Rien ne laisse encore deviner que ces yeux d’enfant, limpides comme une source de montagne, regarderont un jour la misère en face pour lui donner des mots, des cris, une dignité.
Né dans un milieu privilégié, Jacques Roumain fera pourtant ce geste rare et radical : rompre, déserter, faire table rase de son confort social. Tel un fleuve quittant son lit pour irriguer les terres assoiffées, il choisira de fraterniser avec les plus humbles, les plus oubliés, ceux dont la voix ne franchissait pas les murs de l’histoire officielle.
Il fut révolutionnaire, non par goût du fracas, mais par exigence morale. Révolutionnaire comme on est fidèle à la justice, comme on refuse de fermer les yeux. Cette fidélité lui coûtera cher : l’exil, la surveillance, et surtout les prisons les plus infâmes d’Haïti, sombres comme des gouffres où l’on tente d’ensevelir les consciences rebelles.
Son corps en sortira brisé, sa santé durablement ébranlée. Mais son esprit, lui, demeurera incandescent. Comme un charbon ardent sous la cendre, il continuera de brûler pour son peuple, pour la terre haïtienne, pour cette humanité souffrante qu’il aura si profondément aimée.
Regarder cette photo aujourd’hui, c’est mesurer l’ironie tragique de l’histoire : ce bébé promis à la douceur deviendra un homme forgé par la lutte, et de sa fragilité première naîtra une œuvre forte, enracinée, immortelle.
Relire Roumain est un acte de résistance
Au moment où notre pays traverse l’une des crises politiques les plus aiguës de son histoire,
au moment où sa dignité est piétinée, minée de toutes parts, relire le grand écrivain et révolutionnaire Jacques Roumain devient un acte de résistance. Il nous permet de refuser l’amnésie organisée. C’est rappeler que ce pays a enfanté des consciences debout, des voix indomptables, des hommes qui ont choisi le peuple contre les privilèges.
Relire Jacques Roumain, c’est opposer la pensée à la barbarie, la lucidité à la trahison, la dignité à la compromission. C’est dire merde clairement, frontalement à toutes celles et tous ceux qui participent à la désarticulation méthodique de notre pays, à ceux qui marchandent la souffrance collective, à ceux qui transforment la misère en système et le chaos en stratégie. Car Roumain nous rappelle que la révolution n’est pas un slogan, mais une éthique. Que la culture n’est pas un luxe, mais une arme. Et que la dignité d’un peuple commence toujours par la fidélité à sa propre mémoire.
Et notre Jacques Roumain, nationaliste communiste de stricte obédience, militant exemplaire de la cause nationale. Il fut de ceux qui ne trichent pas avec leurs engagements. De ceux qui font alliance avec la masse non par calcul, mais par conviction profonde. Une alliance sincère, organique, indéfectible. Il n’a jamais dévié.
Ni les honneurs, ni la répression, ni la prison, ni l’exil n’auront entamé sa fidélité au peuple haïtien.
Jacques Roumain fut à la fois poète et romancier, mais surtout un homme pour qui l’écriture n’était jamais décorative. Chez lui, le verbe était une arme, le poème une marche collective, le roman un chant de lutte et de fraternité humaine. Il a mis sa plume au service des sans-voix, sa pensée au service de la dignité nationale, son corps même en gage de ses convictions.
Relire Jacques Roumain aujourd’hui, c’est comprendre qu’on peut être intellectuel sans trahir le peuple, militant sans perdre la hauteur morale, révolutionnaire sans renoncer à la beauté.
Il demeure une boussole. Une conscience. Une exigence.
Maguet Delva
