Hérard Dumesle fut tout à la fois écrivain, poète, essayiste, journaliste, et grand reporter avant l’heure. Sa plume traversa les territoires de l’écriture comme un soldat traverse un champ de bataille : sans recul, sans peur, animé par une nécessité intérieure qui ne lui laissait aucun répit. Il écrivit dans l’urgence et dans la durée, dans la poudre des combats comme dans la lente méditation des paysages.
Ses reportages sur la guerre du Môle, rédigés au cœur même de la confrontation, témoignent de cette alchimie singulière : à chaque ligne se mêlent le fracas des armes et le souffle du poète. L’horreur de la guerre, sous sa plume, devient matière littéraire. Dumesle écrivait comme on respire : pour survivre, pour comprendre, pour faire comprendre.
Son recueil Macanda s’inscrit dans cette même dynamique. Inspiré de la cérémonie fondatrice du Bois Caïman, il est habité dès son titre par l’ombre sacrée de cette nuit inaugurale. Le livre ne s’en éloigne jamais : il en explore les dimensions spirituelles, politiques et humaines, donnant au lecteur des clés sensibles pour saisir ce moment où les esclaves, en 1791, se reconnurent enfin comme sujets de leur propre histoire.
Macanda n’est pas un simple recueil de vers, mais une traversée. Chaque poème agit comme une vague frappant la coque de la mémoire nationale. Par la vision, l’image et l’incantation, Dumesle restitue la Révolution non comme un fait figé, mais comme un événement vivant, incandescent. Bois Caïman y devient un théâtre sacré, un lieu de transfiguration où la peur se change en serment, où la douleur se fait parole collective. La poésie ne déforme pas l’histoire : elle l’agrandit, en révèle la dimension mythique et fondatrice.
Ainsi, Macanda fonctionne comme une archive vivante. Lorsque les documents se taisent, la poésie parle. Elle amplifie les voix muettes, redonne chair aux silences, fixe dans la langue ce que le feu et le sang ont gravé dans le réel. Plus qu’un hommage, le recueil est un acte de fidélité : la tentative de sauver de l’oubli l’instant précis où un peuple osa se penser libre.
Chaque paysage devient méditation
Avec Voyage dans le Nord d’Hayti ou Révélations des lieux et des monuments historiques (1824), Dumesle révèle une autre facette de son génie : celle de l’écrivain-voyageur. L’ancien ministre de la Guerre et des Relations extérieures y déploie un regard attentif, presque amoureux, sur le territoire. Chaque paysage devient méditation, chaque monument une porte ouverte sur la mémoire nationale. Dès les premières pages, le ton est donné : conscient des pièges du récit de voyage, Dumesle revendique une écriture mesurée, guidée par l’exemple de Fénelon, sans prétendre à l’imiter.
Le départ des Cayes, la mer, l’éloignement progressif du port, la disparition des lieux où reposent les grandes figures de la patrie : tout est décrit avec une gravité douce, comme si le voyage extérieur déclenchait un lent mouvement intérieur. Le déplacement devient réflexion, la navigation un exercice de mémoire
Chez Dumesle, cependant, la description ne reste jamais administrative. La prose s’embrase soudain d’étincelles poétiques, parfois même d’alexandrins, adressés à sa femme Estelle comme on envoie des fragments de paysage transfigurés par la langue. La poésie surgit lorsque le regard devient trop chargé d’émotion pour se contenter du récit. La nature haïtienne n’est jamais un décor : elle est une présence vivante, nourricière, presque sacrée. Vallons, saisons, parfums, cultures agricoles composent une esthétique où la terre devient langage.
Ces vers révèlent une filiation classique assumée celle de la poésie française — mais transplantée sur le sol haïtien, enrichie de couleurs, de rythmes et de sensations tropicales. Le vers agit comme un instrument de traduction : il rend le paysage haïtien intelligible à l’universel sans en effacer la singularité. C’est là l’une des forces majeures de Dumesle : inscrire Haïti dans la grande tradition littéraire sans jamais la dissoudre.
L’adresse à Richin, figure idéalisée de l’artiste vertueux, éclaire la conception morale de la poésie chez Dumesle. La muse y est humble, presque timide, mais animée par un profond respect pour l’harmonie et la pureté du cœur. La poésie n’est pas vanité : elle est offrande, tribut déposé sur les rives du voyage
À travers Voyage dans le Nord d’Hayti, Dumesle accomplit un acte de patrimonialisation avant la lettre. Il inventorie, décrit, célèbre et sauve de l’oubli des lieux et des monuments à une époque où la mémoire nationale demeure fragile. Le regard du ministre se double de celui d’un conservateur de l’âme du pays. Après la nuit fondatrice de Macanda, ce livre apparaît comme le versant diurne de son œuvre : une marche dans la lumière, une cartographie sensible du territoire
Dénonciation politique et méditation philosophique
Mais Dumesle ne se limite à aucun genre. Il passa de la poésie au journalisme, du reportage à l’essai, parfois dans la même journée, comme si la langue était pour lui un espace vital. Il fut sans doute l’un des premiers hommes politiques haïtiens à comprendre que gouverner, c’est aussi parler, écrire, expliquer ; que l’action sans parole reste aveugle, et que la liberté est aussi une manière de dire le monde.
Entre dénonciation politique et méditation philosophique, Dumesle porta toujours le même étendard : le refus des ordres établis. Sa plume fut une arme contre l’injustice, ses poèmes des éclats de lumière dans l’obscurité du pouvoir, ses essais des architectures intellectuelles révélant les mécanismes cachés de la domination
Il écrivit également sur les relations diplomatiques entre Haïti et la France, éclairant des zones d’ombre longtemps laissées en marge de l’histoire officielle. Ces ouvrages, à la fois analytiques et moraux, dénoncent la violence symbolique de la dette, les jeux d’influence et les humiliations infligées à la jeune République. Dumesle y poursuit un triple objectif : rendre visible ce que l’histoire dissimule, proposer une lecture haïtienne des événements, et inscrire Haïti dans le récit du monde comme protagoniste à part entière.
Ainsi, qu’il écrive de la poésie, du reportage ou de l’essai politique, Dumesle demeure fidèle à une vocation unique : écrire pour dévoiler. Dévoiler l’injustice, la mémoire, les mécanismes de domination, mais aussi la grandeur d’un peuple trop souvent trahi ou méconnu.
Son œuvre nous rappelle que la plume peut être à la fois tambour et épée, cri et acte, miroir et arme. Hérard Dumesle fut cette parole insurgée : une voix qui refusa le silence, un style qui fit de la vérité un acte politique.
Nous partîmes de la rade des Cayes ? C’est ainsi que débutent la plupart des voyageurs, et la nuance qui sépare le simple du commun est si délicate qu’il faut un goût bien épuré pour la saisir : c’est le fil d’Ariane.... J’essaierai d’emprunter le langage de Fénelon dont je n’ai pas la vanité de prétendre imiter ni l’élégance, ni les grâces, ni la pureté. Je commence.
Le soleil qui éclaira le deux décembre nous fit à son lever voguer sur le redoutable élément, auquel, si l’on en croit un auteur sensible, l’amour, pour la première fois, engagea l’homme à confier ses destinées. Nous nous éloignions du port, et à mesure que les objets pâlissaient à nos regards, j’étais davantage disposé à la méditation. Bientôt cette place où reposent les cendres des Rigaud, des Geffrard, des Benjamen [sic] Ogé et de tous ces hommes célèbres qui illustrèrent la patrie, disparut à nos yeux, comme ils disparurent du théâtre où ils ont laissé de si glorieux souvenirs.
Maguet Delva
