Par Pierre Richard Raymond
En trois ans, l'UNESCO nous a honorés trois fois. Le "soup joumou" (2021), notre soupe de la liberté. Le "kasav" (2023), notre pain ancestral. Le Compas" (2025), notre révolution musicale. Trois reconnaissances. Trois célébrations médiatiques. Trois moments d'euphorie collective.
Mais derrière les applaudissements, une question persiste : et après ?
Les Reconnaissances Sans Conséquences
Montrez-nous les études. Quels critères l'UNESCO a-t-elle utilisés ? Quels chercheurs haïtiens ont été consultés ? Quelles méthodologies ont justifié ces inscriptions ? Ou s'agit-il simplement de jeter de la poudre aux yeux pour masquer l'abandon systématique d'Haïti par la communauté internationale ?
Depuis 2021, la reconnaissance du soup joumou a-t-elle créé des opportunités économiques pour nos agriculteurs ? A-t-elle protégé notre recette de l'appropriation culturelle ? A-t-elle généré des revenus touristiques durables ?
Depuis 2023, la reconnaissance du kasav a-t-elle revitalisé notre industrie du manioc ? Nos producteurs ont-ils vu leurs revenus augmenter ? A-t-elle stimulé l'innovation agricole ?
Et maintenant le Compas. Cette reconnaissance va-t-elle enfin canaliser des ressources vers nos musiciens en difficulté ? Va-t-elle construire une infrastructure pour notre industrie musicale ? Ou le monde continuera-t-il à danser sur notre rythme pendant que nos artistes meurent dans l'oubli et la pauvreté ?
Ces questions ne sont pas rhétoriques. Elles exigent des réponses.
Le Motif de la Duperie
Comprenons bien le schéma : en politique haïtienne, la communauté internationale dicte. Elle selecte des presudents, impose des premiers ministres, supervise nos élections, contrôle nos politiques économiques. Le pouvoir "blan" est direct et brutal.
Mais dans la culture haïtienne, l'arme est plus subtile : le simulacre de l'honneur.
On célèbre notre Compas pendant que nos musiciens peinent à s'acheter des instruments. On déguste notre soup joumou devant les caméras du monde pendant qu'Haïti souffre d'insécurité alimentaire. On vante notre kasav pendant que notre secteur agricole s'effondre. On loue notre résilience tout en orchestrant notre dépendance.
Ceci n'est pas de la paranoïa. C'est de la reconnaissance de motifs.
Considérons la mission même de l'UNESCO. L'éducation est au cœur de leur mandat. Ils ont lancé d'innombrables projets en Haïti visant à transformer notre paysage éducatif. Pourtant, notre Ministre de l'Éducation, Mr. Antoine Augustin, a crié : "Lekòl la kraze" — les écoles sont détruites — malgré plusueurs projects et initiaves, peut-être financés par l'UNESCO.
Quand l'institution qui célèbre notre culture ne peut pas réparer nos écoles, quand elle applaudit notre patrimoine pendant que nos enfants manquent de manuels, d'ècoles standard scolaires, ne devrions-nous pas questionner la sincérité de sa reconnaissance ?
Notre Vulnérabilité Euphorique
Nous sommes un peuple euphorique. Nous trouvons la joie dans les décombres. Nous dansons à travers les tempêtes. C'est notre superpouvoir — et notre vulnérabilité.
Les organisations internationales comprennent cela. Elles savent qu'un certificat de l'UNESCO peut nous distraire d'une économie qui s'effondre. Elles savent qu'une reconnaissance patrimoniale peut nous faire oublier notre infrastructure qui s'écroule. Elles savent que si elles applaudissent assez fort, nous ne remarquerons pas l'absence de substance derrière les applaudissements.
C'est du néocolonialisme sophistiqué : honorer la culture, exploiter le peuple. Leur donner des certificats tout en leur refusant le développement. Célébrer leurs contributions tout en maintenant leur assujettissement.
Ce Que Nous Exigeons
Certains diront que cet éditorial est ingrat. Négatif. Irrespectueux de nos accomplissements. Qu'ils le disent.
Parce que l'amour sans examen critique n'est pas de l'amour — c'est de la naïveté. Et Haïti mérite plus que des gestes symboliques d'institutions qui nous regardent nous noyer.
Nous exigeons quatre choses :
Premièrement, la transparence. L'UNESCO doit publier les études, méthodologies et délibérations qui ont conduit à ces reconnaissances. Qui a décidé ? Comment ont-ils décidé ? Qu'ont-ils appris des Haïtiens, et non pas seulement sur nous ?
Deuxièmement, la tangibilité. La reconnaissance patrimoniale doit se traduire par des avantages mesurables :
- Financement direct pour la préservation culturelle
- Accès au marché pour nos producteurs
- Investissement dans l'infrastructure pour nos artistes
- Intégration éducative dans nos écoles
- Protection juridique contre l'appropriation culturelle
- Développement économique lié à chaque reconnaissance
Troisièmement, la cohérence. Si l'UNESCO célèbre notre culture, elle doit s'attaquer à nos crises. On ne peut pas porter un toast au soup joumou pendant qu'Haïti manque d'eau potable. On ne peut pas danser sur le Compas tout en ignorant les conditions qui forcent nos musiciens dans la pauvreté. Soit vous vous engagez dans un développement global, soit vous admettez que ces reconnaissances sont des gestes vides.
Quatrièmement, le leadership haïtien. La préservation et la monétisation de la culture haïtienne doivent être dirigées par des institutions haïtiennes, financées de manière durable, et conçues pour bénéficier au peuple haïtien — pas pour faire paraître les organisations internationales bienveillantes tout en ne faisant rien face à nos défis systémiques.
L'Haïti Que Nous Méritons
Nous ne sommes pas terminés. "Ayiti pa fini". Nos meilleurs jours ne sont pas derrière nous. Mais ils ne viendront jamais si nous continuons à accepter la reconnaissance symbolique tout en ignorant l'exploitation systémique.
L'Haïti que nous méritons ressemble à ceci : les reconnaissances de l'UNESCO se traduisent par la prospérité pour les agriculteurs, les boulangers, les musiciens. Les applaudissements internationaux s'accompagnent d'un soutien international réel — un soutien réel, pas des communiqués de presse. Notre culture ne fait pas que se préserver ; elle génère des dividendes pour ses créateurs.
Mais cela exige que nous refusions de nous satisfaire des applaudissements seuls. Cela exige des conversations inconfortables. Cela exige que nous demandions la transparence, la tangibilité, la transformation.
Cela exige que nous disions clairement : "Merci pour la reconnaissance. Maintenant, montrez-nous les preuves."
Le Mouvement Commence Ici
Cet éditorial ne diminue pas les reconnaissances de l'UNESCO. Il exige qu'elles soient significatives. Il insiste pour que les applaudissements s'accompagnent d'actions. Il refuse de laisser notre euphorie nous aveugler face à l'exploitation.
Si nous continuons à tomber dans le piège de la communauté internationale — les applaudissements sans action, les certificats sans engagement — nous ne verrons jamais l'Haïti que nous méritons.
Le mouvement commence ici. Avec des questions. Avec des exigences. Avec le refus d'accepter la performance à la place du partenariat.
Jusqu'à ce que chaque reconnaissance culturelle génère des bénéfices tangibles. Jusqu'à ce que les institutions internationales comprennent que nous n'accepterons plus le simulacre à la place de la solidarité.
Onè. Respè. Aksyon.
"Honneur. Respect. Action".
Je suis un educateur, poète, journaliste et défenseur culturel haïtiano-américain. Cet article reflète des opinions personnelles exigeant la responsabilité des institutions prétendant honorer le patrimoine haïtien. Le désaccord est bienvenu. La complaisance ne l'est pas.
