Voici l’ignorance en action dont parlait Johann Wolfgang von Goethe !
La chose la plus grave qui puisse arriver à un pays n’est pas seulement la violence visible, ni même l’effondrement brutal de ses institutions. C’est ce que Johann Wolfgang von Goethe (1749–1832) désignait, avec une lucidité presque prophétique, comme l’ignorance en action. Non pas l’ignorance qui doute et apprend, mais celle qui agit avec aplomb, certaine d’elle-même précisément parce qu’elle ignore qu’elle ignore.
Chez Goethe, agir sans comprendre relève d’une faute morale. L’action qui n’est pas précédée par la pensée rompt l’équilibre entre le savoir et la responsabilité. Elle devient un mouvement aveugle, incapable de mesurer ses conséquences, indifférente aux ruines qu’elle laisse derrière elle. Le romantisme goethéen n’exalte pas l’élan inconsidéré, il avertit au contraire contre l’activisme sans conscience.
Dans cette configuration, le pouvoir se vide de sa substance. Il n’est plus un lieu de réflexion, mais une scène. Il ne gouverne plus, il s’agite. Les décisions s’empilent, les annonces se succèdent, les promesses s’alignent, mais aucune vision ne relie l’ensemble. Gouverner devient une performance continue, un théâtre où l’action sert à masquer l’absence de pensée. L’ignorance en action se reconnaît à son obsession de la modernité spectaculaire. Elle adore les symboles creux. Elle s’enivre de signes visibles censés prouver qu’elle avance. Est-ce que vous vous souvenez du temps du BBM et des démonstrations de tablettes, exhibées comme si c’était l’avènement de la modernité ?
La tablette élevée au rang de preuve politique, l’écran brandi comme programme de gouvernement. On ne parlait plus de politiques publiques, mais d’objets. On ne pensait plus l’État, on le montrait. La modernité n’était plus un projet, mais un gadget. La tablette devint alors le fétiche du pouvoir : surface lisse, brillante, silencieuse. Elle donnait l’illusion de la maîtrise tout en dissimulant le vide. Derrière l’écran, aucune réforme structurelle. Sous la vitre, aucune pensée stratégique. Le pays était réduit à une démonstration PowerPoint, et la misère à un problème d’interface. On croyait gouverner parce qu’on faisait défiler des slides.
Ce culte de l’apparence s’inscrit pleinement dans ce que Max Weber appelait l’abandon de l’éthique de la responsabilité. Pour Weber (1919), gouverner exige de répondre des conséquences de ses actes, pas seulement de leurs intentions ni de leur mise en scène. Ici, l’action ne cherchait pas à produire des résultats durables, mais à entretenir l’illusion de l’efficacité. La responsabilité était dissoute dans la communication.
La profondeur du désastre apparaît encore plus nettement à la lumière de Hannah Arendt. Dans sa réflexion sur la banalité du mal (1963), Arendt montre que le danger suprême ne vient pas toujours de la haine ou de la cruauté, mais de l’incapacité à penser. L’action répétée, mécanique, dépourvue de jugement moral, peut engendrer une destruction massive sans jamais se reconnaître comme telle. Appliquée au pouvoir politique, cette idée révèle comment un pays peut être méthodiquement abîmé par des dirigeants convaincus de faire le bien.
Lorsque les conséquences éclatent, institutions fragilisées, pauvreté enracinée, désagrégation du lien social, l’ignorance en action ne s’accuse pas. Elle se réfugie dans le récit. Elle demande pardon après coup, comme si la repentance pouvait réparer ce que l’irresponsabilité a méthodiquement démoli. Le pardon devient un paravent, un geste tardif posé sur des ruines encore fumantes. Mais un pays ne meurt pas parce qu’on l’a haï. Il meurt parce qu’on l’a gouverné sans le comprendre. Parce qu’on a confondu gouverner avec montrer, penser avec cliquer, moderniser avec exhiber. Goethe nous avait avertis : l’ignorance qui agit est plus dangereuse que le mal qui hésite, car elle avance sans conscience d’elle-même, sans limite, sans remords.
Tuer le pays, ce n’est pas toujours le livrer au chaos par la violence. C’est souvent le réduire à un décor, à un écran, à une démonstration. Et demander pardon après, c’est reconnaître trop tard que l’on a pris l’apparence du progrès pour le progrès lui-même pendant que le pays, lui, s’enfonçait dans le réel.
Références:
• Goethe, J. W. von. (1749–1832). Œuvres diverses — réflexions sur l’action, la connaissance et la responsabilité humaine.
• Weber, M. (1919). Le savant et le politique.
• Arendt, H. (1963). Eichmann à Jérusalem. Rapport sur la banalité du mal.
Yves Lafortune, Ph.D Candidate,
MAP, Avocat
