Par David B. Gardon, docteur en relations internationales
Alors que l’Union européenne multiplie les sanctions, suspend des médias et débat de l’utilisation d’avoirs souverains gelés pour financer l’Ukraine, une même question traverse ces décisions : jusqu’où l’urgence stratégique peut-elle justifier un affaiblissement des garanties de l’État de droit ? À l’heure de la désinformation globale et de l’essor de l’intelligence artificielle, l’Europe joue sa crédibilité normative.
La séquence est désormais claire. Le 15 décembre 2025, le Conseil de l’Union européenne a adopté une décision de sanctions visant douze personnes qualifiées « d’agents de la déstabilisation russe en Europe ». Parmi elles figurent plusieurs figures civiles, dont le Franco-Russe Xavier Moreau et le Suisse Jacques Baud, ancien colonel du renseignement helvétique. Les mesures relèvent du cadre classique des sanctions ciblées adoptées au titre de la politique étrangère et de sécurité commune : interdiction d’entrée ou de transit dans l’Union et gel d’éventuels avoirs.
Dans la décision publiée, le Conseil reproche à ces personnes de relayer des narratifs pro-Kremlin et de diffuser des contenus jugés déstabilisateurs. Il ne s’agit pas de condamnations pénales ni de décisions judiciaires. Les sanctions sont prises par voie administrative et politique, sur la base d’une appréciation des États membres. Comme pour d’autres régimes de sanctions européens, elles peuvent être contestées a posteriori devant les juridictions de l’Union, mais elles ne procèdent pas d’un jugement préalable rendu par un tribunal.
Cette approche s’inscrit dans une continuité. En mars 2022, l’Union européenne avait décidé, par actes du Conseil, de suspendre la diffusion des médias russes Sputnik et Russia Today sur son territoire, dans le cadre des sanctions adoptées après l’invasion de l’Ukraine. Là encore, la décision émanait du pouvoir politique et non d’une juridiction. Ces mesures ont ensuite été soumises au contrôle juridictionnel de l’Union, confirmant l’existence d’un examen a posteriori de leur légalité, sans qu’il y ait eu de décision judiciaire initiale.
La lutte contre la désinformation s’inscrit toutefois dans un environnement informationnel profondément dégradé. Les réseaux sociaux et plateformes numériques sont aujourd’hui saturés de contenus trompeurs, de récits partiels, de campagnes d’influence et de stratégies de communication agressive. Ces dynamiques émanent de multiples acteurs étatiques et non étatiques et ne se limitent pas aux seuls adversaires déclarés de l’Union. Elles incluent également des formes de communication stratégique, de lobbying numérique ou d’influence indirecte menées par des partenaires et alliés, notamment les États-Unis ou Israël, selon des objectifs politiques propres. Cette pluralité d’influences rend la distinction entre propagande structurée, information orientée, erreur d’analyse et expression critique de plus en plus délicate.
Cette complexité est encore accrue par l’essor rapide de l’intelligence artificielle générative. La production automatisée de contenus, la démultiplication de comptes synthétiques, la circulation de textes, d’images et de vidéos manipulés ou sortis de leur contexte, ainsi que le recours croissant aux deepfakes, rendent l’attribution des sources et l’identification des intentions plus incertaines. Les institutions européennes reconnaissent que ces technologies sont utilisées par une pluralité d’acteurs à des fins de persuasion, de mobilisation ou de déstabilisation, sans qu’il soit toujours possible de distinguer clairement entre manipulation organisée, communication stratégique et amplification algorithmique de discours existants. Dans ce contexte, le risque est réel de voir la lutte légitime contre la désinformation glisser vers une régulation extensive des discours, où l’outil technologique précède parfois la qualification juridique.
Parallèlement, un autre dossier place l’Union sous forte tension : celui des avoirs de la Banque centrale russe immobilisés en Europe. Selon les données relayées par la RTBF et confirmées par les autorités européennes, environ 210 milliards d’euros d’avoirs russes sont gelés dans l’Union, dont la majeure partie — environ 193 milliards — via Euroclear, institution financière basée à Bruxelles. Les dirigeants européens accentuent la pression sur la Belgique afin qu’elle accepte l’utilisation de ces avoirs, ou de leur produit, pour financer l’aide à l’Ukraine.
La Belgique se montre prudente. Elle invoque des risques juridiques, financiers et systémiques, ainsi que la crainte de contentieux internationaux et de représailles. Cette position rejoint les inquiétudes exprimées par la Banque centrale européenne quant aux effets potentiels sur la stabilité de l’euro et sur la crédibilité de la place financière européenne. La Banque centrale de Russie a par ailleurs engagé ou annoncé des actions en justice contre Euroclear, alimentant ces préoccupations.
Pris séparément, ces dossiers relèvent de champs distincts. Ensemble, ils révèlent une évolution plus profonde. D’un côté, l’Union étend le champ des sanctions à des individus sanctionnés pour leurs prises de position publiques dans un espace informationnel saturé d’ingérences multiples et d’outils technologiques nouveaux. De l’autre, elle envisage de franchir un seuil inédit en utilisant des avoirs souverains gelés au-delà des seuls intérêts, au nom de l’urgence stratégique.
Sur le plan du droit international et européen, ces évolutions interrogent. L’immobilisation d’avoirs souverains est admise dans le cadre de sanctions, mais leur utilisation directe soulève la question du respect des immunités étatiques et de la sécurité juridique. De même, la lutte contre la désinformation constitue un objectif légitime, mais l’intervention directe du pouvoir politique dans la régulation des médias, des plateformes, des analyses et désormais des contenus générés ou amplifiés par l’intelligence artificielle demeure un terrain particulièrement sensible dans des systèmes fondés sur l’État de droit.
Vue depuis l’extérieur, notamment depuis le Sud global, la séquence est observée avec attention. Une Union européenne qui suspend des médias par voie administrative, sanctionne des analystes civils, redéfinit les règles applicables aux avoirs souverains et régule des espaces informationnels profondément transformés par l’IA sans décision judiciaire préalable s’expose à une critique récurrente : celle d’une application conditionnelle des principes de liberté d’expression, de sécurité juridique et d’État de droit qu’elle promeut sur la scène internationale.
Il ne s’agit pas ici de contester le droit de l’Union à soutenir l’Ukraine ni de minimiser la gravité du conflit. Il s’agit de rappeler que, même dans un environnement informationnel fragmenté, technologiquement amplifié et traversé d’ingérences concurrentes, l’État de droit ne saurait devenir une variable d’ajustement. Il demeure la ligne de crête sur laquelle repose la crédibilité normative de l’Union européenne.
Au fond, la question posée n’est ni celle de la légitimité du soutien européen à l’Ukraine, ni celle de la réalité des ingérences informationnelles. Elle est plus exigeante. Elle interroge la capacité de l’Union européenne à affronter une guerre hybride, technologique et normative sans renoncer aux principes qui fondent sa singularité politique. L’État de droit n’est pas un obstacle à l’efficacité : il en est la condition de légitimité. À mesure que l’exception tend à devenir structurelle, le risque n’est pas seulement juridique ou financier, mais profondément politique. Une Europe qui se défend en affaiblissant ses propres garanties s’expose à perdre ce qui faisait d’elle une référence, bien au-delà de ses frontières.
