Diriger c’est prévoir. Dommage que la majorité des hommes et des femmes qui font tout pour avoir le pouvoir en Haïti, ne savent pas toujours ce qui les attend. Et ce n’est ni Lesly Manigat, René Préval, encore mois Jovenel Moise ou Jean Claude Duvalier qui diront le contraire en dehors de Jean Bertrand Aristide. “Gad jan w santi w byen, eske w ta renmen tounen ?”, pour reprendre Master Dji dans “Sispann!
Durant toute l’histoire politique de cette Haïti à la fois mythique et tragicomique, exercer le pouvoir est souvent synonyme de sacrifice, de solitude, d'incompréhension, voire de danger de mort. Être dirigeant, c’est affronter toutes les formes de paradoxes et de contradictions, à la fois les attentes du peuple, les pressions internationales, les tensions partisanes, la perversion et la trahison souvent inévitable dans ses propres rangs, tout en gérant ses propres limites humaines.
De la somme des expériences et des témoignages, renforcés par des lectures et des observations croisées nait la présente réflexion sur fond de regard, qui propose une exploration de cette souffrance à travers les différents champs des sciences sociales dans lesquels j’ai eu la chance de m’initier durant plus de deux décennies entre la formation, la production et la recherche continue sur le plan culturel, politique et diplomatique.
La sociologie politique entre le silence et la souffrance ?
Derrière les murs du pouvoir, autant que dans l’observation du calendrier associé à chaque mandat obtenu par les votes, la force ou à partir des négociations, quel homme ou femme d’Etat ne se questionne pas sur son avenir politique et son devenir dans la société ? Quels sont les amis et les collaborateurs qui vont rester jusqu’au bout ? Qui sont les proches qui seront là pour le soutenir dans les temps sombres et à l’ombre des privilèges et des honneurs officiels ?
Du poids de la représentation sociale du pouvoir face à l’horloge de la dynamique politique. Comment l’analyse du décor de la sociologie politique au dernier trimestre de 1985 avait-elle permis au puissant régime des Duvalier d’anticiper les souffrances des milliers de “Tontons Macoutes”, durant la journée du 7 février et les semaines qui suivaient ? Le silence de ces morts, autant que le silence des familles du pouvoir déchu ne permettent pas de réparer les souffrances imposées par les violences et la vengeance populaire de cette ère.
L’anthropologie du pouvoir en Haïti est sacralisée ?
Dessalines, le père fondateur de la nation, ne dira pas le contraire. Sa triste fin confirme bien la somme des drames qui suivront depuis plus de deux siècles. Le pouvoir en Haïti n’est pas linéaire. A l’image de certains dessins de Vèvè les plus complexes, plusieurs points d’intersections rendent la trajectoire et les choix les plus déterminants du dirigeant souvent plus difficiles.
De la sacralité à une forme de malédiction persistante, le pouvoir se traduit dans une forme d’héritage mystico-politique, ou même les dirigeants plus catholiques comme l’ancien prêtre-président JBA, sont perçus comme des protégés ou des maudits, entre deux coups d’état et bien avant de nombreux attentats. Ce qui nous autorise à nous questionner sur le rôle des sociétés secrètes et des services secrets, des pressions spirituelles et des pressions sociales, des pratiques ésotériques et la pratique démocratique ?
A travers la psychologie sociale, le pouvoir comme rival ?
Diriger seul autant avec tous les autres partis autour est loin d’être un cadeau. Au fond de sa pensée le dirigeant sera toujours seul face à l’histoire et les démons qui entretiennent l’équilibre du pouvoir. La solitude du pouvoir, la perte de repères, l’illusion de puissance, et le stress chronique mènent souvent à des décisions qui accélèrent souvent la chute. Entre Namphy et Manigat le boomerang s’illustre si bien !
Des larmes souvent peu visibles, la majorité des dirigeants au pouvoir en Haïti font semblant d’être heureux, mais au fond d’eux, ils sont pris pratiquement en sandwich entre l’isolement émotionnel et la dissonance cognitive. Si seulement tous ceux et celles, qui se trouvent actuellement sur les bancs, qui attendent leur tour, ou le retour de leur proche au pouvoir, savaient comment la peur et l’angoisse, jusqu’à l’insomnie minaient le bien-être de tous les dirigeants conscients, que le pouvoir est éphémère, et des revers qui les attendent à la sortie.
Au cimetière de l’histoire politique : les fantômes des régimes ne dorment jamais ?
Des fantômes du passé politique des différents régimes politiques qui se sont succédés, continuent de traverser les avenues et les salles de rencontres où se prennent les plus grandes décisions. Parmi ces victimes bien vivantes dans la mémoire collective, sont nombreux les avocats, les écoliers, les professeurs, les femmes vulnérables, et des notables qui réclament justice, entre maître Yves Volel, Roseline Vaval, Antoinette Duclair, Montferrier Dorval et tous les autres.
Duvalier, Aristide, Préval, Martelly, Moïse et tous les autres dirigeants provisoires qui ont servi le pouvoir, se sont pratiquement retrouvés d’une manière ou d’une autre à vivre forme d’exil à leur manière. Tout en prenant la forme de “Bawon”, les plus fidèles partisans et alliés survivants viennent souvent se recueillir pendant que leurs proches assassinés attendent encore justice.
Qui de l’économie politique pour sortir le pays dans une telle situation critique ?
Des attentes souvent irréalistes et des moyens dérisoires qui ne font pas le poids dans la balance. Gouverner sans ressources, avec des dettes, sous pression des bailleurs et d’autres exigences pas toujours connues du grand public, et discuter dans les médias pour des raisons d’état, tel est le mythe du développement rapide que bon nombre des Haïtiens attendent de la part des dirigeants après les cent premiers jours de l’installation. Illusion d’état !
Des choix économiques souvent ou tout simplement imposés de l’extérieur, malgré la bonne volonté des dirigeants les plus conscients comme les plus intelligents. Système, tu me tiens par la gorge, tels sont les cris silencieux qui accompagnent la majorité des protocoles signés, présentés et exécutés sous le poids des menaces et sanctions. Quel dirigeant en toute conscience, qui ne souhaiterait pas faire la différence et inscrire son nom en lettre d’or dans l’histoire ?
Haïti entre l’enclume de la vengeance géopolitique de ses voisins bienveillants ?
Depuis un certain temps, dans les médias et sur les médias sociaux, il n’est plus un secret pour la majorité des Haïtiens conscients qu’Haïti est un État sous influence externe. Il suffit de transposer la réalité d’Haïti dans un village où chaque pays représente une famille évoluant dans une maison ou un appartement pour comprendre les relations d’influence, d’ingérence, de dépendance, et d’insolence.
Dignité devient ainsi juste une vitrine, ou une maison sans porte, à travers laquelle tous les voisins autour s’invitent pour nourrir les enfants et s’infiltrent sous les draps des parents légitimes au grand jour, pour partager l’intimité de ces derniers en toute autorité. La fragilité du pouvoir haïtien face aux puissances étrangères, aux ONG, et au "pays invisible" ne se cache plus. Pour survivre face à ces opposants connus et ses adversaires inconnus, chaque dirigeant est contraint de résister en silence. Porte le titre ou profite du poste avec souffrance, en souhaitant à ses successeurs bonne chance !
Quand la communication politique cache les souffrances des dirigeants ?
Devant le peuple, comme des parents sans moyens pour satisfaire leurs enfants, tout dirigeant responsable même non respectable est obligé à se tenir grand. Même devant le mur de l’exécution ou la table de la honte. Les mêmes souvent qui critiquent feraient parfois pires, dans des situations moins critiques. Martelly disait : “Lèw prezidan wa konpran !”.
Dire la vérité à qui ne mènera pas à la gloire, encore moins quand les déboires politiques s’accumulent au rythme accéléré de la souffrance de fin de règne. Chaque parole publique se traduit souvent comme une nouvelle goutte d’eau susceptible de tout renverser. A l’inverse, le silence même dans la honte, devient une corde déjà passée au cou, sur une chaise instable.
Être dirigeant en Haïti, c’est incarner l’espérance ou la trahison ?
Droit et éthique publique, quel professionnel de la communication politique en temps de crise, ne reconnaît pas toutes les difficultés rencontrées pour gouverner avec légitimité dans un pays comme Haïti. De la crise de confiance, en passant par les accusations systématiques de corruption qui ne se justifient pas toutes, et les difficultés en cascade rencontrées pour faire appliquer la loi, ce sont autant de passifs qui activent les engrenages de la souffrance masquée des politiques qui prétendaient réécrire l’histoire avec grand H : Honte, Honneur, Haïti !
Dans tous les cas de figure, la souffrance des hommes et femmes politiques haïtiens ne justifie pas l’échec, mais elle doit juste nous aider à comprendre pour mieux expliquer certains ressorts humains. Le défi du pouvoir en Haïti est moins de le conquérir que de le porter avec dignité, dans un contexte d’exigence, de suspicion, et de fragilité institutionnelle. Il est temps d’humaniser la fonction politique sans la déresponsabiliser. En dehors des multiples privilèges associés aux plus importantes fonctions politiques, à quoi sert de chercher à avoir le pouvoir par tous les moyens, si on n'est pas en mesure de surmonter ces souffrances incontournables, pour réinventer l’espoir et l’avenir pour les familles actuelles et les prochaines générations ?
Dominique Domerçant
