Plusieurs sources crédibles de production de statistiques estiment à des centaines de milliards de dollars les revenus annuels générés par le marché florissant de l’outsourcing. Selon Grand View Research, les échanges économiques dans le domaine de la sous-traitance internationale avaient déjà atteint la barre de 500 milliards de dollars en 2023. En s’appuyant sur les tendances observées ces dernières années, les analystes s’accordent sur des prévisions de revenus de l’industrie de l’outsourcing qui pourraient franchir le niveau du trillion de dollars par an à l’horizon 2030. La majorité des entreprises licornes – celles dont la valorisation dépasse un milliard de dollars – maintiennent leur compétitivité dans l’arène économique mondiale en déléguant à des prestataires basés à l’étranger des fonctions clés telles que le développement logiciel, le stockage, le traitement de données, la surveillance et le support à la clientèle. Ainsi, par le biais de politiques publiques modernes qui intègrent des mécanismes incitatifs aux investissements étrangers d’envergure, un ensemble de pays incluant l’Inde, l’Indonésie et les Philippines ont réussi à réduire significativement la pauvreté et le chômage chez eux. Ces sociétés émergentes ont intelligemment saisi les opportunités offertes par l’outsourcing, notamment en y privilégiant des approches d’innovations frugales.
Comment Haïti peut-elle mieux s’intégrer dans ce domaine lucratif qui pourrait améliorer ses indicateurs d’emplois tout en la propulsant à plus long terme sur la voie du développement ? Une réponse pragmatique à cette question ne nécessite pas d’être hautement créatif ou de chercher à réinventer la roue. Pour amorcer un virage vers l’expansion de l’outsourcing en Haïti, il suffit de répliquer et adapter efficacement les pratiques des économies émergentes qui ont connu des succès époustouflants dans ladite industrie. L’expérience de certaines firmes haïtiennes, notamment le Transversal[1], pourrait inspirer à renforcer un ancrage entrepreneurial dans le secteur, particulièrement dans la fourniture des services technologiques.
Dans le contexte d’Haïti, l’outsourcing est souvent perçu sous un angle péjoratif où il est assimilé à une forme de production précaire, faiblement rémunérée et dénuée de perspectives de mobilité socioprofessionnelle. Ce modèle restrictif a été renforcé à travers la loi HOPE, en vigueur depuis 2006, qui stimule les activités de la sous-traitance principalement dans le secteur du textile. Reposant sur des matières premières importées de l’étranger, cette coopération économique à tarif préférentiel qui facilite l’accès au marché américain ne favorise pas l’économie haïtienne de manière soutenable. La sous-traitance dans le secteur du textile participe à l’amélioration de la balance commerciale à travers son importance relative dans les exportations, plus précisément des réexportations. Cependant, elle ne garantit aucun transfert technologique ni un effet de levier pour promouvoir une bonne intégration économique locale. Par ailleurs, même si une main d’œuvre à bon marché constitue un facteur d’attractivité majeur pour la délocalisation des multinationales, un niveau de rémunération décent serait quand même requis pour contribuer à sortir les employés du cercle vicieux de la pauvreté.
Le triste constat est qu’en Haïti, l’industrie de la sous-traitance y apporte une faible valeur ajoutée et est entretenue par des salaires de misère et des conditions de travail très précaires. Certains observateurs alertent sur une forme d’exploitation moderne. En conséquence, le mode d’outsourcing qui prévaut au pays n’insuffle pas les effets multiplicateurs de cette dynamique du travail moderne qui sait galvaniser l’émergence économique. Au lieu donc de se plaindre du non-renouvellement de la loi HOPE/HELP qui ne catalyse pas des emplois qualitatifs, Haïti devrait capitaliser sur de nouvelles perspectives technologiques afin de mieux se tirer d’affaires du marché de l’outsourcing. À travers un cadre compétitif soutenu par des compétences spécifiques et des politiques d’encadrement à des entreprises innovantes, le pays pourrait nourrir l’ambition de construire des pôles d'émergence capables d’offrir des services technologiques à des multinationales du Nord.
Enjeux de l’outsourcing
L’outsourcing réfère à une stratégie des affaires qui consiste à déléguer un ensemble d’activités - informatique, comptabilité, service client, logistique, etc. - à un prestataire externe, fort souvent localisé à l’étranger. Selon l’entreprise multinationale Deloitte, cette vision du marché du travail motivée par l’analyse avantages-coûts est amplement adoptée par les méga-sociétés de la technopole nord-américaine. Par exemple, les GAFAM – Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft – ont massivement recours à la sous-traitance internationale pour une part importante de leurs services et projets technologiques. L’essor fulgurant du numérique s’accompagne d’une demande massive de stockage et de traitement de données en provenance de ces géants du cloud qui procurent d’immenses opportunités d’emplois à travers le globe. Plusieurs économies de l’Asie et de l’Europe ont su capter les besoins de ces multinationales qui, dans la poursuite de maximiser leurs profits, développent des partenariats ou s’installent à d’autres espaces géographiques plus attractifs.
Par la vertu de la loi de l’offre et de la demande, les entreprises sous-traitantes ont adopté des stratégies efficaces pour assurer des services aux sociétés des pays industrialisés. Les pays en développement pourraient calquer de telles pratiques afin de mieux se positionner aussi dans cette industrie. Les demandes de services externalisés incluent entre autres la gestion des plateformes numériques, la sécurité des réseaux, la maintenance des systèmes et le support technique. Elles émanent des secteurs bancaire, médical, commercial et de l'administration publique. Toutes ces filières étant en quête de solutions innovantes pour accroître leur productivité et leur créativité, elles sollicitent des expertises à la pointe de la technologie tout en visant à minimiser leurs coûts. Dès lors, l’industrie de l’outsourcing offre une panoplie de contrats qui profitent bien à un ensemble d’entreprises localisées dans les pays émergents. Celles-ci se renforcent des capacités techniques essentielles en développant des compétences et des cadres logistiques adaptés pour satisfaire les besoins des grandes sociétés du Nord.
Bien que l’on reconnaisse le déploiement limité de l’outsourcing dans la région caribéenne, les cas de la Jamaïque et de Trinidad et Tobago confirment que ce modèle du marché du travail tient ses promesses de contribuer au développement et à la création d’emplois décents au sein de pays aux caractéristiques similaires à Haïti. Graduellement, la Jamaïque se taille une place sur l’échiquier de l’industrie de l’outsourcing en s’appuyant sur des incitations institutionnelles, des réseaux de networking, sa position géographique stratégique et la maîtrise de l’anglais. Puisqu’Haïti détient un pool de ressources humaines qualifiées au niveau local et au sein de sa diaspora, elle pourrait également y rafler d’énormes contrats en accordant une attention soutenue à l’aspect technologique de ce secteur en expansion.
De la manufacture à l’innovation frugale
Depuis des décennies, bien avant la forte expansion de la technologie, des entreprises automobiles à l’instar de Toyota, Ford et des multinationales du textile et de l’habillement telles que H&M et Nike figuraient déjà parmi les gourmandes de la force de travail destinée à l’outsourcing. À travers une partie de production sous-traitée qui inclue des activités de confection et d’assemblage, certains pays avaient ramené des emplois chez eux par leurs offres de salaires compétitifs. Dans le secteur du textile par exemple, les inputs de ces pays sous-traitants sont reflétés dans l’étiquette des t-shirts des grandes compagnies de vêtements. Les labels « Made in China », « Made in Vietnam » et « Made in Bangladesh » en sont des indications. Cependant, depuis l’émergence rapide de l’Internet à la fin de la décennie 1990, la configuration de l’outsourcing a profondément changé. Par le biais des techniques de visioconférence et des plateformes collaboratives, le travail à distance a pris une sérieuse ampleur, augmentant les contrats de services externalisés.
En fournissant des services à forte valeur ajoutée, les nouveaux entrants ont significativement ajouté aux chiffres d’affaires déjà gonflés du secteur manufacturier dominé par des multinationales qui sollicitent la transformation de matières premières en produits finis via des procédés industriels. Cette ère de l’expansion des ordinateurs, des smartphones et des réseaux sociaux - qualifiée de révolution numérique - a transformé les modèles économiques, sociaux et culturels. En particulier, la forte intensité technologique, intégrée dans les échanges depuis le début du millénaire, a favorisé l’entrée de nouveaux acteurs et de nouvelles formes de délocalisation des produits intangibles dans le secteur de l’outsourcing technologique (ITO). On assiste de plus en plus à un développement massif du Knowledge Process Outsourcing (KPO), incluant des domaines comme l’analyse de données, la programmation informatique, l’ingénierie logicielle, la cybersécurité et l’intelligence artificielle. Un ensemble d’entreprises asiatiques et européennes se rivalisent dans ce nouveau champ constamment en évolution.
Cette nouvelle période dite des avancées technologiques a inauguré l’ère de la montée fulgurante des transactions sur le marché de l’externalisation des services, due particulièrement aux approches des innovations frugales. Celles-ci se traduisent en des solutions innovantes simples, peu coûteuses, mais efficaces, conçues pour répondre aux besoins essentiels des populations au bas de la pyramide économique (Mukerjee, 2012 ; Darouichi et al., 2019 ; Koerich & Cancellier, 2020). Dans un monde globalisé où l’efficacité, la flexibilité et la réduction des coûts sont devenues des impératifs économiques, les innovations frugales sont au cœur de l’industrie de l’outsourcing technologique. L’Inde est reconnue comme le pionnier dans la formalisation et la diffusion de l’innovation frugale. Plusieurs autres pays tels que le Kenya, l’Afrique du Sud, le Brésil et le Bangladesh en ont emboité le pas. D’autres acteurs majeurs dont la Chine et le Brésil sont également très proactifs dans ce mode de production qui optimise le rapport entre le coût et le rendement. Ces économies ayant emprunté le sentier de l’industrialisation y créent des produits abordables afin de mieux répondre aux besoins des consommateurs des pays émergents dont la part de marché mondiale augmente sans cesse.
Dotée d’une population jeune, la plus nombreuse au monde, l’Inde exploite pleinement le potentiel de l’outsourcing afin de faire face à ses défis socio-économiques structurels. Cette stratégie, qui absorbe une partie importante de sa main-d’œuvre et stimule la création d’emplois qualifiés, a généré des retombées concrètes en matière de bien-être social et de réduction de la pauvreté. À un moment, l’écosystème numérique du Bengalore, au sud de l’Inde, a constitué un véritable épicentre des investissements d’envergure des GAFAM. Il s’avère que l’innovation frugale apporte une réponse convaincante au souci malthusien du siècle préindustriel d’un déséquilibre patent entre la croissance exponentielle des populations au regard des ressources disponibles. Cette méthode de production pourrait s’ériger comme une planche de salut pour les pays en voie de développement, notamment pour Haïti qui ne devrait plus se contenter de la sous-traitance dans la confection.
Par exemple, Haïti pourrait développer des stratégies efficaces en investissant dans une formation universitaire et professionnelle adaptée aux nouvelles contraintes de l’ère de l’Intelligence Artificielle. Des incitations pourraient être accordées aux écoles professionnelles existantes pour assurer la formation dans certaines filières technologiques porteuses. À plus long terme, les techniques de maîtrise des outils numériques pourront être intégrées dans les curricula, aux différentes échelles académiques. Haïti possède les atouts pour asseoir dans la région un système entrepreneurial solide basé sur les innovations frugales. Il suffit d’une vision stratégique qui encouragerait un mariage harmonieux entre l’État, les entrepreneurs, la diaspora et l’Université.
Conclusion
Il ressort que les jeunes travailleurs soient en général flexibles, enthousiastes et familiers avec les nouvelles technologies. C’est par exemple l’un des avantages compétitifs des Philippines, pays le plus compétitif dans le BPO, dont la moitié de la population est âgée de moins de 26 ans. Pourtant, en dépit de sa jeunesse démographique (un âge médian de 24 ans selon l’IHSI) combinée des avantages de proximité géographique et culturelle notamment avec les États-Unis, Haïti ne tire pas profit des opportunités de l’outsourcing. Les cas des Philippines et de l’Inde témoignent que la jeunesse démographique couplée d’une formation adéquate représente un avantage indéniable pour les pays qui aspirent à se rendre compétitif dans l’industrie de l’outsourcing. Le riche vivier de jeunes dynamiques, aptes à maîtriser les outils technologiques et les langues étrangères est un avantage immense sur lequel le pays doit compter. Dans la rhétorique d’une gouvernance axée sur le développement soutenable, il faudrait envisager de faire du pays une destination francophone et anglophone privilégiée garnie de personnels formés pour garantir des services de haute qualité aux multinationales.
En se positionnant de manière stratégique sur le marché de l’outsourcing pour remporter des appels d’offres internationaux, Haïti aurait pu contribuer à sortir de cette spirale d’un chômage chronique qui aggrave la misère, les tensions sociales, la criminalité et la fuite massive du capital humain. En plus de servir de catalyseur pour stimuler la création d’emplois décents au profit d’un bon nombre de professionnels qualifiés, l’outsourcing technologique pourrait soutenir de manière significative le développement économique du pays. À l’image des économies émergentes de l’Asie, de certains pays d’Afrique et de la Caraïbe, Haïti pourrait faire le choix stratégique de marquer sa présence dans ce secteur en misant sur ses avantages comparatifs. Du coup, le pays aurait augmenté substantiellement son niveau de production et élargi son assiette fiscale.
Une entrée prometteuse dans l’industrie de l’outsourcing technologique requiert la définition d’une politique économique articulée autour de plusieurs axes stratégiques, particulièrement l’amélioration de l’écosystème entrepreneurial, la consolidation des réseaux de networking et le renforcement des compétences techniques et professionnelles. Ce dernier objectif pourrait être atteint par la mise en place de programmes de formation ciblés et de nouveaux programmes académiques adaptés aux besoins des multinationales en quête de services de qualité à moindre coût. L’Université - véritable carrefour du savoir, de la recherche et de l’innovation - serait appelée à y jouer un rôle de premier plan.
Carly Dollin
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Références
- Brewer, B., Ashenbaum, B., & Ogden, J. A. (2013). Connecting strategy‐linked outsourcing approaches and expected performance. International Journal of Physical Distribution & Logistics Management, 43(3), 176-204.
- Darouichi, O., Lamb, P., Rajan, S., & Badri, D. (2019). L’innovation frugale, la révolution silencieuse issue des pays émergents. Gestion, 44(1), 92-95.
- Grand View Research Business. IT Services Outsourcing Market Size, Share & Trends Analysis Report by Location (On-shore, Off-shore), By End Use (BFSI, Healthcare), By Service, By Enterprise Size, By Region, And Segment Forecasts, 2025 - 2030
- Hossain, M., Simula, H., & Halme, M. (2016). Can frugal go global? Diffusion patterns of frugal innovations. Technology in society, 46, 132-139.
- Koerich, G. V., & Cancellier, E. L. P. D. L. (2020). Frugal Innovation: origins, evolution and future perspectives. Cadernos EBAPE. BR, 17, 1079-1093.
- McIvor, R. (2000). A practical framework for understanding the outsourcing process. Supply Chain Management: an international journal, 5(1), 22-36.
- Mukerjee, K. (2012). Frugal innovation: the key to penetrating emerging markets. Ivey Business Journal, 76(4).
- Organization for Economic Cooperation (Ed.). (2015). OECD Science, Technology and Industry Scoreboard 2015: Innovation for growth and society. OECD Publishing.
[1] Transversal est une compagnie haïtienne spécialisée dans services BPO et ITO. Un prochain article sera entièrement consacré à ses riches expériences dans l’outsourcing.
