Une entrevue avec Gary Victor réalisée par Carlile Perrin
Carlile Perrin est journaliste, bloggeuse, lectrice pour découvrir et dire le monde, très impliquée dans la vie littéraire et culturelle haïtienne.
1-À l’angle des rues parallèles est vu par beaucoup comme un roman prophétique. Êtes-vous de cet avis ?
Quand j’ai pensé l’écriture de ce roman, je ne pensais pas à faire une œuvre d’anticipation politique et encore moins une œuvre prophétique. J’étais dans un état de ras-le-bol dans un pays qui perdait en accéléré ses repères. Début 2000, à Port-au-Prince déjà, on vivait une situation dangereuse avec un pouvoir voyou qui armait les jeunes désœuvrés dans les ghettos. Il y avait des relents d’apocalypse sociale dans l’air. Je me suis plongé dans cette ambiance, certainement halluciné par tout ce que je comprenais, je découvrais, je devinais. Plus de vingt ans plus tard quand je relis ce roman, je me rends compte qu’il est plus que jamais d’actualité. Nous ne sommes jamais sortis du chaos, de la folie. La scène finale de À l’angle des rues parallèles, devant le Palais national annonçait bien ce qu’on vit aujourd’hui.
2-Que retrouve-t-on à l’angle des rues parallèles ? Que symbolisent les miroirs aveugles, l’écriture qui s’inverse, les gens qui marchent à reculons ?
Pour trouver l’angle des rues parallèles, il faut sombrer dans la folie, tout inverser, construire une autre géométrie, une autre logique, ce qui ne peut aboutir qu’au chaos, qu’à la destruction surtout si ceux qui pensent pouvoir réaliser un tel exercice sont eux-mêmes des ignorants et des fous. Les miroirs aveugles dans le roman symbolisent notre impossibilité à voir la réalité, à la comprendre et si le miroir ne sert plus à rien, il devient aveugle. L’écriture qui s’inverse, les gens qui marchent à reculons symbolisent le triomphe du satanisme, le triomphe du mal. L’inversion, la perte totale des valeurs, ne peuvent mener qu’à l’apocalypse. C’est ce que décrit le roman.
3- Dans le roman, c’est Haïti dans son ensemble qui est représentée. Le secteur privé, la communauté internationale, les politiques, la masse populaire, la diaspora, la prostitution, la corruption, les croyances, l’intellectuel, comment êtes-vous parvenu à camper tout ce monde en 160 pages ?
Cela n’a pas été trop difficile quand on vit dans sa chair la désintégration de sa société, de son pays. Quand on voit ceux qu’on croyait sains d’esprit se faire porteurs des discours les plus nauséabonds, quand ceux qui devraient être l’exemple d'une nation ne montrent que le chemin des latrines, on est porté à la plus extrême violence dans son écriture. On a dit que À l’angle des rues parallèles est un roman subversif. C’est le contraire. C’est un roman contre une grande entreprise de subversion pour détruire notre communauté. C’est un roman contre un complot qui vise à kokoratiser notre espace national, à faire table rase de toutes nos vraies valeurs pour incruster partout la corruption, la délinquance, finalement le satanisme.
4- Le protagoniste tue, il est habité par une colère inqualifiable. Contre qui va sa colère ?
Au début, le protagoniste Éric est un petit fonctionnaire qui s’estime heureux dans sa petite vie. Mais mis à pied dans le cadre des programmes d’ajustement structurel, il va vouloir se venger en se donnant comme objectif d’abattre le ministre des finances. Sa colère sera une porte ouverte sur la compréhension d’une réalité sur laquelle il fermait les yeux.
5) Selon vous, le narrateur est-il un révolutionnaire ? Un justicier ? Quel est votre point de vue du personnage ?
Le narrateur n’est ni un révolutionnaire ni un justicier. C’est juste un nouvel homme avec une autre conscience activée par sa colère. Mais à travers son regard, le lecteur entre dans les méandres de la folie haïtienne, des mensonges mille fois répétés, de nos pratiques souvent suicidaires. La colère du personnage est je dirais pure, non souillée par aucun prérequis idéologique. C’est ce qui fait je pense son originalité et qui le rend sympathique malgré sa violence.
6) Comment vous est venue l’idée d’évoquer la thématique « de l’Élu ? Est-ce propre à Haïti ?
L’Élu dans le roman représente à la fois le mensonge de certaines pratiques démocratiques qui permettent de porter un fou au pouvoir par les urnes, et les dérives religieuses souvent nourries d’ignorance qui peuvent donner un pouvoir toujours malsain à un individu. On a donc l’Élu des dérives démocratiques et l’Élu des dérives religieuses. Ce n’est certainement pas propre à Haïti. Élu par les urnes on peut se croire l’élu de Dieu.
7) Vous avez parlé de transe mystico-révolutionnaire faisant allusion à la population haïtienne, êtes-vous convaincu que l’Haïtien est totalement responsable de ce qui lui arrive ?
Nous avons connu cette transe mystico-révolutionnaire avec le phénomène Aristide en 1990. On a eu aussi la transe délinquance-révolutionnaire avec Martelly. Est-ce que l’Haïtien est totalement responsable de ce qui lui arrive ? pas totalement mais en grande partie. Il ne faut pas se voiler la face en accusant les autres, l’étranger, les oligarques et que sais-je encore.
8) Quelle image se cache derrière l’invasion des mouches dans le texte ?
Quand je travaillais ces scènes, je pensais à une réplique d’un personnage de Frankétienne : M anvi wè mouch. Dans cette réplique du personnage, je voyais un ancrage dans l’ignorance, dans la crasse, dans des pratiques néfastes à notre communauté. Les mouches symbolisent peut-être l’armée des ténèbres en marche pour venir souiller et détruire la ville. Peut-être ces mouches annonçaient-ils les gangs.
9) Un ministre de l’Éducation Nationale qui abandonne une jeune femme, parce qu’elle aime la poésie, jeune femme qui se prostitue par la suite. Que représente pour vous ce personnage ?
Dans cette ambiance apocalyptique j’ai voulu travailler le personnage du ministre de l’Éducation nationale qui abandonne une jeune femme parce que celle-ci aime la poésie. Cela devait être tout le contraire. Mais nous savons tous que le système donne une prime à l’ignorance et à la corruption. C’est symboliquement pour moi l’inversion ultime même si nos ministres de l’Éducation nationale ont été souvent sur cette pente.
10) Qui est Dieu dans ce récit ?
Dieu dans le récit représente le seul phare dans cette nuit d’apocalypse. C’est lui seul qui peut arrêter l’inversion et c’est pour cela qu’il sera assassiné dans le roman, la bourrique qu’il monte, bourrique symbolisant les valeurs, capturée par les démons qui vont la dépouiller de toute sa positivité. Les lumières des yeux de l’animal éteintes sont remplacées par des misérables tètgridap.
11) Que signifie pour vous cet étrange personnage qu’est Le p’tit Saint Pierre ?
J’avais toujours été fasciné par ce qu’on racontait sur cette petite statue à Pétion-Ville. C’était pour moi le personnage parfait pour me permettre de hanter les rues de la ville pendant cette nuit d’apocalypse car voilà un saint qui n’a nullement les préoccupations d’un saint.
12) Quelle est la place du personnage de Mataro dans le roman ? Celle du fou dans le ravin et dans les égouts ?
Mataro, le ministre des finances que Éric veut dans un premier temps abattre car il l’accuse d’être responsable de sa mise à pied joue un grand rôle dans le roman car on découvrira qu’il est le seul à avoir été témoin avec son fils à la première observation sur un miroir. On a cette scène dès le début du roman, on ne sait pas encore que c’est Mataro, où il parle avec son fils qui est intrigué par un fou dans un ravin qui manipule un miroir.
13) La fin du roman est tout simplement apocalyptique. Roman prophétique. Approchons-nous de ce moment où y sommes-nous déjà ?
La fin du roman est en effet apocalyptique. Quand on voit les destructions causées par les gangs à Port-au-Prince, c’est une image d’apocalypse. Il y a du satanisme dans ce qui se passe actuellement. Approchons-nous de ce moment décrit par ce roman écrit il y a plus de vingt ans ou y sommes-nous déjà ? Le seul fait que nous nous posons cette question maintenant fait effectivement de À l’ange des rues parallèles, un roman prophétique.