Par Aldy Castor, MD
Un organe n’est pas un objet : c’est un tissu vivant
Dans l’imaginaire populaire, entretenu par le cinéma et parfois par la rumeur, un organe pourrait être prélevé, placé dans une glacière, transporté à travers frontières et routes défoncées, puis implanté tranquillement ailleurs, comme une pièce détachée.
La réalité médicale est tout autre. Un organe n’est pas une pièce détachée. C’est un tissu vivant, fragile, dépendant d’une circulation sanguine continue. Dès que cette circulation s’interrompt, le compte à rebours commence. Cette période critique porte un nom : le temps d’ischémie. En termes simples, c’est le laps de temps pendant lequel un organe peut survivre hors du corps avant d’être irréversiblement endommagé. Et ce temps est court. Très court.
Même conservé dans la glace, même baigné dans des solutions médicales spécialisées, ce délai ne se négocie pas. La biologie humaine n’obéit ni aux armes, ni à l’argent, ni à la magie.
Le facteur clé : le temps d’ischémie
Pour donner une idée concrète et accessible, sans jargon médical, dès que l’organe est retiré du corps :
• Le cœur et les poumons ne survivent que 4 à 6 heures.
• Le foie et le pancréas tiennent environ 12 à 18 heures.
• L’intestin est encore plus fragile.
• Seuls les reins résistent davantage, jusqu’à 24 à 36 heures.
Et voici un point fondamental, souvent ignoré : le chronomètre démarre au moment précis du prélèvement chirurgical. Pas à l’arrivée à l’hôpital. Pas à la frontière. Pas à l’aéroport. Autrement dit, un organe prélevé à 8 heures du matin à Port-au-Prince n’attend pas patiemment qu’un vol soit disponible le lendemain. A midi, à 2 heures de l’après-midi, à 6 heures du soir… la dégradation est déjà en cours. Passé un certain seuil, même le meilleur chirurgien du monde ne peut rien y faire. La science est parfois cruelle, mais elle est fidèle à ses lois.
Pourquoi les scénarios les plus répandus ne tiennent pas scientifiquement
Au cours de ma carrière, j’ai vu des équipes entières se mobiliser en urgence pour une transplantation programmée à la minute près. Chirurgiens, anesthésistes, infirmières, biologistes, transporteurs : tout est coordonné comme une opération militaire… sans fusils, mais avec des protocoles stricts. Un prélèvement d’organe transplantable exige :
• Un bloc opératoire parfaitement stérile,
• Des chirurgiens hautement spécialisés,
• Des solutions de conservation spécifiques, coûteuses et réglementées,
• Une logistique de transport immédiate,
• Et surtout, un receveur identifié, compatible et déjà préparé.
Posons donc la question franchement, sans détour : Un groupe armé, opérant dans la violence, sans hôpital fonctionnel, sans banque de sang, sans anesthésie sécurisée, peut-il “récolter” des organes transplantables ? La réponse scientifique est claire : non.
La violence brutale, les exécutions sommaires, les enlèvements prolongés, les déplacements chaotiques rendent biologiquement impossible toute transplantation d’organes vitaux comme le cœur, le foie ou les poumons. A moins d’imaginer un gang armé gérant simultanément un bloc opératoire certifié, un laboratoire de tests biologiques spécialisés, une chaîne de froid médicale et un avion ou un hélicoptère prêt au décollage ; ce qui, convenons-en, relève davantage du cinéma que de la réalité haïtienne.
Ce qui est théoriquement possible… mais extrêmement limité
Sur le plan strictement médical, seuls les reins présentent une résistance suffisante pour être transportés sur une période un peu plus longue. Mais même dans ce cas, les conditions sont extrêmement strictes. Il faudrait :
• Une extraction chirurgicale immédiate et maîtrisée,
• Du matériel médical spécialisé,
• Des solutions de conservation adéquates,
• Un accès rapide à une chaîne de transport internationale,
• Et une coordination préalable avec une équipe de transplantation à l’étranger.
Autrement dit, on ne parle pas de banditisme de rue, mais d’une criminalité médicale transnationale, extrêmement organisée, impliquant :
• Des professionnels de santé corrompus,
• Des complicités logistiques,
• Des documents falsifiés,
• Et des transactions financières traçables.
Un tel système laisse toujours des preuves. Il ne prospère pas dans le désordre absolu ; il s’appuie au contraire sur une organisation froide, méthodique et détectable.
Pourquoi ces rumeurs prennent-elles racine en Haïti ?
Il serait malhonnête et dangereux de balayer ces peurs d’un revers de main. En Haïti, les rumeurs naissent souvent là où :
• L’État est absent,
• La justice est lente,
• Les enquêtes sont incomplètes,
• Et les familles restent sans réponse.
Lorsqu’un corps est retrouvé sans explication claire, l’imagination comble le vide. Et parfois, l’imagination va plus vite que la vérité. La diaspora, dont je fais partie, ne peut rester spectatrice. Elle a ici une responsabilité particulière : non pas nier la souffrance de nos compatriotes, ni attiser la peur, mais aider à éclairer le débat avec rigueur, humilité et pédagogie. Dire ce que la science permet… et surtout ce qu’elle interdit.
Le danger du sensationnalisme
Diffuser des accusations non fondées peut sembler mobilisateur à court terme. Mais à moyen et long terme, cela :
• Affaiblit profondément le pays
• Mine la crédibilité de l’État
• Complique le travail des autorités judiciaires,
• Inquiète inutilement les partenaires internationaux,
• Décourage l’aide humanitaire,
• Et détourne l’attention des véritables urgences sécuritaires, sanitaires et sociales.
La peur peut alerter, mais elle ne protège pas une nation. La lucidité, oui.
Reperds essentiels - Ce qu’il faut retenir
 Tous les organes ne peuvent pas être transplantés après un prélèvement violent. La majorité deviennent inutilisables en quelques heures.
 Le temps d’ischémie est une limite biologique non négociable. Ni l’argent, ni les armes, ni la corruption ne la suppriment.
 Les transplantations exigent une logistique médicale complexe et traçable. Elles ne se font pas dans le chaos.
 Les rumeurs prospèrent là où l’information fiable manque. Mais elles peuvent faire plus de dégâts que la vérité.
 Combattre la violence exige des enquêtes sérieuses, pas des spéculations sensationnelles.
La science comme outil de souveraineté
Haïti traverse une crise majeure, peut-être l’une des plus graves de son histoire contemporaine. Dans ce contexte, nous avons plus que jamais besoin de décisions publiques, de discours politiques et de stratégies de sécurité fondés sur des réalités vérifiables, et non sur des récits spectaculaires.
Réintroduire la science dans le débat public ne signifie pas nier la violence que vivent nos concitoyens. Cela signifie refuser qu’elle soit aggravée par la désinformation, et rappeler que la connaissance, la rigueur et l’esprit critique font partie intégrante de notre souveraineté nationale.
Un appel mesuré, mais ferme
A nos dirigeants, responsables politiques, leaders communautaires et acteurs de la société civile :
Combattons le crime avec des enquêtes sérieuses. Combattons la peur avec des faits. Combattons les rumeurs avec de l’information.
Haïti a besoin de sécurité, certes, mais elle a tout autant besoin de vérité, de discernement et de responsabilité collective. La science ne résout pas tout. Mais sans elle, nous risquons de combattre des fantômes… pendant que les vrais problèmes continuent de prospérer.
Aldy Castor, MD
15 décembre 2025
