Eltéléus, Philippe et Bergson : Réflexions sur la mémoire, la télémédecine et la nature du temps Aquin 1890–2025 : un voyage philosophique

Eltéléus, Philippe et Bergson : Réflexions sur la mémoire, la télémédecine et la nature du temps  Aquin 1890–2025 : un voyage philosophique

Aquin en 1890 : la mer, les collines et Hyppolite au pouvoir

Revenons ensemble en 1890. Aquin, c’était une bourgade rustique, caressée par la mer des Caraïbes. Les pêcheurs tiraient leurs filets au petit matin, en silence, sous la lumière naissante du soleil. Les charrettes grinçaient sur la place du marché, lourdes de patates, de maïs ou de charbon de bois. Les femmes lavaient le linge dans la rivière de première passe de Brodequin, assise a même l’eau claire. Les enfants couraient pieds nus entre les cases de paille, insouciants, et les vieux, sous les grands amandiers, philosophaient sur la politique du jour en tirant sur leur pipe.

En 2025, Aquin n’a pas complètement changé. Les voiles des pêcheurs se sont mêlées aux petits moteurs hors-bord, mais l’attente de la marée au lever du soleil demeure la même. Les charrettes grinçantes ont cédé la place aux motos pétaradantes et aux pick-ups fatigués, mais le marché reste bruyant, grouillant, parfumé de mangues et de poissons frais. Les femmes ne vont plus toutes à la rivière, certaines utilisent les citernes ou les fontaines publiques, mais l’eau reste rare et chaque goutte est surveillée comme en 1890. Les enfants portent parfois un uniforme scolaire rapiécé ou un t-shirt publicitaire, mais leurs pieds nus continuent de battre la poussière des ruelles avec la même vivacité.

Et les rues ? Certaines se sont couvertes d’asphalte, noires et luisantes sous le soleil, témoignant de la modernité qui s’invite pas à pas. Mais à quelques pas de là, d’autres restent de terre battue, où la poussière s’élève à la moindre brise, rappelant que la ville oscille toujours entre hier et demain. Quant aux vieux, ils sont toujours là, fidèles aux amandiers, commentant avec ironie les affaires du pays.

Ainsi, Aquin en 2025 garde encore les traits d’Aquin en 1890 : une ville suspendue entre tradition et modernité, où la mer, la poussière, l’asphalte et la parole des anciens imposent leur rythme à la vie quotidienne.

Les leçons de l’Histoire

La véritable horloge, ce n’est pas le cadran suisse mais la nature : le soleil commande la sieste, la lune guide les pêcheurs, et la pluie décide du travail des champs.

A la tête de l’État, Florvil Hyppolite, moustache martiale et prestance de général, succède à un gouvernement provisoire, aussi bref que « ak pil tèt chaje » (chargé de problèmes), où le burlesque frôlait parfois la stratégie. Ce cabinet singulier réunissait Monpoint Jeune, Nord Alexis, St-Marc Dupuis, Anténor Firmin et Titus Pélissier. A Aquin, on en parle en haussant les épaules : « Twuiiippsssss, menm kout gouyad la : chak gouvènman pwovizwa ki monte soti pou pran pouvwa nèt. » (« Toujours la même musique : chaque gouvernement dit provisoire finit par durer longtemps ! »)

Eltéléus Castor, adolescent curieux, admire surtout Firmin, alors ministre des Finances et des Relations extérieures, qui avait su imposer rigueur et discipline dans l’administration publique. Pour lui, cet homme était la preuve qu’Haïti pouvait se gouverner avec dignité.

Je ne pus m’empêcher de sourire en pensant à 2025, où Haïti vit encore sous un gouvernement provisoire — pardon, un Comité Présidentiel de Transition (CPT) de neuf présidents tournants. Un Comité de Pilotage de la Conférence Nationale révise laborieusement la Constitution de 1987. A ces mots, Eltéléus éclata de rire : « pa gen anyen ki nouvo anba syèl ble Ayiti a ! Nou menm nou te genyen Antenor Firmin ki pou te mete lòd nan dezòd, ou nou menm kiyès nou genyen ? (Rien de neuf sous le soleil d’Haïti ! Nous, nous avions Firmin pour remettre de l’ordre. Et vous qu’avez-cous)  CARICOM ? » Il prononça le mot lentement, comme s’il mâchait une syllabe étrangère.

Le temps : invention humaine ou farce divine ?

Pour Eltéléus, le temps n’était pas celui des horloges, mais celui des saisons et des récoltes. Si je lui parle de satellites, d’algorithmes et de consultations médicales en ligne, il hausse les épaules : « Pitit mwen, ou fin fou nèt !» (Mon enfant, tu es complètement fou) !

Les philosophes aussi s’y perdent. Bergson disait qu’il y a deux temps différents : le temps de l’horloge, froid et mécanique, et le temps qu’on ressent en vivant, qui change selon nos émotions. Une heure à attendre une camionnette de transport public près du Parc Dupin Castor Fils paraît interminable, alors qu’une heure à danser dans un rara passe comme un éclair.

Imaginez la tête d’Eltéléus si je lui explique que dans mon Aquin de 2025, une paysanne peut consulter un médecin à Buenos Aires en dix minutes. Sa réplique sort du tac au tac : «  Ki moun ki janm wè doktè soti Buenos Aires antre nan lakou Aquin ? ». ( Qui a jamais vu un docteur de Buenos Aires entrer dans la cour d’Aquin ?)

« Toi, tu raccourcis la durée… mais tu rallonges la facture ! »

Les Grecs, bien avant Bergson, parlaient de chronos (le temps qui s’écoule) et de kairos - le bon moment, lè a boul – (le moment exact, celui qui ne se rate pas). Pour Eltéléus, le kairos, c’était la pluie qui tombait nan bon moman au bon moment pour sauver les semailles. Pour moi, en 2025, c’est la connexion Starlink qui arrive enfin lè a rive pik (au moment décisif) pour sauver un patient.

Relativité et paradoxes d’arrière-grand-père

Einstein n’avait pas encore bouleversé l’univers d’Eltéléus, mais moi, je pense à ce qu’il a montré au monde : le temps n’est pas absolu. Il dépend de la vitesse à laquelle on se déplace et de la force de gravité qui nous attire. Les savants parlent du paradoxe des jumeaux. Moi, je le traduis à ma manière, plus personnelle : « si je tue Eltéléus, est-ce que je peux encore exister pour le faire ? ».  Philippe jubile. Il adore ce genre de casse-tête.

Mais dans ma tête, l’image est plus simple, plus ancrée dans la vie réelle : deux chemins qui partent de la même place publique à Aquin. Sur le premier, Eltéléus survit, il découvre la télémédecine, il comprend qu’on peut soigner des gens à distance, même sans stéthoscope autour du cou. Sur l’autre chemin, il disparaît, et Aquin reste figée dans le passé, attendant encore le médecin qui descend de Cavaillon à cheval, avec sa mallette de cuir.

Eltéléus rit de bon cœur et ajoute : « Aldy, ou vle fè m kwè gen yon lòt mwen menm kap mache lòt bò rivyè a ? »  (« Aldy, tu veux me faire croire qu’il existe un autre moi qui marche de l’autre côté de la rivière ? »)

Trous noirs et mémoire universelle

Les physiciens contemporains affirment que même les trous noirs ne détruisent pas l’information : elle reste comme gravée à la surface de ce qu’ils appellent « l’horizon des événements ». Rien ne s’efface vraiment.

Alors j’imagine qu’un jour, dans un laboratoire futuriste, un étudiant découvrira les échos de mon improbable dialogue avec Eltéléus, inscrits dans les archives du cosmos :
« Granpapa, ou vle pran yon randevou sou entènèt ak doktè w ? » (« Grand-père, veux-tu prendre rendez-vous en ligne avec ton médecin ?
« Non, pitit, rele bòkò katye a pito ! » (« Non, petit, appelle plutôt le guérisseur du quartier ! »)

La flèche du temps et l’irréversibilité

Sir Arthur Eddington parlait de la flèche du temps : ce qui distingue le passé du futur, c’est l’impossibilité de revenir en arrière. Une tasse brisée ne se reconstitue pas d’elle-même. En Haïti, on pourrait dire : « Yon pichon kase, li pa ka tounen nouvo. » (« Une cruche cassée ne redevient jamais neuve. ») Et pourtant, on dirait parfois que l’Histoire haïtienne est une tasse qu’on casse et qu’on recolle sans cesse : toujours provisoire, jamais définitive.

La thermodynamique science qui étudie la chaleur et la transformation nous enseigne que le désordre augmente toujours. Mais les Aquinois savent transformer le désordre en ordre : une tempête détruit, mais on replante ; un cyclone ravage, mais on reconstruit.

Ainsi, Lavoisier rejoint la sagesse paysanne : rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme.

Temps circulaire et éternel retour

A Aquin, on vit encore au rythme des cycles. Le flux et le reflux de la mer scandent les journées, la pluie arrose puis s’évapore, les saisons s’alternent sans fin. Pour nos ancêtres, le temps n’était pas une flèche, mais une roue. Nietzsche parlait de l’« éternel retour » ; les paysans d’Aquin, eux, disaient simplement : « Aprè lapli, y ; aprè lorayj, solèy. » (« Après la pluie, le tonnerre ; après le tonnerre, le soleil. »)

Eltéléus voyait dans chaque cycle une promesse : ce qui revient n’est jamais identique, mais transformé. Sans le savoir, il anticipait déjà les débats modernes entre temps linéaire et temps circulaire.

Rien ne disparaît, tout se transforme

Eltéléus mourut en 1928. Ses atomes se dispersèrent dans la poussière des collines d’Aquin, dans l’eau salée de la mer, dans la mémoire de ses descendants. La physique rejoint la sagesse du paysan : la mort n’est pas une fin, mais une métamorphose. Ainsi, les atomes d’Eltéléus respirent encore dans l’air d’Aquin, dans le sel de la mer, dans les souvenirs qui nous habitent. Et peut-être est-ce cela, au fond, la véritable éternité.

Alors je réponds à Philippe : « Si je tuais mon arrière-grand-père, je n’existerais peut-être pas… mais mes atomes, eux, seraient encore là, à philosopher dans l’air d’Aquin. »

Philippe leva son verre et conclut, hilare : « A la santé d’Eltéléus ! Premier patient imaginaire de ta télémédecine assistée par l’intelligence artificielle ! »

Voilà donc un voyage temporel, c’est-à-dire à travers le temps, où l’histoire d’Haïti, la philosophie de Bergson et la science d’Einstein se mêlent au rire d’un vieil Aquinois, qui ne voyait dans le temps qu’un soleil, une pluie et une bonne sieste.

 

Aldy Castor, MD
Septembre 2025

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