« Toute révolution, si elle veut être profonde et durable, doit avoir pour objectif la rédemption des masses » (François Duvalier, 1966).
Mise en contexte
Il m'est venu à l'esprit d’effectuer une appréciation du texte percutant de Michel-Rolph Trouillot : « Les racines historiques de l’État duvaliérien » (1986). En mai 2022, je me suis plongé dans cette aventure heuristique, malgré que cette discussion avec l'auteur n'était pas facile. Un texte qui, faut bien l’avouer, ne nous laisse pas indifférent. Eu égard à cette discussion, c’est bien plus qu’une quête de savoir à embrasser, dès lors : c’est une vraie plongée dans une partie sombre, combien importante de notre histoire politique.
En Ayiti, quand on parle de Duvalier, on entre direct dans un terrain glissant. Tout le monde a son mot à dire : les uns crient au génie politique, d’autres dénoncent un règne de terreur. Bref, les opinions sont tranchées. Et c’est là que Trouillot débarque avec son style clair, sa rigueur et ses arguments qui font mouche. Il ne se contente pas de raconter, il déconstruit, il analyse, il fouille les entrailles du passé pour mieux comprendre le présent.
Et moi, dans cette aventure heuristique, je ne suis pas juste là pour faire du fruit-dòdòy. Non, je veux mettre mon grain de sel, mon sens critique, tout en restant honnête avec le texte et respectueux de l’auteur. C’est pourquoi je me suis cassé la tête à lire, relire, décortiquer ses idées pour ensuite les passer au crible de ma propre compréhension.
Ce travail, je le vois donc comme une discussion entre l’auteur et moi. Un face-à-face heuristique. Eu égard à cela, je présente d’abord les idées fortes de Trouillot, les bases historiques qu’il identifie comme ayant permis l’émergence de l’État duvaliérien. Ensuite, je mets le doigt sur les points où, franchement, je ne suis pas convaincu à fond. Car même si l’auteur est brillant, faut pas non plus tout gober les yeux fermés.
Dans un pays comme Ayiti, où le poids de l’histoire pèse encore lourdement sur les épaules du présent troublant de la violence armée, il est impossible de parler de l’État sans évoquer l’empreinte indélébile laissée par le régime duvaliérien. Or, comprendre ce régime ne consiste pas uniquement à raconter ses faits et gestes, mais surtout à questionner les conditions qui ont rendu sa montée possible. C’est justement ce à quoi s’attelle Michel-Rolph Trouillot dans son texte « Les racines historiques de l’État duvaliérien» (1986), où il tente de démonter pièce par pièce l’engrenage ayant permis l’émergence et la consolidation de ce pouvoir autoritaire.
Le problème qui se pose alors est que l'on pourrait se demander pertinemment, dans quelle mesure l’État duvaliérien est-il l’héritier d’une structure historique préexistante plutôt qu’un simple accident politique ? Dit autrement, est-ce que le duvaliérisme est né d’un contexte historique profond et enraciné, tout au moins, s’agit-il d’une réponse personnelle et opportuniste de Duvalier face aux crises de son temps ?
D'où l’enjeu de cette réflexion dépasse le simple cas de Duvalier. Ce faisant, il s’agit de comprendre les failles de nos pratiques politiques et les mécanismes qui rendent possible la résurgence de régimes autoritaires en Ayiti. Car si l’on ne comprend pas les racines, on risque de revivre les fruits pourris de notre passé (d'où la dégringolade de la criminalité des gangs armés en Ayiti depuis plus de trois ans, après l'assassinat d'un président en fonction, juillet 2021).
Je pars de l'hypothèse, assortie d'une logique compréhensive, que le régime duvaliérien, loin d’être une rupture radicale, serait plutôt l’expression aggravée de tendances déjà bien ancrées dans l’histoire de l’État ayitien — notamment une tradition autoritaire de ses devanciers ou prédécesseurs, un clivage profond entre élites et masses, et un usage stratégique du discours nationaliste, populisme.
A côté de cela, c’est à partir de cette lecture que je structure ce travail en deux temps : d’abord en exposant les idées principales développées par Trouillot sur les origines de ce régime, ensuite en examinant de manière critique certaines limites ou complaisances dans la façon dont ce régime est parfois justifié ou glorifié.
Présentation
Le choix de ce texte est d’une implication directe de la résultante de ma curiosité intuitive lors d'un cours de sociologie dispersé par le professeur Alain Jean à la Faculté des Sciences Humaines de l'Université d'État d'Haïti (FASCH/UEH) en novembre 2021. Malgré mon ambition vis-à-vis de celui-ci, elle introduit en moi bien d’éléments de controverses majeures. En ce sens qu’il me permet de cerner certains paramètres de nuances sur ce qu’est réellement le régime de Duvalier ; dans la mesure où il m’invite à rechercher les causes et à questionner les faits pouvant engluer ce régime affable dans une certaine mesure. En substance, quitte à faire remarquer le conseil de Virgile semble arriver aux oreilles sensibles de l’auteur, « heureux celui qui cherche les causes des problèmes ». Bien que ce soit un texte très volumineux, dense et flexible. Mais le lire et le relire m'a permis de synthétiser les files d’idées de l’auteur et en reproduire les miennes.
Eu égard à cela, j'ai parcouru les 8 chapitres du livre et y extrait les ustensiles, qui paraîtraient, à mon avis, fondamentaux à retenir. En revanche, il arrive que, sur certains points, je ne gobe pas comme une pilule certaines parties des idées de l’auteur comme avaler sans mâcher les dogmes de l’évangile christianisée. Dans la mesure où, plus généralement, certaines de ses approches méritent bien qu’on les passe sous l’œil conducteur d’un feu brûlant. Bref, celles-ci suscitent bien des débats. Et, sans doute, de forts débats! Ce qui demanderait de produire tout un paquebot, un amas d’approches sur les diverses considérations auxquelles fait l’auteur de la question. Mais, je vais tout droit vers le but. Dit autrement, apprécier le texte avec plus de concision et de précision.
Voilà pourquoi, pour répondre aux critères de la probité intellectuelle, je recours à d’autres auteurs ayant traité cette thématique. En conséquence, tout au long du corpus du texte, nous donnerons des références (auteur-date de publication avec page consultée pour les citations) ; la dernière partie de mon appréciation du texte de Michel Rolph Trouillot, est consacrée à une bibliographie sélective.
Introduction
Personne ne saurait, à bon droit, contester l’idée selon laquelle le régime des Duvalier ne relève guère d’un simple concours de circonstances. Et l’on n’aurait pas tort de le penser ainsi. Car l’histoire d’Ayiti semble s’être construite sur des fondations marquées par une dégénérescence cyclique, allant de crise en crise. À chaque gouvernement, une crise surgit sous diverses formes. À chaque prise de pouvoir, une instabilité chronique s’installe. Malgré maintes promesses de redressement, les aveux d’échec abondent. On n’en doute plus. Il devenait impératif de poser clairement ce problème et de revisiter l’histoire d’Ayiti avec un regard plus verticalisé, c’est-à-dire plus structurant, plus en profondeur.
Le plus affligeant reste que, si l’année 1803 fut marquée par l’éclatante victoire de l’armée indigène face aux troupes napoléoniennes, la période qui suivit – de l’indépendance en 1804 jusqu’au renversement de Boyer en 1843 – fut ponctuée de désillusions, de déchirements internes et de déceptions politiques. De surcroît, entre 1843 et 1915, l’État ayitien connut une succession de régimes instables, avant de subir une occupation militaire étrangère de 1915 à 1934, dont les séquelles politiques, économiques, sociales et culturelles continuent d’entraver notre trajectoire nationale. Le retrait des forces d’occupation n’a pas marqué, hélas, un tournant vers la stabilité. Les décennies postérieures n’ont fait qu'approfondir le gouffre.
En revanche, comprendre l’État ayitien implique donc d’en saisir les formes successives et la typologie de l’exercice du pouvoir. Ce faisant, il est indispensable de convoquer l’histoire, de remonter aux fondements mêmes de l’appareil étatique afin d’éclairer ses dysfonctionnements actuels. Le drame ayitien exige cette appropriation critique du passé. Il convient, ad substratum, de questionner les assises historiques de l’État afin d’évaluer, avec justesse, l’incapacité persistante de notre élite politique à inscrire le pays dans un horizon de stabilité et de progrès. Il serait illusoire, de ma part, de réduire mon analyse à des critères de spontanéité ou à une lecture événementielle.
Il importe également de prendre en compte tant les facteurs endogènes que les dynamiques exogènes. Car s’il est vrai que certains croient – ou feignent de croire – que le régime des Duvalier avait été instauré pour défendre les droits du paysannat ayitien, longtemps marginalisé et méprisé par une classe dominante élitiste. Eu égard à cela, cette implantation du régime duvaliérien relevait-elle réellement d’un enchaînement inévitable des turbulences politiques antérieures, ou le cas échéant, n’était-elle qu’une habile manœuvre de captation du pouvoir à des fins autoritaires ? Dit autrement, était-ce là une tentative sincère de reconfigurer notre histoire dans une perspective plus inclusive, ou tout simplement l’application d’une doctrine nationaliste (dans le sens du professeur Luné Roc Pierre Louis) à la recherche d’une identité noire, telle que les tenants du Duvaliérisme font l'assomption dans les écrits et les postures idéologiques du régime ?
Quitte à souligner en vue d’éclairer les enjeux contradictoires de mon approche, je m’attacherai d’abord à mettre en lumière, pas le sens de l’Aufchlerüng, les causes profondes de l’incapacité historique des régimes ayant précédé Duvalier, incapacité qui a pavé la voie à l’édification de son pouvoir. Dans un second temps, je m’interrogerai sur les limites de l’éloge que certains auteurs ou intellectuels continuent de faire de ce régime, en soulignant que celui-ci n’était en rien une fatalité historique ni le seul recours possible pour instaurer l’ordre social ou une gouvernance viable en Ayiti. Les racines du mal, à mon sens, s’enfoncent bien plus profondément dans le tissu historique, social et symbolique de l’État ayitien. Tel est, in fine, le point de réserve que je marque vis-à-vis de la double thèse de Michel-Rolph Trouillot.
- Condensée des idées de l’auteur
1.1. L’État ayitien en question : Une lecture diachronique des causes profondes de l’incapacité historique
Le texte de Trouillot se révèle tremblotant, grouillant, ouvert à la critique empirique, si l’on admet le double jeu des faits historiques dont il fait assomption. En contrepartie, avant tout jugement péremptoire, il convient de s’attarder sur la problématique des causes, bien avant toute analyse factuelle. Ce reproche, du reste, ne saurait lui être adressé. En revanche, il échafaude sa thèse selon une emphase résolument diachronique : « […] nous n’aurions qu’à espérer qu’un homme, une famille, une clique se présentent avec des qualités, la bonne volonté nécessaire pour nous faire le moindre mal […], ou de nous voir imposer des gouvernements, par tous les moyens (c’est moi qui l’ajoute) voleurs tout au long de notre histoire de peuple, ou bien il faut chercher les causes plus profondes à l’incapacité historique de l’État ayitien » (1) ; et que « l’État n’est pas une variable indépendante » (2).
Le nœud du problème ayitien réside, id est, dans la qualité de ses gouvernements. Ce faisant, comprendre pourquoi la société ayitienne persiste à produire de telles configurations gouvernementales devient alors un impératif de premier ordre. En cela, l’argument, lourd et solidement étayé, s’impose de lui-même, tant il est vrai, selon Trouillot, qu’aucun gouvernement ayitien avant 1957 n’a véritablement servi les intérêts de la Nation. À ce titre, les régimes des Duvalier se démarquent, dans leur logique propre, bien qu’ils partagent certains traits communs avec leurs prédécesseurs.
Par ailleurs, le paysannat ayitien — et l’on adoptera ici l’analyse de Mats Lundahl, citée par Trouillot (p. 20) — a été l’objet d’une exploitation systématique, tant sur le plan fiscal que sur d’autres formes plus insidieuses. En contrepartie, l’État, dans ce contexte, continue d’être traité comme une variable indépendante, alors même qu’il est tout sauf autonome des dynamiques sociales et économiques qui le fondent et dans les rapports diplomatiques développés avec l'Occident.
Toute attente lucide se verrait déçue, voire trahie. Car, plus les choses changent, plus elles demeurent fondamentalement identiques. Les formes de production du pouvoir, instaurées depuis Pétion jusqu’à Geffrard, n’étaient en vérité qu’un panier de fruits avariés ou pourris : un prolongement d’un ordre inégalitaire qui pond sans cesse des oeufs couvés de l'inégalité flagrante. L’administration Salomon (1879–1888) n’avait point échappé à cette malédiction : elle enfanta les mêmes démons et les mêmes mangeaisons — crises multiformes, instabilité chronique, rapports diplomatiques mi-haut mi-bas avec l'Occident. Et l’effraction de l’Occupation américaine (1915-1943) ne fit que enfoncer davantage le clou : les bottes de l’armée étrangère pesaient sur la nuque du paysan ayitien, tandis que les citadins regardaient ailleurs.
Plus tard, la fin du règne de Paul Eugène Magloire fut l’avant-goût du fracas à venir. La crise s’accentue : effondrement du prix du café sur le marché international, désenchantement généralisé. En 1956, l’opinion publique voyait en le principal adversaire de François Duvalier la probable résurgence du mulatrisme au pouvoir. Or, dès lors, dans l’imaginaire politique, qui dit mulâtre, dit òm savé, dit raciste. D’où la mobilisation : n ap kole zepòl jusqu’à la prise du pouvoir, intellectuels sans souliers ; on posera les problèmes après. Tel était le cri d’une politique au rabais, sans ancrage idéologique, sans parti, mais avec parti pris, à tout prix.
L’avenir, alors, s’annonçait obscur, pétri dans son propre obscurantisme, comme c’est encore le cas aujourd’hui. On entrait de plain-pied dans l’ère d’une analyse schématique des problèmes de classes à travers l’histoire d’Ayiti. Ce faisant, cette propension persistante des élites à se désolidariser des masses populaires. L’enseignement du dessalinisme, que Duvalier invoquait à l’envi, résonne ici avec force : « Toute révolution, si elle veut être profonde et durable, doit avoir pour objectif la rédemption des masses » (François Duvalier, 1966).
1.2. Faiblesse réservée des idées pro-Duvalier
Il faut changer la donne. À tout prix. Tel est le vœu d’un général en colère (Michel Soukar, 1987). Dans Le prix du Jean-Claudisme, deux éminents auteurs contemporains ayitiens ont livré une analyse que l’on pourrait qualifier de soukarienne, en ce sens que les problèmes d’ordre structurel et économique n’ont fait que s’aggraver ; c’était le massacre des castes, partout, sans distinction (Lyonel Trouillot et Pierre Buteau, 2013). On comprend dès lors qu’il s’agissait du prix du sang et de désordres légitimés depuis les hautes sphères de l’État ; un véritable scénario de la peur généralisée, de tous contre tous (Bernard Diederich, 2016).
Eu égard à cette discussion, c’était donc la mise en œuvre concrète des Éléments d’une doctrine (François Duvalier, 1966) ; habiter Ayiti, c’était désormais habiter L’Île de la peur (Bernard Diederich, 2015). Les origines historiques de l’État duvaliérien allaient bien au-delà de la simple émergence d’un régime : elles étaient ancrées dans le comportement de nos élites, depuis 1806 jusqu’aux portes du duvaliérisme, un comportement d’essence structurelle, profondément marqué par l’héritage colonial — un passé dont la mémoire, encore aujourd’hui, n’a jamais été véritablement exorcisée. Comme le martelait si souvent François Duvalier (dit Papa Doc), la racine du problème était d’abord un problème de classe. Or, en posant ce diagnostic dans son projet politique, il ne parvint jamais à le résoudre — ou, pis, l’aborda si maladroitement qu’il laissa le pays, à l’expiration de son mandat, au bord de l’abîme. Aujourd’hui encore, il gît au fond du gouffre. Car toute tyrannie ne fait que convoquer la peur et semer la crainte ou engendrer le déni des normes, l’arnachie.
Su tant est que cela, ce soit, peut-être, à la lumière de ces constats — oseras-je croire avec Trouillot — que François Duvalier puisa l’inspiration pour implanter son État. Il répondit aux conditions historiques d’un besoin pressant : celui de créer un État-nation (Dr Rony Gilot, 2011), et non d’errer dans les servitudes de la morale bourgeoise ou les compromissions de la bassesse politicienne (Carlo A. Desinor, 1987). Un fait marquant, à forte incidence sur l’avenir du pays, demeure son discours d’investiture du 22 octobre 1957 : « Mon gouvernement d’unité nationale sera un gouvernement de pondération qui viendra réconcilier la nation avec elle-même », déclarait-il solennellement (Généviève D. Auguste et al., 2018, p. 164). En revanche, les premières mesures qu’il adopta furent révélatrices : il ploya l’Armée d’Ayiti et la rangea dans sa poche, avant d’imposer au Parlement sa soumission sans condition. Le 2 mai 1958, il suspendit les droits et libertés constitutionnels (Généviève D. Auguste, op. cit., p. 168). Ce c'est que, le cas échéant, le professeur Luné Roc Pierre Louis appelle le bonapartisme et se trahit en ces termes comme xylolalie ou les formes pathologiques ou les avatars de la procédure de la souveraineté populaire dans son cours Communication et Éthique, (Luné Roc Pierre Louis, 2018, p. 11).
A cela, l’image presque mimétique que l’auteur donne dans sa Radiographie d’une dictature, à propos des Duvalier, n’est pas sans fondement. Il semblerait qu’il fût habité d’un esprit qui transcende l’humain. Alors que durant ce règne, le niveau de la dette nationale était encore peu criant (Gérard Pierre-Charles, 1973). En revanche, force est de constater que le pays n’a jamais su devenir un terreau économique fertile sous les regards embués d’un impérialisme jamais repenti, lesté qu’il était de son passé colonial. D’un point de vue macroéconomique, le permeté-je, il est manifeste que ce régime n’eut jamais la moindre conviction de vouloir écrire une page meilleure de notre histoire nationale. En témoignent, entre autres, les actes de rétorsion dirigés par François Duvalier contre les entreprises de Louis Déjoie à Thiotte. C’est peut-être dans ce sens qu’il faut entendre l’invitation du professeur Laënnec Hurbon à « comprendre Haïti » (Laennec Hurbon, 1987), à la lumière du comportement de ses hommes politiques face au pouvoir.
Conclusion
« Les racines historiques de l’État duvaliérien » demeure un plaidoyer visant à réconcilier l’État avec lui-même, dans ses articulations internes et ses projections externes, avec le paysannat considéré alors comme force vive de l’économie nationale — du moins, tel que le concevait l’auteur de Ti dife boule sou listwa Ayiti (1977). Et, de fait, cette entreprise progresse à pas de tortue.
Si tant est qu’un régime s’étalât sur près de vingt-neuf (29) années dans l’histoire mémorielle d’un peuple impose une interrogation de fond; ou du moins, quel en fut, au terme de cette longue traversée de gouvernance, le cryptogramme en matière de projet de société ? Le cas échéant, que reste-t-il de tangible sur les plans économique, infrastructurel, ou même structurel ? À mon sens, les diverses causes évoquées par le professeur Trouillot sont certes recevables, mais demeurent trop évasives. Il aurait fallu, ad substratum, identifier les ressorts les plus saillants de la doctrine duvaliérienne : primo, la volonté d’instituer une conscience nationale ayitienne, et secundo, l’obsession de s’agripper au pouvoir sans limite temporelle.
Il convient de souligner que ce régime autoritaire, dans l’indifférence — voire l’interférence du populisme et nationalisme — de puissances étrangères, n’a fait qu' instaurer un climat de crainte et de terreur, réduisant à néant le droit à l’expression publique. Or, l’essentiel aurait été d’asseoir la justice, non pas dans sa forme coercitive, mais dans sa capacité à garantir la vie, la dignité et la liberté de choix du citoyen et de la citoyenne
Il ne s’agissait pas d’imposer la peur comme mode de gouvernance, mais bien d’instaurer le respect mutuel la force de lois, et de promouvoir une intégration équitable de tous par tous. Car tout régime fondé sur la terreur, une fois effondré, ne peut engendrer qu’une dislocation brutale des castes et plonger le pays dans un désordre abyssal — tohu-bohu obscurantisme — dont Ayiti peine à se relever depuis plus de deux décennies (instabilité politique criante et la criminalité par la violence armée cristallisante des gangs).
C’est que seule la garantie effective du droit à la liberté de choix, soutenue par la souveraineté populaire (non pas dans le sens du populisme romantique, de la bullshitéité acerbe ou de l'abstraction populiste ou du moins du folklorisme médiatique, mais d'un front commun d'un État serviteur) et le partage équitable du bien commun, peut fonder une société juste. Une telle société ne saurait exister sans une justice forte, impartiale et souveraine, seule capable de donner tout son sens à ce noble idéal.
joseph.elmanoendara@student.ueh.edu.ht
Formation : Sciences Juridiques/FDSE, Communication sociale/Faculté des Sciences Humaines (FASCH), Masterant en Fondements philosophiques et sociologiques de l’Éducation/ Cesun Universidad, California, Mexico.
________________________________
Bibliographie sélective
Bernard DIEDERICH, L'Île de la peur : 1960, Port-au-Prince, Henri Deschamps, 2015, p. 246.
Bernard DIEDERICH, Le prix du sang, Port-au-Prince, (nouvelle édition) Henri Deschamps, 2016, p. 312.
Bernard DIEDERICH, Papa Doc et les Tontons Macoutes : la vérité sur Haïti, Port-au-Prince, Henri Deschamps, 1986.
Carlo, A. DESINOR, L’Affaire Jumelle, Port-au-Prince, Imprimerie II, 1987, p. 208.
Casimir JEAN, Théorie et définition de la culture opprimée, 1981.
François DUVALIER, Œuvres essentielles : Élément d’une doctrine, Tome I, Port-au-Prince, Presses nationales d’Haïti, 1966, p. 481.
Fouchard, JEAN, Les marrons de la liberté, Port-au-Prince, Henri Deschamps, 1972.
Georges-Pierre ANTONY, Préjugé de couleur à travers l’histoire d’Haïti, Port-au-Prince, Copyright, 2007, p. 304.
Géneviève D. AUGUSTE et al. Histoire d’Haïti, 1915-1986, Tom II, Port-au-Prince, Henri Deschamps, 2018, p. 287.
Gérard PIERRE-CHARLES, Radiographie d’une dictature : Haïti et Duvalier, Port-au-Prince, Nouvelles Optiques, 1973, p. 205.
Laënnec HURBON, Les barbares imaginaires, Port-au-Prince, Henri Deschamps, 1987.
Laënnec HURBON, Comprendre Haïti : Essai sur l’État, la nation, la culture, Paris, Karthala, 1987, 174p.
Morisset JEAN, Haïti délibérée, Québec, Mémoire d’encrier, 2011, 290p.
Lyonel TROUILLOT & Pierre BUTEAU, Le prix du Jean-claudisme : Arbitraire, parodie, désocialisation, Port-au-Prince, C3 éditions, 2013, p. 324.
Luné Roc PIERRE LOUIS, La constitution de 1987 est-elle un produit importé? Essai sur le folklorisme médiatique, Paris, L’harmattan, 2018.
Pierre BUTEAU, Rodney SAINT-ÉLOI et al. Refonder Haïti, Québec, Mémoire d’encrier, 2010, p. 398.
Rolph Trouillot MICHEL, Les racines historiques de l'État duvaliérien, Port-au-Prince, Henri Deschamps, 1986, p. 256.
Rolph Trouillot MICHEL, Ti dife boule sou listwa Ayiti, Port-au-Prince, Henri Deschamps, 1977/1989.
Soukar MICHEL, Un général parle : Entretien avec un chef d’état-major sous François Duvalier, Port-au-Prince, Imprimerie le Natal, 1987, p. 113.
Rony GILOT, Au gré de la mémoire : Jean-Claude Duvalier ou la chance galvaudée, Le Béréen, 2011, p. 324.
Sauveur, PIERRE ETIENNE, L’Énigme haïtienne : Échec de l’État moderne en Haïti, Québec, Mémoire d’encrier, 2007, p. 357.