Derrière la voix de Bélo, l'écho du refrain porté également par Dener Céide et Réginald Cange persiste et signe : “Par ri nan malè m…!”. Hélas !
Des émotions négatives, stériles et suicidaires, on en fabrique trop dans ce pays. Seule l'éducation pourra sauver les familles, les institutions, les villes et les communautés haïtiennes d’ici et d’ailleurs face à cette culture déshumanisante que représente la jalousie, la haine et la frustration. Il y a plus qu’une urgence pour éduquer les Haïtiens contre ces émotions négatives. Loin d'être un luxe moral : c’est une nécessité pour reconstruire un tissu social plus solide, tournée vers une vision commune de l’avenir.
Depuis plus de quarante ans bientôt (1986-2026), en de nombreuses occasions, des hommes, des femmes impliquant souvent leurs enfants s’investissent et observent dans un silence complice les pillages, le “Dechoukaj”, le “GNB”, les assassinats, les vols, les viols, les tortures, les incendies, les kidnapping et le “Bwa kale”.
Détruire, a été l'un des verbes les plus conjugués dans ce pays à tous les temps et dans tous les tons, ceci, de façon aveugle. Entre une revanche stérile et une vengeance suicidaire, les Haïtiens paraissent souvent plus solidaires. En dehors de la dignité la plus fragile et la moins réparable comme la vie, les biens privés et publics, de celles et ceux qui nous ressemblent le plus sont à détruire. Sous prétexte de se venger de ses anciens et actuels bourreaux, on en crée de nouveaux pour le futur. A travers le chaos social ou la chute de ses semblables, chacun en profite pour régler parallèlement des comptes, en ajoutant de nouvelles victimes sur la liste. Ici la fabrication de nouveaux frustrés, et la transformation de certains innocents en de nouveaux jaloux, haineux ou frustrés anticipe pratiquement la prochaine revanche sociale ou vengeance au sein de la même classe.
Devant l’absence systématique de justice et de réparation tant pour les parents victimes que pour les enfants traumatisés, les orphelins d'hier et de demain, dans une société cruelle, injuste et amnésique, à chaque crise ou crime, catastrophe ou conflit, il seront nombreux les Haïtiens qui chercheront par tous les moyens à se donner justice, par action et par omission, par le silence, par l'indifférence ou par un simple discours de revanche ou de vengeance.
Devant un si sombre tableau renforcé par les médias sociaux, il faudra reconnaître que la jalousie, la haine et la frustration ne sont pas seulement des émotions individuelles. Elles deviennent, lorsqu’elles s’installent dans une société, des forces destructrices qui minent la confiance, sabotent la coopération et empêchent tout progrès collectif. En Haïti, ces sentiments sont souvent amplifiés par l’histoire, les difficultés économiques, les institutions fragiles et un manque de modèles positifs.
Dans ma vie de façon générale, heureusement, je n’ai pas pratiquement de temps pour être jaloux de mes pairs, ni pour la haine des autres, encore moins pour me laisser dominer par des frustrations et des déceptions mêmes légitimes. En choisissant de pardonner, je dispose de plus de place à l'esprit et dans mon cœur, pour apprendre de nouvelles choses et pour jouir de la vie.
Dans un monde aussi vaste et avec tellement d'opportunités accessibles, grâce à l'humilité et la créativité, celle qui libère et construit des chemins inédits et invisibles, il est possible de transformer la haine en des émotions et des actions constructives, jusqu'à oublier, ignorer et s'écarter totalement de ses adversaires par la réussite individuelle et collective dans d’autres champs d'activités et de valorisation sociale. C’est à ce titre, que je m’autorise depuis plusieurs années, à promouvoir cet appel pour une éducation pratique et active combinant l’intelligence émotionnelle et l’intelligence collective chez les Haïtiens d’ici et d’ailleurs ?
Pourquoi développer une éducation contre la jalousie, la haine et la frustration?
De facon formelle et informelle, à travers le système éducatif, en passant par la famille, les médias traditionnels et les médias sociaux, les cercles religieux, les administrations, et les autres espaces publics et privés, de nombreux faits sociaux récents, servent de raisons profondes pour justifier une telle urgence sociale (anthropologie et intelligence collective) et sanitaire (psychologie et intelligence émotionnelle).
De telles émotions (la jalousie, la haine et la frustration) participent de façon active et silencieuse à détruire la cohésion sociale. Une société où chacun surveille la chute de l’autre ne peut pas avancer. La jalousie crée la méfiance, la haine crée la division, la frustration crée la violence. Sans cohésion, il n’y a ni développement, ni stabilité.
De telles émotions, foncièrement négatives, empêchent la réussite collective. Quand la réussite d’un compatriote est perçue comme une menace, personne n’ose entreprendre, innover ou se dépasser. La peur d’être critiqué ou saboté tue l’ambition. Ce qui fera l’affaire notamment des nuls, tout en encourageant le culte de la médiocrité.
Destruction silencieuse sur le plan mental et social. Ces trois émotions sont souvent le symptôme d’une estime de soi blessée. Ce qui doit nécessairement attirer l'attention de ceux qui critiquent ces jaloux, haineux ou frustrés. Nous sommes en droit de rappeler qu’une personne qui se sent diminuée, ignorée ou impuissante est plus susceptible de détester la réussite des autres.
De telles émotions servent ainsi à alimenter un cycle de violence symbolique au sein des familles, des quartiers et des communes. Ce qui se justifie certainement dans la crise et les violences actuelles dans le pays. Pendant longtemps, les moqueries, humiliations, rumeurs, dénigrement…entre l'école, la famille et les quartiers, parmi d’autres comportements banalisés, contribuaient à créer un climat toxique qui décourage les talents et détruit les relations.
Durant plusieurs générations, l’histoire et les institutions n’ont pas toujours valorisé la coopération dans la société haïtienne. En sachant qu’Haïti a hérité pendant longtemps d’un modèle de survie, pas d’un modèle de collaboration, il y a lieu d’investir dans une nouvelle forme d’éducation capable de servir de levier, pour inverser cette dynamique.
Comment et quelles sont les stratégies pour éduquer contre ces émotions destructrices ?
De la nécessité d’investir dans l’’éducation émotionnelle dès le plus jeune âge. Il faudra commencer par apprendre aux enfants à reconnaître leurs émotions, à les exprimer sainement et à comprendre celles des autres. Une telle approche pédagogique et constructive devrait prendre en compte des dimensions telles : la gestion de la frustration, l’empathie, la communication non violente, la valorisation de soi en vue d'établir la base d’une société apaisée.
De la nécessité de valoriser les modèles positifs. En effet, il faudra à tout prix mettre en avant les Haïtiens qui réussissent honnêtement, qui innovent, qui inspirent. Plus on montre que la réussite est possible, plus elle devient acceptable et enviable, et sans jalousie.
Dynamiser et promouvoir la culture de la collaboration pour mieux créer des espaces où les gens travaillent ensemble, telle doit être la finalité d’une telle stratégie dans une perspective d’esprit d'équipe, de partenariat et d’intelligence collective. Il est temps de valoriser de facon soutenue dans nos écoles les projets communautaires, les activités coopératives, les ateliers de création, les initiatives locales entre autres, pour mieux rappeler aux jeunes que, quand on construit ensemble, on cesse de se voir comme des adversaires.
Derrière ces activités constructives, ces interventions valorisantes, et ces initiatives intelligentes, il faudra inévitablement enseigner la pensée critique dans les médias et l'école. Plus d’un peuvent reconnaître que la jalousie et la haine prospèrent dans l’ignorance et les préjugés. A l’inverse, la pensée critique permet de questionner les rumeurs, comprendre les causes profondes des problèmes, éviter les réactions impulsives, tout en appréciant les différents aspects d’une action, d’une œuvre ou de son auteur. Une autre manière de voir et de faire, pour ne pas juger juste pour critiquer ou pour condamner. Ainsi, l’enseignement de la critique deviendra un outil de libération mentale.
Défendre la place de l’éducation civique permettra à tout prix de comprendre le rôle de chacun dans la société, les droits, les responsabilités, l’importance du respect mutuel. Une société qui connaît ses valeurs se protège mieux contre la haine. La promotion de l’estime de soi collective en renfort à ces actions, offrira la possibilité à tous les acteurs et les apprenants de comprendre plus que jamais, qu’Haïti a besoin d’un récit positif, d’une fierté reconstruite. Cela passe par la valorisation de l’histoire, la célébration des réussites locales, et la reconnaissance des talents. Une société qui se respecte produit des citoyens qui se respectent.
Drame collectif endémique ou catastrophe psychologique majeure persistante. Le reformatage des hommes et des femmes haïtiens devra passer par une stratégie nationale visant à éduquer pour guérir, guérir pour avancer, ensemble. En Haïti, dans la diaspora et dans les médias sociaux, il faut rappeler qu'éduquer les Haïtiens contre la jalousie, la haine et la frustration, ce n’est pas changer leur identité. C’est apprendre à libérer leur potentiel. C’est apprendre à montrer à chacun comment transformer une énergie négative en force constructive. C’est pouvoir créer une société où la réussite de l’un devient une inspiration pour tous. Et ce travail commence dans les écoles, dans les familles, dans les médias, dans les conversations quotidiennes, et dans la conscience de chacun.
De telles connaissances et compétences ne s’improvisent pas. On ne s’autoproclame pas éducateur, juste parce qu’on dispose d’un média avec des centaines et des milliers de personnes qui vous suivent, dans une société ou les tonneaux vides continuent de faire plus de bruit. Encore moins, il ne suffit pas d'écrire pour ou de prononcer les mots éducation ou formation pour se croire disposer les qualités pour transmettre et transformer son auditoire, public ou audience en des apprenants conscients et responsables. Cela s'apprend par la science classique, la sagesse populaire, la synergie des matières, par la manière de faire savoir, les différentes formes de savoirs. Il est encore temps pour agir contre ce culte suicidaire de la jalousie aveugle, de la haine inutile, et des frustrations stériles. Agir maintenant ou périr lentement.
Dominique Domerçant
