Evens Emmanuel
Introduction : Quand l'innovation technologique rencontre l'urgence climatique
Face à l'intensification des effets du changement climatique en Haïti, le secteur agricole se trouve à la croisée des chemins. Le haricot commun (Phaseolus vulgaris L.), le maïs (Zea mays) et le riz (Oryza sativa), piliers de l'alimentation haïtienne, subissent des pressions croissantes : maladies émergentes, stress thermique et hydrique, baisse de fertilité des sols. Dans ce contexte d'urgence, le projet AIPAGRI (Application de l'Intelligence artificielle pour transformer l'Agriculture haïtienne), financé par le Fonds BRH pour la Recherche et le Développement, propose une approche novatrice combinant deep learning et agriculture de précision pour révolutionner la gestion agricole nationale.
Une réponse scientifique à des défis multidimensionnels
Les recherches récentes démontrent que le changement climatique affecte différemment la production agricole selon les latitudes tropicales, avec des conséquences socio-économiques particulièrement graves pour les ménages agricoles des pays en développement (Sultan et al., 2015). En Haïti, les projections indiquent une baisse considérable des rendements des principales cultures à l'horizon 2025, due notamment à l'augmentation des températures extrêmes et à la mauvaise répartition des précipitations (Duvil et al., 2023).
Le département du Centre, zone d'implantation du projet AIPAGRI, illustre parfaitement ces vulnérabilités. Classé en zone rouge d'insécurité alimentaire en 2022, ce territoire combine paradoxalement des bassins agricoles fertiles comme Los Posos à Cerca-la-Source et une exposition extrême aux aléas climatiques. Cette situation justifie le développement urgent d'outils technologiques adaptés permettant aux agriculteurs de mieux anticiper et gérer les risques.
L'intelligence artificielle : Une technologie au service de la prévention
Le choix du deep learning comme fondement du projet AIPAGRI repose sur sa capacité exceptionnelle à décoder des motifs complexes dans de vastes ensembles de données. Contrairement aux méthodes conventionnelles nécessitant des règles explicites et une main-d'œuvre importante, le deep learning extrait de manière autonome des représentations hiérarchiques à partir de données brutes, offrant flexibilité et adaptabilité face à la complexité dynamique des écosystèmes agricoles.
La méthodologie adoptée s'articule en trois phases complémentaires. D'abord, une phase d'observation et de diagnostic établira une cartographie précise des exploitations agricoles et des contraintes phytosanitaires locales. Ensuite, la phase de recherche et développement mobilisera des technologies de pointe : drones hyperspectraux, caméras thermiques et réseaux neuronaux convolutionnels profonds (YOLO, MobileNet SSD, R-CNN) pour créer une base de données exhaustive d'images annotées. Enfin, la phase de test et vulgarisation déploiera l'application mobile KlinikAgwo, disponible en créole avec intégration d'un chatbot pour démocratiser l'accès à cette innovation.
KlinikAgwo : Une application mobile pensée pour les agriculteurs haïtiens
L'originalité du projet AIPAGRI réside dans son approche centrée sur l'utilisateur final. KlinikAgwo ne sera pas une simple application de diagnostic, mais un véritable assistant agricole numérique offrant plusieurs fonctionnalités essentielles : auto-détection des maladies par analyse d'images, suivi de la santé des cultures, prévisions météorologiques localisées, alertes climatiques via SMS, et conseils personnalisés en créole. Cette dernière caractéristique, trop souvent négligée dans les projets technologiques, garantit l'accessibilité et l'appropriation de l'outil par les communautés agricoles.
La plateforme AipagriNet complétera ce dispositif en assurant la vulgarisation médiatique d'informations sur l'agriculture, l'agroécologie, l'innovation et le changement climatique. Cette approche intégrée vise à créer un écosystème d'information et de formation continue pour tous les acteurs du secteur agricole.
Une collaboration institutionnelle au service de l'excellence scientifique
Le projet AIPAGRI s'inscrit dans une dynamique de recherche collaborative impliquant l'AgroUniQ Lab et l'Équipe de Recherche sur les Changements Climatiques (ERC2) de l'Université Quisqueya. L'AgroUniQ Lab, créé en septembre 2024, structure ses activités autour de cinq axes de recherche dont l'axe 4 « Agro-écologie, changement climatique et interactions des systèmes » constitue l'ancrage naturel du projet AIPAGRI.
Cette synergie institutionnelle permet de mobiliser des expertises diversifiées en écophysiologie végétale, systèmes d'information géographique, modélisation climatique et socio-économie agricole. Le partenariat avec l'ERC2, rattachée à l'École doctorale « Société et Environnement », assure l'ancrage du projet dans les réseaux scientifiques internationaux, notamment le LMI CARIBACT de l’IRD.
Des résultats attendus porteurs de transformation
Les impacts attendus du projet AIPAGRI dépassent largement la simple innovation technologique. Sur le plan agronomique, la détection précoce des maladies et la gestion optimisée des stress abiotiques devraient réduire substantiellement les pertes de récoltes tout en augmentant la production et la productivité par hectare. Ces gains quantitatifs s'accompagneront d'améliorations qualitatives comme le: renforcement de la résilience climatique des agriculteurs, l’amélioration de leur compréhension au regard de la santé des cultures, et la contribution significative à la sécurité alimentaire nationale.
Sur le plan scientifique, le projet créera une base de données phytopathologiques inédite pour Haïti, comblant une lacune critique dans les connaissances agronomiques nationales. Cette base constituera une ressource précieuse pour les chercheurs, étudiants et décideurs politiques, favorisant l'émergence d'une agriculture basée sur les données et les évidences scientifiques.
Conclusion : Vers une agriculture haïtienne connectée et résiliente
Le projet AIPAGRI incarne une vision ambitieuse de l'agriculture haïtienne du XXIe siècle, combinant hautes technologies et savoirs locaux, rigueur scientifique et pertinence sociale. En plaçant l'intelligence artificielle au service des agriculteurs haïtiens, ce projet démontre que l'innovation technologique peut devenir un puissant levier de transformation lorsqu'elle est pensée de manière inclusive et contextualisée.
Au-delà des outils technologiques développés, AIPAGRI pose les bases d'un nouveau paradigme pour la recherche agricole en Haïti : une recherche collaborative, ancrée dans les réalités du terrain, ouverte sur les réseaux scientifiques internationaux, et résolument tournée vers l'impact social. Dans un contexte où le changement climatique menace la sécurité alimentaire de millions d'Haïtiens, cette initiative pionnière trace une voie prometteuse vers une agriculture plus productive, plus résiliente et plus durable.
Références bibliographiques
Duvil, J., Durone, J.-B., & Paul, B. (2023). Innovations agricoles en réponse au changement climatique. Dans B. Paul (Dir.), Innovations Agricoles et Agroalimentaires en Haïti (pp. 131-165). Presses Universitaires des Antilles.
Duvil, J., Feuillet, T., Emmanuel, E., & Paul, B. (2024). Assessing the Vulnerability of Farming Households on the Caribbean Island of Hispaniola to Climate Change. Climate, 12(9), 138. https://doi.org/10.3390/cli12090138
Intergovernmental Panel on Climate Change. (2022). Climate Change 2022: Impacts, Adaptation, and Vulnerability. Contribution of Working Group II to the Sixth Assessment Report. Cambridge University Press.
Neset, T.S., Wiréhn, L., Opach, T., Glaas, E., & Linnér, B.O. (2019). Evaluation of indicators for agricultural vulnerability to climate change: The case of Swedish agriculture. Ecological Indicators, 105, 571-580.
Sultan, B., Roudier, P., & Traoré, S. (2015). Les impacts du changement climatique sur les rendements agricoles en Afrique de l'Ouest. Dans B. Sultan, R. Lalou, A. Oumarou, M.A. Soumaré, & A.M. Sanni (Dir.), Les Sociétés Rurales Face aux Changements Climatiques et Environnementaux en Afrique de l'Ouest (pp. 209-224). IRD.
