Du mythe du rattrapage à la réalité d'une nouvelle fragmentation : Le Sud Global en quête de souveraineté
Evens Emmanuel
Le Centre de Recherche en Gestion et en Économie du Développement (CREGED), unique laboratoire en économie-gestion de l'Université Quisqueya, a l'honneur de recevoir le Professeur Claude Albagli, figure reconnue de l'économie du développement et Président de l'Institut CEDIMES, qui est une figure proéminente de l’économie du développement dans le cadre du webinaire qu’il compte organiser le lundi 15 décembre 2025. Son intervention portera sur un thème percutant : "Le Sud global, de la détérioration des termes de l'échange à la démondialisation : Un demi-siècle d'espérances et de déconvenues". Cette conférence promet d'être un moment de réflexion critique sur les trajectoires des nations en développement depuis les Indépendances des pays anciennement colonisés. Ce sujet est d'une importance capitale pour Haït, car il peut permettre au CREGED de mieux analyser les stratégies de développement mises en œuvre ainsi que les conséquences socio-économiques qui en découlent.
1. Le Spectre de la Détérioration des Termes de l'Échange : Une Espérance Brisée
Après la vague des Indépendances dans les années 1950 et 1960, l'espoir d'une meilleure prise en compte des intérêts des nouvelles nations dans le commerce mondial était immense. L'idée était que la souveraineté politique entraînerait naturellement une souveraineté économique. Cependant, ce bel élan fut rapidement confronté à une réalité théorique et empirique sombre : la détérioration des termes de l'échange (DTE).
Cette théorie, souvent associée aux travaux de Raúl Prebisch et Hans Singer (d'où l'hypothèse de Prebisch-Singer), postule que, sur le long terme, les prix des matières premières (exportées par les pays du Sud) tendent à baisser par rapport aux prix des produits manufacturés (exportés par les pays du Nord). La conséquence est dramatique pour les pays en développement car pour acheter la même quantité de biens manufacturés, ils doivent exporter toujours plus de leurs matières premières, conduisant à un transfert de valeur du Sud vers le Nord. Prebisch écrivait déjà : "Le progrès technique... tend à se concentrer dans les pays industrialisés" (Prebisch, 1950), rendant leurs exportations plus chères et celles du Sud moins valorisées.
Dans le résumé proposé pour cette conférence, le Professeur Albagli rappelle que même le choc pétrolier des années 1970, qui a semblé momentanément contredire cette approche par la flambée des prix de l'énergie et de certaines matières premières, n'a pas durablement annulé cette dynamique fondamentale pour l'ensemble des pays du Sud. Le modèle de développement autocentré, prôné par certains courants comme l'école de la dépendance, n'a pas non plus réussi à s'imposer durablement face à la puissance du système économique international.
2. La Mondialisation Heureuse : Triomphe du Libre-Échange et Déconvenues
L'effondrement du bloc soviétique et de son modèle à la fin des années 1980 a marqué le début d'une nouvelle ère : la mondialisation comme "nouveau sésame du développement". L'idéologie du libre-échange et du Consensus de Washington s'est imposée, promettant prospérité et convergence. Pour le Sud, la délocalisation des emplois manufacturiers, principalement vers l'Asie (la Chine en tête), est devenue la voie royale vers l'industrialisation.
Il est indéniable que cette période a eu des effets positifs massifs, notamment la sortie de l'extrême pauvreté de plus de 1,2 milliard d'individus, un phénomène largement dominé par la croissance chinoise. Le Professeur Albagli souligne toutefois dans son résumé que cette "phase heureuse" s'est révélée être un mirage pour beaucoup.
- Pour le Nord : La multiplication des zones de libre-échange et l'éradication des droits de douane ont conduit à la désindustrialisation et à la perte d'emplois, alimentant un ressentiment social croissant.
- Pour le Sud : Bien qu'inondant le monde de biens manufacturés, le Sud n'a pas pu ignorer la réalité des déficits commerciaux abyssaux que cette dynamique entraînait pour ses principaux partenaires (un milliard de dollars par jour aux États-Unis avec la Chine, selon le résumé). Cette dépendance commerciale mutuelle a révélé la fragilité du modèle.
La mondialisation heureuse des années 1990 et 2000, souvent saluée comme le triomphe de la rationalité économique, a en réalité créé des déséquilibres structurels et des dépendances géopolitiques complexes (Rodrik, 2011).
3. Le Virage de la Démondialisation et les Nouveaux Défis du Souverainisme
Face à ces déconvenues, un mouvement de balancier s'est opéré : la démondialisation. Ce terme ne signifie pas un arrêt total des échanges, mais plutôt un recentrage des économies vers le marché intérieur, une réduction des chaînes de valeur globales, et un retour à un certain souverainisme économique et protectionnisme affirmé. La pandémie de COVID-19, les tensions géopolitiques (guerre commerciale, conflits) et la prise de conscience des vulnérabilités des chaînes d'approvisionnement ont accéléré cette tendance (Ghemawat, 2017).
Pour le Sud Global, ce virage soulève une question cruciale, mise en évidence par le Professeur Albagli : Comment les pays qui n'ont pas encore engagé un véritable décollage peuvent-ils trouver leur place dans cette nouvelle économie mondiale inédite ?
Deux facteurs technologiques et environnementaux majeurs viennent en effet redessiner totalement la donne :
- Les Contraintes Écologiques : Elles imposent des taxes carbone, des circuits courts et une opposition à la "circulation planétaire des marchandises" (le flygskam ou honte de prendre l'avion appliqué aux biens). Ces contraintes risquent de pénaliser les économies fondées sur l'exportation lointaine.
- L'Intelligence Artificielle et la Robotique : Ces technologies permettent la relocalisation de la production manufacturière dans les pays riches sans perte de compétitivité, les "robots imperméables à la grève, aux temps de travail et aux jours fériés" annulant l'avantage comparatif du coût du travail à bas prix dans le Sud.
Si l'industrialisation par substitution aux importations redevient un objectif (Amsden, 2001), la nature même de cette industrialisation doit être repensée face à ces innovations. Le Sud Global est à la croisée des chemins, cherchant à transformer ses anciennes espérances en une stratégie de développement endogène et durable, loin des recettes importées et des mirages du passé.
Conclusion : Un Rendez-vous Incontournable
Le thème proposé par le Professeur Claude Albagli semble bien s’intègrer dans la mission du CREGED, qui est d'analyser et de faciliter des choix judicieux de stratégies pour le développement d'Haïti. L'histoire du Sud Global est une histoire de cycles, de la DTE aux promesses brisées de la mondialisation, et elle est maintenant confrontée à l'urgence de la démondialisation et des révolutions technologiques.
Pour les universitaires, chercheurs, étudiants et tous ceux qui s'intéressent aux défis structurels de l'économie mondiale, ce webinaire est une occasion de saisir les enjeux complexes d'un demi-siècle de développement. Ne manquez pas cette opportunité de décrypter l'évolution du Sud Global vers un souverainisme économique indispensable à l'aube d'une économie mondiale totalement inédite.
Références bibliographiques
- Amsden, A. H. (2001). The Rise of 'The Rest': Challenges to the West from Late-Industrializing Economies. Oxford University Press.
- Ghemawat, P. (2017). The New Global Road Map: Enduring Strategies for Turbulent Times. Harvard Business Review Press.
- Prebisch, R. (1950). The Economic Development of Latin America and Its Principal Problems. United Nations Economic Commission for Latin America.
- Rodrik, D. (2011). The globalization paradox: Democracy and the future of the world economy. World Trade Review, 10(1), 409-417. https://doi.org/10.1017/S1474745611000231
Evens Emmanuel, PhD HDR
ERC2-UniQ / LMI-CARIBACT
Pôle Haïti-Caraïbe Haïti Sciences et Société (HaSci-So)
Équipe des Partenaires Scientifiques pour la Communication de la Recherche (E-PSi-CoRe)
E-mail : evens.emmanuel@uniq.edu
