La théorie du Skin in the Game, où le risque fonde la responsabilité
La notion de Skin in the Game, forgée et popularisée par Nassim Nicholas Taleb, repose sur un principe d’une simplicité presque brutale : nul ne devrait décider pour les autres sans être lui-même exposé aux conséquences réelles de ses décisions (Taleb, 2018). Avoir sa peau dans le jeu, c’est être comptable de ses actes jusqu’au bout, accepter que le risque ne soit pas transférable, que l’erreur ne puisse être déléguée aux anonymes, aux masses, à ce peuple abstrait qu’on évoque à la première tribune mais qu’on oublie à la première crise.
Taleb adopte une perspective similaire à celle d’Hannah Arendt, selon laquelle une véritable politique nécessite la présence de l’homme dans l’espace public en tant que sujet responsable, en capacité de rendre des comptes de ses actions devant autrui (Arendt, 1958). La faute politique, comme elle l’indique implicitement dans La condition de l’homme moderne, découle précisément du divorce entre l’action et la responsabilité, entre le pouvoir et la conscience morale de ses conséquences.
Paul Ricoeur souligne que la légitimité d’une institution ne dépend pas seulement de sa conformité légale, mais aussi de sa capacité à créer un sens partagé, une narration commune à laquelle le citoyen peut s'identifier (Ricoeur, 1990). Sans responsabilité concrète et risques assumés, la loi se réduit à une mécanique, et l’État devient une fiction glaciale, déconnectée de l’expérience réelle.
Selon cette triple filiation (Taleb, Arendt, Ricoeur), la responsabilité politique ne se limite pas à la compétence technique ou à la noblesse d'intention. Elle se mesure aussi à l'exposition réelle : qui supporte les conséquences des échecs politiques ? (Taleb, 2018 ; Arendt, 1958 ; Ricoeur, 1990) Qui endure les effets de l'effondrement des textes ? Qui subit le chaos institutionnel, l’insécurité juridique ou la paralysie de l'État si ce n'est le citoyen ordinaire ? Quant au décideur, il se retire, se reconvertit ou disparaît dans les limbes d’une autre commission, d’un autre décret, d’un autre salaire public. Dans les sociétés fragiles, cette convergence théorique révèle une vérité tragique : ceux qui décident n’ont généralement rien à perdre. Ils ne sont ni les passagers de l’avion qu’ils pilotent, ni même les mécaniciens qui l’entretiennent. Ils sont ailleurs, dans une tour d’ivoire d’irresponsabilité institutionnalisée, pendant que le pays, lui, chute.
C’est à cette lumière que se lit le cas d’Enex Jean-Charles et la réforme constitutionnelle en Haïti.
La constitution confiée, déléguée, dépossédée
Lorsque les autorités haïtiennes ont confié à l’ancien Premier ministre Enex Jean-Charles la responsabilité de diriger le processus d’amendement de la constitution, l’enjeu était énorme. Il ne s’agissait pas simplement d’un ajustement juridique, mais d’un acte de refondation, un moment rare où une nation cherche à réviser son contrat politique, à redéfinir les règles du vivre ensemble, et à réparer les fissures d’un texte devenu inefficace, conflictuel et lourd de contradictions. Après consultations, rencontres sectorielles, forums, déclarations solennelles et engagements pour une inclusion plus large, le résultat proposé était une constitution qui, selon de nombreux observateurs, n’était pas seulement insuffisante mais pire que celle de 1987, déjà fortement critiquée pour ses incohérences, ses ambiguïtés structurelles et son insuffisance chronique à assurer la stabilité institutionnelle.
Au lieu de favoriser la guérison, le texte semblait accentuer la fracture. Au lieu de moderniser l’ordre constitutionnel, il renforçait ses zones d’ombre. Au lieu de clarifier les rapports de pouvoir, il les rendait encore plus confus. Et lorsque protestations, critiques, et désapprobations jaillirent de toutes parts, juristes, universitaires, organisations de la société civile, forces politiques, la réponse fut la promesse d’une révision, d’une réécriture, d’un réajustement supposé. Puis, soudainement, le silence. Le processus s’arrêta net. Pas de bilan. Pas de reddition de comptes. Pas de mea culpa. Seulement cette impression amère d’un projet englouti dans les sables mouvants de l’habitude haïtienne : recommencer sans jamais finir.
Argent public, espoir public, naufrage collectif
Le processus constitutionnel n'a pas seulement été un échec politique ; il s'est également avéré un gouffre financier. Des millions ont été dépensés pour organiser des consultations, rémunérer des experts, rédiger des documents, financer des missions, louer des salles et donner l'apparence d'un consensus. Mais à quoi a servi cette dépense publique ? À entretenir une illusion institutionnelle, à simuler une volonté de réforme sans réel enracinement populaire, et à produire un texte que personne ne souhaite ni n’assume finalement.
Selon une logique de Skin in the Game, cette situation montre une erreur fondamentale : celui qui dirige ne prend aucun risque. Qu’il échoue, réussisse, confonde ou détourne, il reste indemne, tandis que le pays continue de supporter les coûts. La réforme d'une constitution ne se compare pas à une simple formalité administrative. Comme l’a souligné Arendt, chaque acte politique a une dimension éthique essentielle, car il façonne un monde partagé et irréversible (Arendt, 1958). Modifier le contrat fondamental d’une nation engage sa crédibilité, son destin, voire sa mémoire politique. Pourtant, Enex Jean-Charles n’a jamais mis sa propre tête dans la balance. Il n’était pas un simple passager de l’avion constitutionnel, mais son pilote administratif interchangeable.
Le pilote et l’avion : une métaphore nécessaire
Le pilote qui sait que sa vie dépend de la qualité de son vol fera tout pour conduire l’appareil à bon port. Il vérifiera, il doutera, il révisera, il écoutera, il anticipera. Non par héroïsme, mais par instinct de survie. Le risque partagé fonde la prudence, la rigueur, la responsabilité. À l’inverse, celui qui pilote sans risquer sa propre chute peut se permettre l’approximation, l’arrogance, le mépris des signaux d’alerte. Il peut dire : ce n’est pas ma faute, ce n’est pas la tienne, ce n’est la faute de personne. Ce n’est que celle du pays, éternel bouc émissaire.
La réforme constitutionnelle en Haïti fut ainsi menée comme un vol expérimental sans pilote réellement concerné. Ceux qui décidaient n’étaient pas ceux qui subiraient. Ceux qui écrivaient n’étaient pas ceux qui subiraient les conséquences. Et lorsque l’avion s’est immobilisé en plein tarmac, moteur coupé, promesse éteinte, plus personne n’est revenue au pupitre pour expliquer le crash.
Ni coupable unique, ni innocence collective
Loin de toute chasse aux sorcières, il est essentiel de rappeler : ce n’est pas uniquement la faute d’Enex Jean-Charles. Pas plus que ce n’est la faute d’un seul homme. Le problème est systémique. Il est ancré dans une culture politique où la fonction précède la responsabilité, où le poste remplace l’engagement, où l’État devient un espace de passage plutôt qu’un lieu de sacrifice. Mais c’est précisément là que la théorie du Skin in the Game devient précieuse : elle nous oblige à nommer le déséquilibre moral d’un système où le pouvoir n’est jamais risqué, où la décision ne coûte jamais au décideur, où la faute se dissout dans l’anonymat institutionnel. On ne bâtit pas un pays sur des stratégies sans enjeu personnel. On ne reconstruit pas une nation avec des gestionnaires qui ne dorment jamais dans la maison qu’ils prétendent ériger pour les autres.
Faire pays : une exigence charnelle
« Avoir sa peau dans le jeu, c’est surtout ce qu’il faut pour faire pays. » Cette phrase résonne comme un avertissement, une leçon, peut-être même une supplique. Faire pays exige de ceux qui gouvernent une implication qui dépasse la rhétorique. Cela exige une proximité réelle avec le risque, une vulnérabilité assumée, une solidarité concrète avec le destin commun. Haïti ne manque pas d’intellectuels, ni de techniciens, ni même de bonnes intentions. Elle manque de responsables prêts à lier leur propre sort à celui de la collectivité. Elle manque de pilotes conscients du fait que l’avion n’est pas un trophée, mais une vie partagée.
La réforme constitutionnelle ne fut pas seulement un texte raté ; elle fut le symbole d’un déficit moral : celui d’un leadership détaché, distant, technocratique, sans véritable ancrage existentiel dans le projet national.
Pour une politique du risque partagé
Il est temps de repenser la gouvernance haïtienne à l’aune de cette exigence éthique : aucun décideur ne devrait échapper au poids de ses décisions, car le pouvoir n’a de légitimité que lorsqu’il assume les conséquences de ses actes devant ceux qu’il gouverne (Ricoeur, 1990 ; Arendt, 1958). Aucun projet de cette ampleur ne devrait être mené par ceux qui n’ont rien à perdre. La constitution n’est pas qu’un document juridique. Elle est la respiration d’un peuple, la trame de ses espérances, l’architecture de son avenir. Confier sa réforme à des mains sans enracinement, sans peau dans le jeu, c’est condamner d’avance toute tentative de renaissance.
Le cas de l’ancien Premier ministre Enex Jean-Charles, loin d’être un simple épisode, devient alors une métaphore nationale : celle d’un pays qui confie sa refondation à des acteurs non exposés, et qui s’étonne ensuite de l’échec.
Conclusion : le courage de risquer pour reconstruire
Haïti ne pourra pas se reconstruire uniquement par des commissions peu courageuses, des consultations dénuées de vérité ou des réformes manquant de responsabilité. Elle se redressera lorsque ceux qui ont le pouvoir accepteront de partager le sort du pays, qu'il soit en chute ou en renaissance. Construire un pays, ce n’est pas simplement signer un décret ou rédiger un rapport. C’est mettre en jeu sa peau, son nom, sa mémoire et son destin dans une aventure collective. Tant que les pilotes voleront sans crainte de mourir dans un crash, Haïti continuera de s’écraser. Le jour où ils accepteront enfin que leur vie dépende du bon fonctionnement de l’avion national, alors, peut-être, le ciel s’ouvrira de nouveau au-dessus de la République.
La Constitution de 1805, l’acte fondateur de la modernité possible
Nous avons tout tenté, tout discuté, tout réécrit. Nous avons multiplié réformes, commissions, projets, ajustements, bricolages institutionnels et simulacres de refondation. Pourtant, une évidence persiste, silencieuse et obstinée : Dessalines nous a déjà laissé un acte fondateur d’une puissance exceptionnelle. La Constitution de 1805, avec sa radicalité historique, sa charge symbolique et politique, reste la base souveraine de notre architecture nationale.
Il ne s’agit pas de la reproduire telle quelle, ni d’en faire une relique figée dans le marbre du passé, mais de la relire comme point d’ancrage, comme socle éthique et politique à partir duquel une constitution moderne, inclusive et résolument tournée vers l’avenir peut être élaborée. Là où tant de textes ultérieurs ont hésité, compromis ou dilué le projet national, 1805 affirme une vision, une verticalité, une mémoire de la liberté conquise dans le sang et la dignité.
Revenir à 1805, ce n’est pas reculer ; c’est refonder. C’est reconnaître que le pays ne peut se reconstruire sans puiser dans cette source première où le politique n’était pas gestion, mais destin. C’est accepter que la modernité haïtienne ne naîtra pas de l’imitation servile des modèles exogènes, mais de la réactivation lucide de notre généalogie institutionnelle.
Ainsi, au-delà des échecs et des errances contemporaines, une voie demeure ouverte : produire une constitution moderne, ancrée dans l’esprit de 1805, assagie par l’histoire, éclairée par le temps, mais fidèle à cette promesse initiale où Haïti se pensait déjà comme une nation souveraine, radicalement libre et consciente d’elle-même.
Références :
Arendt, H. (1958). The Human Condition. Chicago: University of Chicago Press.
Hector, M. (2009). Histoire de la Constitution haïtienne : genèse et portée de la Constitution de 1805. Port-au-Prince : Éditions C3.
Ricoeur, P. (1990). Soi-même comme un autre. Paris : Seuil.
Taleb, N. N. (2018). Skin in the Game: Hidden Asymmetries in Daily Life. New York: Random House.
Trouillot, M.-R. (1995). Silencing the Past: Power and the Production of History. Boston: Beacon Press.
Yves Lafortune, Miami, le 21 Novembre 2025
