Au petit matin, quand le soleil surgit des mornes de Savane Désolée, un voile d’or sacre la vallée de l’Artibonite. La brume y danse comme une offrande à « Papa Legba », le fleuve serpente tel un souffle vengeur de la société secrète « Vennvendeng » de la chaîne des Cahos, et les hérons garde-bœuf chantent l’éveil de la terre. Les rizières respirent le bain « bazilik » mélangé au parfum « florida » de « Mètrès Zili Freda». Les sillons murmurent la prière guerrière des « Chanpwèl » du morne Préval. Le vent porte la voix des courageux paysans, la terre répond par la promesse des moissons, et le travail devient rituel, la sueur encens. Verdoyante, la vallée garde dans ses entrailles la mémoire de « Grann Aloumandja » qui toujours la protège. « Kouzen Zaka » y habite encore, invisible et bienveillant, nettoyant sa pipe dans la lumière du matin.
Elle est irriguée par le barrage Canneau, situé entre Verrettes et Petite Rivière de l’Artibonite. Il est construit dans les années 1950, sous la présidence de Paul Eugène Magloire, cet ouvrage régule le débit du fleuve et alimente les principaux canaux de la plaine. Selon la Banque Interaméricaine de Développement (BID, 2019) et le Programme de réhabilitation du système d’irrigation de la vallée de l’Artibonite du MARNDR (2021), plus de 28 000 hectares de terres sont aménagés pour la riziculture, dont environ 20 000 effectivement cultivés. Cet espace nourrissait autrefois le pays, faisait vivre les familles paysannes et symbolisait le progrès agricole autant que la souveraineté alimentaire d’Haïti.
L’histoire d’Haïti est tissée de détournements tragiques, ce sanctuaire jadis fertile est devenu le théâtre d’une destruction programmée. La violence des gangs efface d’un trait les fruits de décennies d’efforts paysans. Le Réseau National de Défense des Droits Humains (RNDDH), dans son rapport d’octobre 2025, relate que, dans la nuit du 20 au 21 septembre 2025, la plaine de l’Artibonite, notamment Kapenyen, L’Estère, Chandèl et leurs environs a été dévastée par le gang-milice Kokorat San Ras. Selon Haïti Libre et une analyse du Programme Alimentaire Mondial (PAM), plus de 3 000 hectares de terres autrefois fertiles sont désormais stériles, et la surface cultivée a reculé de 2 400 hectares par rapport à l’an passé, révélant l’ampleur du saccage. Cet événement sinistre a mis les rizières en flammes, pillé les récoltes et réduit les villages à l’état de coquilles vides. Les paysans résistent, affrontent la violence et la terreur, les autorités laissent la misère et l’injustice prospérer.
Le Conseil Présidentiel de Transition (CPT), cette brillante sélection nationale de truands professionnels, dignes héritiers des satrapes de la dépendance, excelle dans l’art de la courbette. Plutôt que de redresser la nation, ils s’appliquent à polir les bottes étrangères et à quémander des soldats d’importation pour sécuriser un pays qu’ils ont eux-mêmes livré au désordre. La sécurité désormais est un luxe de connivence, distribué au gré des fidélités politiques ou des complicités financières. Les gangs-milices et la Police nationale d’Haïti (PNH), confondus dans leurs dérives, jouent les vigiles du chaos pour placer Haïti au laboratoire de l’assistanat permanent. Au cœur de cette mise en place, les flammes consument les récoltes que des mains rugueuses avaient irriguées, semées et moissonnées. La terre pleure en silence les offrandes que la trahison des élites a jetées au brasier de leur cupidité.
Dans ce paysage de chaos et de trahison, l’absence d’une armée fonctionnelle ne fait qu’accentuer le vide sécuritaire. Démantelée en janvier 1995 par Jean-Bertrand Aristide, sous l’œil vigilant de la Maison Blanche, l’armée d’Haïti fut réduite au silence, comme gage de démocratie, et constitue une stratégie d’affaiblissement du système national de sécurité. Un décret du 9 octobre 2015, tenta une résurrection administrative, avant que la réapparition publique les 17 et 18 novembre 2017, lors d’un défilé aux allures de renaissance symbolique. L’ombre embryonnaire de l’armée haïtienne, tenue en laisse par Washington et manipulée comme un pion par les gouvernants successifs, incarne à elle seule des décennies de dépendance, de paralysie et d’affaiblissement institutionnel.
La République en faillite n’exerce plus le monopole de la violence légitime, l’installation du chaos devient alors inévitable. Cette politique de soumission a enfanté une PNH vacillante, oscillant entre allégeances politiques, pauvreté structurelle et infiltration mafieuse. Loin d’être le bouclier du peuple, elle est réduite à garder les portes du pouvoir plutôt que celles de la nation et s’est muée en bâton d’un régime sans racines ni légitimité. Lors des récentes manifestations contre le fameux CPT, devant la Villa d’Accueil à Port-au-Prince, la police a chargé des citoyens désarmés à coups de gaz lacrymogènes, causant plusieurs morts et une dizaine de blessés. Une tragique inversion où le criminel est roi, le peuple devient suspect, cette dynamique privatise la sécurité, nationalise et internationalise la répression. Quand l’État abdique sa force et que la nation se tait, la sécurité se marchande, la justice s’exile, et la tutelle étrangère s’installe comme une évidence coloniale.
Les vols, enlèvements, viols, assassinats et postes de péage se multiplient, anéantissant toute mobilisation populaire et plongeant la population dans une peur rampante. Ce climat d’insécurité nourrit une violence sélective, orchestrée pour justifier les nouvelles interventions étrangères. Sous le drapeau des Nations unies, dans ce chaos savamment organisé, la Gang Suppression Force (GSF), armée et mandatée pour agir directement contre les gangs, incarne la permanence d’une tutelle étrangère. Ces soldats importés, financés et administrés depuis l’étranger, ne sont rien d’autre que la béquille d’un État infirme, moribond, qui loue sa souveraineté pour acheter sa survie gouvernementale. Présentée comme planche de salut, la GSF n’est en réalité qu’un radeau de dépendance, dérivant sur les eaux troubles de la résignation nationale et de l’obéissance servile des élites-courtiers. Et déjà se profile, derrière le bruit des armes et les discours sur la stabilisation, la prochaine fiction démocratique, où le peuple sera une fois de plus convié à voter sans jamais choisir.
La participation électorale s’effondre, à mesure que la souveraineté nationale se dissout sous la tutelle étrangère et la mainmise des oligarchies locales. Le scrutin de 2006, qui porta René Préval à la présidence après les évènements de 2004, enregistra un taux de participation avoisinant les 59 %, ce fut un ultime sursaut d’espérance populaire. Cinq ans plus tard en 2010–2011, l’Organisation des États Américains (OEA) imposa sa volonté en désignant Michel Martelly lors d’une élection-sélection qui ne mobilisa plus que 22 à 23 % des inscrits. Cette chute constante dévoilait une démoralisation civique profonde,dans un pays où les ingérences étrangères et la tutelle de la MINUSTAH avaient réduit le citoyen au rôle de spectateur impuissant. La présidentielle de 2015 n’a attiré qu’environ 28,9 % des électeurs au premier tour, tandis que le scrutin final de novembre 2016 n’a enregistré qu’à peine 19 % de participation. Cette série chiffrée illustre un affaissement continu et confirment que les élections ne traduisent plus la volonté populaire.
À mesure que s’efface la voix du peuple dans les urnes, s’éteint aussi la capacité du pouvoir à protéger la vie. Ce phénomène engendre la vulnérabilité nationale, l’incapacité et la corruption des structures de protection civile, où chaque tempête devient l’écho brutal d’un pays sans abri politique. Selon les derniers rapports, l’ouragan Melissa a causé au moins 45 morts, avec une vingtaine de personnes toujours portées disparues, et la destruction ou l’inondation de centaines de maisons, notamment dans la commune de Petit Goâve. En parallèle, des centaines d’hectares d’espaces cultivables ont été perdus, laissant plus de 1,4 million de personnes confrontées à l’insécurité alimentaire aiguë.
Sans souci, les gangs paradent, dévastent villes et campagnes, tandis que les dirigeants mendient, calculent, négocient, s’inclinent devant les maîtres nationaux et internationaux au lieu de défendre le pays. En dépit de tout, le souvenir de Vertières flotte dans l’air, résonne comme un tambour appelant à la reconquête de l’intelligence collective, du courage politique, de la dignité, de la souveraineté. Le pays renaîtra par ses enfants qui, aujourd’hui encore, sèment la révolte, irriguent la mémoire et cultivent la liberté comme on laboure la terre pour la moisson à venir.
Grand Pré, Quartier Morin, 28 octobre 2025
Hugue CÉLESTIN
Membre de :
- Federasyon Mouvman Demokratik Katye Moren (FEMODEK)
- Efò ak Solidarite pou Konstriksyon Altènativ Nasyonal Popilè (ESKANP)
