Dans les mornes verdoyants de la cinquième section communale Moka Neuf, à Sainte-Suzanne, une cinquantaine de paysans, pioches en main et sueur au front, s’activent dans un combite communautaire. Ils transforment un corridor rocailleux, poussiéreux parfois boueux, en route carrossable. Cette percée vitale, partira de Lasè, traversera Bois Pins, atteindra la Chapelle Chervin et se terminera à Grosse Roche. Ce chantier collectif, né de la solidarité paysanne, est organisé le 8 octobre, une date hautement symbolique, jour du suicide du roi Henri Ier, le bâtisseur de la Citadelle. Ironie de l’histoire, pendant que les descendants du roi se pendent à leurs privilèges, ces hommes et ces femmes, bâtissent. À l’image du monarque, à la force des bras, ils érigent une route, incarnation de l’espoir d’un territoire debout ; une leçon de dignité.
À peine vingt-quatre heures après cet événement, dans un décor de solennité factice, le Conseil Présidentiel de Transition (CPT), cette tribu de truands officiels adulée par l’ombre des puissances étrangères, et son gouvernement fantoche ont pris possession du Palais national pour un Conseil des ministres ridicule, le 9 octobre 2025. Aucun mot n’a été prononcé pour encourager les initiatives anonymes qui font vivre le pays en dehors. Lors de cette mascarade, le Conseil a abordé un ordre du jour particulièrement dense, centré sur l’adoption du budget national 2025-2026, estimé à environ 345 milliards de gourdes, la réforme du Conseil électoral provisoire (CEP), la situation sécuritaire et la lutte contre les gangs-milices, ainsi que plusieurs nominations de hauts responsables publics. La réunion a en outre approuvé l’abrogation du décret référendaire du 24 juin 2025 et du décret instituant la Conférence nationale du 17 juillet 2024, marquant, selon eux, une volonté affichée de recentrer l’action gouvernementale.
Derrière les images officielles, les affrontements entre gangs et forces de l’ordre se poursuivaient autour du Champ de Mars, les rafales de fusils mitrailleurs rythmaient la bande sonore du pays réel. Un cordon de blindés transformait le périmètre en forteresse provisoire. Ceux qui ont orchestré la mise en scène parlaient de victoire symbolique, de retour de l’État moribond dans son sanctuaire historique. En réalité, le Palais national n’était qu’un décor reconquis pour la durée d’une réunion, protégé par la peur et la poudre avant de repartir sous forte escorte. Ce Conseil des ministres au Palais national fut une démonstration d’autorité montée pour rassurer les partenaires étrangers et distraire un peuple épuisé. En Haïti, mieux vaut échouer avec solennité que réussir dans la transparence, c’est la seule performance nationale encore récompensée.
Entre guerre des gangs, effondrement des institutions, exil massif et désintégration du territoire, parler de référendum revenait à promettre un bal populaire pour des futurs élus de Baron La Croix. Une commission chargée de rédiger le texte, une campagne de communication avec affiches, spots radio et promesses de débats citoyens ; une magouille parfaitement orchestrée pour dilapider les fonds. Quant au scrutin prévu dans les meilleurs délais, c’était cette formule magique du dictionnaire CPT/gouvernement qui signifie, jamais. Sur le papier, tout était prêt mais dans la réalité, même les fonctionnaires affectés au projet avouaient ne pas savoir quand, où ni comment il devait se tenir. Mais cela n’empêchait pas de voter les budgets, de tenir les réunions et de se remplir les poches de rémunérations juteuses.
- Pourquoi reculer maintenant ?
À voir la manière dont ce projet bidon a été financé puis abandonné, on reste stupéfait devant la précision cynique et la désinvolture magistrale avec lesquelles il a été vendu à grand renfort de slogans creux par les intellectuels carriéristes en quête de reconnaissance internationale. Après des mois de gesticulations institutionnelles et de proclamations pompeuses sur la nécessité d’un nouveau contrat social, le CPT et son gouvernement se sont brusquement rappelés, un matin, qu’on ne peut pas organiser un scrutin dans un pays où le peuple ne peut même plus traverser la rue sans gilet pare-balles.
L’abrogation du décret référendaire n’a surpris personne. Elle ne faisait qu’officialiser l’échec patent que tout le monde voyait venir, mais que certains continuaient de célébrer comme une réforme historique, pour flatter leur maître et empocher quelques dollars de plus. Loin d’être un acte de sagesse, cette volte-face est une stratégie de survie, pour mieux détourner l’attention. Ainsi, la République du provisoire poursuit son œuvre, chaque recul est célébré comme une avancée et chaque échec, présenté comme un signe de sagesse politique.
- La dépense invisible
Ce n’est pas la première fois que le gouvernement haïtien finance l’invisible. L’absurde tient lieu de politique publique et la déraison s’élève au rang de profession de foi nationale. L’élaboration de la nouvelle Constitution haïtienne a entraîné des dépenses publiques évaluées à près de 67,5 millions de dollars américains, selon les prévisions budgétaires pour le référendum et les scrutins associés. À cela s’ajoutaient environ 8 millions de dollars d’appui international destinés à la préparation et à la coordination technique du processus. Le texte de la nouvelle Constitution, transmis au CPT, aurait d’abord transité par les bureaux politiques de l’ambassade américaine avant d’être remis au député Jerry Tardieu, chargé de le transmettre au Comité de pilotage de la Conférence nationale, présidé par Enex Jean-Charles, puis déposé par ce dernier avec la participation de Joram Vixamar, Amary Joseph Noël, Pierre-Antoine Louis, Norah Jean-François, Widline Pierre, Gédéon Charles et Christine Stephenson.
Enfin la saga du référendum s’achève, donc comme elle a commencé dans la confusion et la fuite. Cette République de la débrouille, aura une fois de plus prouvé qu’elle sait recycler l’échec avec un talent inégalé. Des autorités qui s’étaient jurées de sécuriser et refonder la République finit par se réfugier dans une culbute politique espérant éviter toute reddition de comptes. Si un jour la lumière devait être faite sur les contrats, les décaissements et les bénéficiaires de ce projet fantôme, bien des visages perdraient leur masque. Avant même qu’un électeur ait entendu parler d’un article ou d’un amendement, des millions de gourdes avaient déjà disparu dans les méandres de la préparation, de la sensibilisation, et surtout de la prébende. Enterré sans cérémonie, le référendum n’aura été qu’une couverture commode pour la dilapidation, la dernière illusion d’un pouvoir encore persuadé de se réformer lui-même.
Ici, les enfants meurent de faim, les enseignants mendient leur salaire, et les quartiers sont livrés à la loi des gangs-milices. Le gouvernement dilapide des fonds dans un projet incapable de changer quoi que ce soit à la faim, au chômage ou à la peur. On ne parle ni d’agriculture, ni d’éducation, ni d’investissement, ni de développement durable ; les instruments essentiels pour rebâtir Haïti. Ce pays exige la réhabilitation de son intelligence nationale et l’ouverture d’un véritable dialogue populaire, enraciné dans les réalités locales. Cette concertation se tiendra dans les communautés combattives que les élites n’ont jamais réussi à marginaliser ni à faire taire, malgré leurs années de domination et de mépris.
La vraie Constitution dont Haïti a besoin ne se dicte pas à l’ambassade américaine, ni ne se décrète dans les bureaux de commissions de pacotille. Elle se forge dans la conscience collective de la population qui refuse de se contenter de survivre et exige de recommencer à exister pleinement, comme un acte de souveraineté retrouvée. Les forces vives du pays, continuent de bâtir la vie hors de cet État mafieux et dépendant, grâce à la solidarité, au travail acharné et à la dignité. Tant que ce peuple persistera, Haïti ne sera jamais morte ; elle ne sera que réappropriation, résistance et souveraineté en action.
Grand Pré, Quartier Morin, 14 octobre 2025
Hugue CÉLESTIN
Membre de :
- Federasyon Mouvman Demokratik Katye Moren (FEMODEK)
- Efò ak Solidarite pou Konstriksyon Altènativ Nasyonal Popilè (ESKANP)