L'Échec politique de l’Etat Ayitien : le Dilemme de la Rivière (III)

Contexte : l’utilisation des Communs

Ce qui suit traite d’un dilemme résultant de la nécessité d’utiliser une rivière traversant une collectivité. Étant de la catégorie de ressources naturelles dénommées communes avec des attributs de propriété formelle ou informelle, dont le processus d’accès pour un partage entre les familles-membres de ladite collectivité débouche toujours sur un dilemme social.1 Lequel Garett Hardin assimile à une tragédie si les individus se donnent le droit de l’utiliser à leur guise. Il y aurait le risque d’une surexploitation au détriment de la collectivité tout entière sans l’intervention d’une force coercitive. Ce que Elinor Ostrom ne croit pas nécessaire pour éviter la tragédie. Pour elle, les membres de la collectivité sont capables d’instituer une forme d’autogouvernance sans l’intervention de ladite force.2

En effet, son partage se complique en absence d’une forme de gouvernance devant faciliter un bénéfice mutuel sans s’autodétruire, comme démontré ailleurs.3  Les conflits chroniques entre les familles empoisonnent le vivre-ensemble pour différentes raisons telles que l’usage abusif de part et d’autre, soit de force ou par tricherie, et le coût que cela peut impliquer. Il importe de décrire le scénario afin d’explorer la genèse des conflits, en expliquer leur essence et discuter de la manière dont les familles peuvent s’y prendre pour tirer un bénéfice mutuel. Ce texte discute :

I : des conditions politiques et physiques de la région ;

II : de la nature du dilemme de la rivière ;

III : de la fragilité d’un consentement comme issue de sortie ;

IV : du recours à l’État central.

Il conclut pour évoquer la leçon à tirer du scénario de la rivière dans le processus de prise de décisions collectives et suggérer l’approche payante à adopter s’il s’agit d’instituer un état social harmonieux partant de la case départ.

 

I : Conditions politiques et physiques de la région

Imaginée, à l’instar d’une communauté rurale délaissée dans un pays du tiers-monde, par un consentement tacite de l’Etat central, cette collectivité jouit du privilège de s’organiser librement en vue d'assurer sa propre sécurité, jusqu’au moment où le vivre-ensemble se complique et nécessite son intervention directe. Une rivière, dont l’eau est utilisée pour des activités agricoles et domestiques, y coule du Nord au Sud. En amont, la région du Nord n’est pas favorable à la culture vivrière à cause de sa constitution physique poreuse, contrairement à celle du Sud en aval, très fertile.

Pour cette raison, les premières familles (PF) s’installent dans cette dernière. Au fil du temps, avec l’explosion démographique, les nouvelles familles (NF) se positionnent tout au long de la rivière jusqu’en amont dans le Nord. Si les NF voulaient se consacrer à la culture vivrière dans le Nord, elles devraient détourner la rivière vers une partie aride située dans le Nord-est qui y répondrait favorablement si irriguée. Cela dit :

  1. Le captage de l'eau par une NF réduirait nécessairement le débit de l’eau, d’où une rareté relative, pour d'autres se situant à mi-parcours de la rivière vers l'aval.
  2. Le bénéfice mutuel ne serait possible que si toutes les familles utilisaient l'eau à la même période de la journée. 

Au temps initial,  les PF étaient les seules qui vivaient dans la région et jouissaient de toutes les bonnes fortunes de la rivière avec un coût de captage sensiblement égal à zéro. À l’arrivée des NF, les PF commençaient à subir des externalités négatives, soit une réduction de leur jouissance de la rivière. A mesure qu'une NF s'y installait vers l'amont, leurs bénéfices de l'eau devenaient de plus en plus moindres. Dans la perspective d’Ostrom relative à ce genre de contexte, les familles sont capables de mettre en place un système organisé de l’utilisation de la rivière, de distribution planifiée de l’eau, de supervision et de sanction pour préserver l’harmonie dans la collectivité et éviter toute situation explosive où chaque famille indifféremment du besoin des autres décide de faire valoir son droit d’utilisation en captant l’eau à sa guise ou en détournant la rivière (Ostrom 1990, pp. 42-49).4

Sans cet arrangement entre les familles, des coûts considérables seraient engendrés au détriment des NF et PF vivant respectivement à mi-parcours et en aval qui elles-mêmes réagiraient en retour au même titre que les autres. Concrètement, le bénéfice d'une famille dépendrait de sa position sur le parcours de la rivière et du nombre de familles installées graduellement avec l’augmentation de la population. Avec la poussée démographique, plus en aval qu'une famille se trouverait, moins serait son bénéfice de l'eau et plus élevées seraient les externalités négatives que les autres en position tendant vers l’amont lui imposeraient. En revanche, plus elle se trouverait rapprochée vers l'amont, plus élevé serait son bénéfice et moins seraient les externalités négatives venant des autres et ses coûts de captage tendraient vers zéro.             

 

II : Le diagnostic du dilemme

Quand plusieurs individus ou groupes se voient obliger d'utiliser les ressources d'un espace partagé, de vives tensions se développent et tendent à se dégénérer, sans une forme de coopération pour s’organiser et planifier l’utilisation de l’eau.  Si tous les individus sont fidèles à la maximisation de leur bénéfice, ils verront qu'une situation de non-coopération est un désavantage, soit la perte du bien-être individuel. Face à cet inconvénient, les individus rationnels jugent toujours nécessaires de modifier leurs comportements pour éviter les désagréments. Cette pulsion naturelle de se préserver et de rendre une situation plus avantageuse qu'elle ne l'aurait été sans coopération lxxues ramène nécessairement sur un terrain d'entente qui exige des décisions collectives bénéfiques pour tous (Buchanan : 1975, p. 225).5

Considérant la nature égoïste de l’individu, l'inclination serait de dire que la coopération ne répond pas du tout à son calcul. Pourtant, sa rationalité devrait le porter à bien réfléchir pour démontrer que la décision de s'arranger avec les autres se révèle impérative dans sa poursuite de bien-être individuel. Ce raisonnement le porte à reconnaître l’existence de l’autre qui aussi a des besoins, d’où la nécessité de coopérer. Dans le cas contraire, il en résulterait des externalités négatives plus conséquentes infligées à l'un et à l'autre. En conséquence, tout serait traduit par la hausse du coût social et la dégradation des conditions de vie dans la collectivité (Buchanan & Tullock : 1962, pp. 70-71).6

En effet, vouloir coopérer expose la nécessité d'une jouissance collective des ressources naturelles, d'un bien ou d’un service. Étant donné que la présence de ceux qui réclament violemment leur droit de jouissance rend toute jouissance individuelle quasiment impossible, la coopération reste le seul recours positif dans le processus de décisions collectives. Deux critères de bien-être collectif sont à souligner dans ce cas : la prise en compte de tous et une allocation optimale des ressources. Étant constants dans l'équation de bien-être, ces deux paramètres obligent tout utilisateur à intégrer l'autre. Cette ligne de pensée indique que toute tentative d’un partage équitable d’une ressource est indispensable à la survie d’une communauté.

 

III : La fragilité d’un consentement

Initialement, pour contrer les effets résultant de l’explosion démographique, la collectivité libre de s’organiser a consenti une association politique comme système de gouvernance pour gérer les conflits qui risqueraient de perturber la jouissance des familles de la rivière. Elles se sont mises d’accord sur une utilisation alternée de l’eau et sont arrivées à apaiser les tensions entre elles provisoirement. Fondé sur la bonne foi de chaque famille, le système ne garantit aucunement sa survie sans un mécanisme de supervision ni de sanctions obligeant les utilisateurs à respecter l’accord passé entre eux comme l’aurait fait miroiter l’approche d’autogouvernance évoquée plus haut. Certaines familles, qui jugent de ne pas pouvoir jouir pleinement du bénéfice de l’eau malgré l’accord, se mettent à tromper la vigilance des autres pour capter l’eau de manière irrégulière. S’il s’agit d’une NF se trouvant à mi-parcours mise en cause, les PF qui deviennent victimes d’une rareté d’eau, peuvent réagir de force pour s’en réapproprier.

Un système de droit d’utilisation de la rivière par alternance, qui attribue un calendrier d’utilisation avec un horaire de distribution d’eau bien défini, serait optimal et favorable à toute la collectivité. Via une négociation, les parties dont le bénéfice de l'eau est plus grand accepteraient de compenser les autres jouissant de moins de bénéfices que cela serait avec un captage forcé. Pourvu que les parties concernées acceptent de coopérer en faisant des concessions, il serait facile d’instituer ledit droit selon un calendrier pour apaiser les tensions. Toutefois, aussi important qu’il puisse être pour préserver l’harmonie collective, il serait insuffisant à en croire Ronald Coase7 qui soutient que le fondamental et le plus important dans toute résolution de conflit est le coût à assumer par les parties. Autant qu’il soit plus élevé que le bénéfice, il s’avère un obstacle majeur à toute alternative viable.

Concrètement, les NF ont jugé avantageux pour eux de produire leurs propres vivres soit en continuant à capter l’eau et au pire des cas à dévier la rivière. Étant égoïstes, elles ne respecteraient pas l’accord sur le droit d’utilisation et détourneraient la rivière vers le Nord-Est, sans souci de priver totalement de l’eau les autres familles se situant vers l’aval. Sinon, la probabilité d’accepter ce nouvel arrangement serait simplement conditionnée à l’usage de l’eau pour leurs activités domestiques et à produire d’autres biens. S’y étant spécialisé éventuellement dans d’autres types de production de biens, elles pourraient échanger leurs excédents contre les produits agricoles de celles qui ont l'avantage de la fertilité.8

Aussi sensée que paraisse cette alternative, le coût de sa mise en place par la collectivité nécessite un système de transaction complexe impliquant un réseau de communication, de transport, d'entretien, de contrôle, de sanctions et de régulation, pour qu’elle soit viable. En outre, il leur serait très difficile de contrôler le phénomène du passager clandestin, c’est-à-dire ceux qui en profitent sans avoir participé à la mise en place du système ni même se sentir obligés à contribuer à son entretien. Fort de tout cela, l'alternative serait rejetée parce que le bénéfice trop éloigné dans le futur ne pourrait compenser les coûts immédiats. En conséquence, les conflits récurrents perdurent. L’association politique devient impuissante et incapable de maintenir au minimum l'interdépendance des coûts, de garantir le respect des accords et de préserver la collectivité.

 

IV : Appel à l’État central

Cette circonstance confirme la difficulté des hommes de mener une vie heureuse, par des accords sans le moindre risque de s'autodétruire. N’ayant aucun pouvoir de coercition, l’arrangement consenti comme forme de gouvernance n’est pas capable de réprimer la volonté de ceux qui captent l’eau irrégulièrement ou détournent la rivière, de neutraliser les tendances violentes des autres qui réclament leur droit d’usage de l’eau, ni de faire respecter l’accord. Parce que chacun se sent assez libre par moment de défier ou de décider de ne plus faire partie de ladite association, tant qu'il ne soit pas obligé. N’ayant aucune garantie de la sécurité collective, les familles n’ont d’autre recours que de faire intervenir l'État central comme protecteur avec un pouvoir de coercition absolu qui va de l’imposition d’amendes, des frais, d’indemnités et de taxes à la privation de la liberté individuelle pour contrôler les délires individuels, éviter un  retour à l'état de nature et trouver une solution optimale au problème (Hardin, 1968 p. 1247).

 

a. La logique des démarches

L'appel à l'État signifie que l'initiative des familles de résoudre les problèmes par elles-mêmes s’avère infructueuse. Les parties concernées ont du mal à se mettre d'accord sur les nouvelles alternatives susceptibles d'assurer une distribution équitable de l'eau. Cependant, la nature indivisible et non-exclusive de l'eau de la rivière rend la situation beaucoup plus complexe. Celle-ci expose un problème de coûts au niveau de l'acquisition et de l'installation d'un réservoir doté d’une nouvelle technologie comme solution. Livrées à elles seules, les familles répondent tout à fait à l'attribut rationnel de l’individu en voulant entrer dans une forme de coopération leur permettant de résoudre le problème.

Face aux externalités négatives imposées par leurs comportements, soit en détournant le cours de l'eau, ou en s'approvisionnant de force, les différentes parties ont compris qu'une telle situation est bien plus dangereuse que celle sans compromis. Ce faisant, la solution optimale serait celle qui minimiserait lesdites externalités. Il n'y a aucun doute que les démarches collectives portent plus de garantie à la satisfaction individuelle, quand il s'agit d'un bien commun à partager.9  C'est ce qui justifie le comportement rationnel d’être coopératif. Si tous les individus s’y adhèrent, il est juste de penser que la somme du bien-être individuel amène nécessairement à celui collectif. Dans le cas des familles, les comportements conciliants justifient leur appel à l’État central pour une solution viable par imposition.

 

b. Les alternatives

La difficulté d’être d'accord sur une solution relativement satisfaisante à toutes les familles ne signifie pas que chaque partie ne comprenne pas l'enjeu, mais l'idée de garder leurs coûts au minimum pour un plus grand bénéfice constitue le socle de leurs comportements, de leur position ou de réticence dans le processus de décisions collectives. Reconnaissant la faiblesse de l'utilisation alternée de l'eau, elles ont proposé une alternative qui nécessite la construction d'un réservoir d'eau central capable d'alimenter toute la collectivité, tout en espérant que leur bénéfice soit au-dessus du coût total dans le processus de résolution du conflit.

Il existe deux types de Réservoir, R1 et R2, dont chacun dispose d’une technologie propre. Les R1 et R2 permettent l'utilisation simultanée de l'eau par toutes les familles. Toutefois, le R2 a l’avantage d’assurer une provision égale ou équitable, mais il est très coûteux tant en termes de coût d’acquisition que d’installation et de formule de gestion. Il convient de noter que les R1 et R2 répondent à l’éventuel bénéfice mutuel sus évoqué à la section I traitant des conditions politiques et physiques de la région. Si le R1 permet une utilisation simultanée, il ne réduit pas le coût ni augmente le bénéfice des PF. Au contraire, il augmente son coût total en incorporant le coût de son financement. Donc, les PF auront un coût total égal aux externalités négatives qui leur ont été imposées et le financement du R1. Parallèlement, il ne réduira pas non plus ni augmenter le bénéfice des NF, mais il leur impute le coût de financement.  Dans ce cas, le coût total des NF est égal au coût de financement.

S'il ne dépend que de l'initiative privée des familles pour adopter le R2, les conflits demeurent à cause de son coût de financement élevé ; d'où le dilemme de la rivière. De toute évidence, le R1 porte le germe du désaccord dans le processus de décisions. Bien que ce soit le choix de toute la collectivité, il y a divergence sur son mode de financement. Les NF proposent un partage égal des coûts d’installation et d'entretien, mais les PF veulent que les coûts soient proportionnels aux bénéfices reçus par chaque famille. À noter que les familles qui se trouvent à mi-courant ont tendance à être indifférentes aux solutions et représentent des passagers clandestins potentiels, parce que le circuit du système doit les traverser. Ce qui rend le coût total des PF beaucoup plus élevé que celui des NF par rapport au bénéfice reçu. Un état de fait qui justifie leur désaccord et propose en retour un financement proportionnel au niveau de bénéfice reçu par chaque famille.

Cette alternative est rejetée en raison d'un manque de consensus au sein des NF. Le fait est que le niveau de besoins en eau diffère de famille en famille. Celles qui pensaient que leur participation serait trop élevée par rapport à leur niveau de besoins en eau étaient contre l'alternative des PF. Jugeant cette proposition inéquitable, elles ont préféré la rejeter. En situation d'échec et mat, le terrain reste fertile aux conflits susceptibles de détruire la collectivité et mettre en échec tout le processus de maximisation de bénéfice individuel. Les deux propositions étant rejetées, il ne reste qu'une alternative capable de satisfaire le besoin en eau de toutes les familles sans alimenter les conflits.

C'est la mise en place du R2 dont les coûts d’acquisition très élevés tournent autour de sa construction et de son entretien qui sont répulsifs aux familles. Elles ne manifestent aucune volonté d'entreprendre ce projet. La raison est que cette solution ne garantit pas d’autres avantages qu'une provision adéquate en eau. Aussi, il serait impossible de contrôler ou de résoudre le problème du passager clandestin et de réduire les coûts de transaction pour la mise au point d'un système permettant de gérer la bonne marche d'un réservoir sophistiqué. 

 

c. Vers une solution optimale

L’opposition des familles au choix du R1 et leur refus du R2 créent une impasse qui peut faire dégénérer les conditions de vie dans la collectivité. Cette situation invite à comprendre que l'adoption d'une solution est fonction du bénéfice que les familles comptent recevoir relativement à leurs coûts pour améliorer leur situation. Si la modalité de financement du R1 semble être insatisfaisante pour l'une ou l'autre famille, selon les deux cas relatés, le R2 n'offre pas non plus une bien meilleure solution à cause des coûts de financement et des coûts de transaction très élevés.

Les contractants, surtout les PF y perçoivent une nette réduction de leur bénéfice. Pour résoudre le problème tant au niveau du respect des accords passés entre les familles qu’à la prise en charge des coûts du réservoir, il ne reste qu'un seul recours pouvant leur garantir une solution viable. C'est l'apport de l'État central. La réalité indique que l'utilisation de l'eau de la rivière est indispensable et l’installation d’un réservoir paraît la meilleure solution pour empêcher la dégradation des conditions de vie dans la collectivité et le R2 s'avère plus prometteur.

En effet, il est impératif de résoudre le problème de coûts d’installation, d'entretien que les familles ne veulent pas absorber. Même dans cette position d'échec et mat, l'intervention de l'État central aurait pu toujours être évitée via la création d'un impôt, avec une participation minimale des familles, et un pouvoir pour faire respecter les accords et obliger les individus à payer leurs impôts, ce qui répondrait à l’idée d’Ostrom. Une circonstance idéale qui permettrait l’installation du réservoir, l'entretien et la distribution simultanée de l’eau à toute la collectivité.

Toutefois, le problème du niveau des coûts de transaction ne disparaît pas. Parce qu'il faut faire venir de la capitale des individus qualifiés pour mettre au point et réguler ce système d'impôts, et simultanément préparer les individus locaux à assurer la relève. Le salaire, et les frais d'hébergement et de la formation des locaux seraient un poids trop lourd pour rendre cette dernière alternative faisable. Ce sont des paramètres parmi d’autres comme la taille et le profil démographiques qui rendent moins attrayante l’approche d’autogouvernance d’Ostrom que l’intervention de l’État central dans ce cas-ci (Herzberg, p. 634).

L'interdépendance des coûts serait maintenue à un niveau assez élevé et ferait obstacle à toute initiative privée de résoudre le problème. En outre, la collectivité bien que libre de s’organiser ne dispose pas de monopole de coercition à en croire Robert Nozick pour obliger les habitants à participer au financement et à l'entretien via une imposition fiscale sur l'ensemble de la communauté. Il n'a pas non plus la capacité d'assurer la provision en eau de ceux qui ne sont pas en mesure de participer aux coûts. Tous ces inconvénients montrent que l'État central est la seule entité capable de garantir une allocation optimale de l'eau de la rivière (Nozick, 1988 p. 44).10

La solution optimale qui est imposée à tous tourne autour de deux alternatives : la première est obtenue par un niveau égal de satisfaction pour toutes les familles. En contrepartie d'une même quantité de bénéfice, elles ont toutes un même taux d'impôt à payer à l'Etat central. C'est une situation typique à une société égalitaire qui fait penser à un monde idéal et utopique. La deuxième qui est équitable et plus réaliste, est celle où le critère de satisfaction change. Les familles seraient approvisionnées en quantité correspondant à leur niveau de besoin en eau dont la capacité de déterminer celui de chaque famille présente encore une grande difficulté et implique davantage de coûts de transaction. Une condition qui déterminera en conséquence son niveau d'impôt à payer. Dans tous les cas, l'État sera en mesure d'assumer le financement du R2 et de réduire les coûts sociaux.

En considérant le nouveau paramètre déterminant la satisfaction, la quantité de bénéfice ne dépend plus de la position de la famille au parcours de la rivière, mais plutôt de son niveau de besoin en eau. Exprimé en ces termes, plus le niveau de besoin d'une famille est élevé plus son niveau d'impôt sera élevé ; inversement, moins son niveau de besoin sera élevé moins son niveau d'impôt sera élevé. En d'autres termes, la satisfaction ou le bénéfice est fonction du niveau de besoin en eau d'une famille. Son niveau d'impôt à payer dépend de ce dernier indifféremment de sa position au long de la rivière.

Il est juste de souligner ici que l'impasse où se trouvent les familles donne lieu à l'intervention de l'État central. Sans laquelle, cette affaire aurait pu être résolue si et seulement si les familles avaient sacrifié leurs intérêts individuels au profit du collectif. Un cas très improbable selon Mancur Olson qui croit que la forme de coopération, indifféremment de sa nature importe peu, car l'intérêt individuel est le vecteur des activités économiques et politiques (Olson : 1965, p. 100).11

 

Conclusion

Le dilemme de la rivière permet de mettre le droit sur la difficulté du vivre-ensemble où il y a une multiplicité d’intérêts diamétralement opposés à gérer. Dès qu’il s’agit du partage de l’espace ou d’une ressource, différents membres composant la collectivité pour défendre leurs intérêts tentent souvent de tirer leur épingle du jeu, de force ou par tromperies et indifféremment de ceux des autres. En conséquence, des conflits en résultent et mettent en péril la survie collective. Pour ne pas en arriver là, les membres de la collectivité, soucieux de préserver la coexistence, s’engagent dans une forme de coopération quelconque pour trouver un mécanisme devant la garantir. À ce tournant, il est question de décisions collectives à adopter sur tout ce qui concerne la vie sociale dans sa globalité, qu’elles soient éducatives, sanitaires, économiques ou politiques.

La leçon à tirer du scénario de la rivière est la nécessité de trouver un mécanisme qui permettrait de générer un bénéfice mutuel sans qu’il soit idéal. Ce n’est autre qu’une forme d’organisation inclusive à instituer fondée sur des modalités franches de fonctionnement acceptables et respectées par tous pour faciliter une issue harmonieuse. Ce choix suppose une sincère coopération exigeant des concessions mutuelles sans aucune considération. Elle n’est possible qu’à travers un système de libre participation de tous dans le processus de prise de décisions collectives pour un état social, indifféremment de l’origine d’appartenance des uns et des autres, soit au point initial où toute position est interchangeable, à la lumière d’un voile d’ignorance (Rawls : 1971, pp. 136 -142). 12  Dans ledit contexte, les intérêts de tous doivent être pris en compte sous aucune forme d’exclusion afin de mieux soupeser les préférences de tous inclusivement et favoriser le bien-être collectif.

Que la prise en charge soit assurée par un groupement d’individus ou par une entité tierce, cet appareil organisationnel doit être doté d’une certaine capacité de coercition via des formes de sanctions variées pour faire respecter les accords conclus. Là où la tendance générale est l’absence de confiance, trouver une franche coopération pour aboutir à un tel mécanisme n’est pas évident. La conséquence est l’incapacité de s’organiser et de permettre à chacun de réaliser son bien-être. Tel est le cas d’Ayiti, à ausculter prochainement, où l’absence de coopération alimentée par la méfiance mutuelle conduit toute la collectivité vers une ruine imminente.13

 

Notes

[1] Charlotte, Hess 2012. The Unfolding of the Knowledge Commons. St Antony's International Review, Vol. 8, No. 1, pp. 13-24.

2 Pour un regard croisé des deux piliers de la théorie des Communs, voir Roberta Q. Herzberg 2020. Elinor Ostrom’s Governing the Commons. The Independent Review, Spring, Vol. 24, No. 4, pp. 627-636 & Rose, Carol M. 2020. Thinking about the Commons. International Journal of the Commons, Vol. 14, No. 1 (2020), pp. 557-566.

3 Poincy, Jean. 2024. L'Échec politique de l’Etat Ayitien : la raison d’être de l’État conceptualisée (I). https://www.lenational.org/post_article.php?tri=1603 (02/04/24) & L'Échec politique de l’Etat Ayitien : l’origine de l’État expliqué (II). https://www.lenational.org/post_article.php?tri=1610 (05/04/24)

4 Ostrom, Elinor. [1990] 2008. Governing the Commons : the Evolution of Institutions for Collective Action. New York : Cambridge University Press.

5 Buchanan, J. M.  [1975] trad.1992. Les Limites de la Liberté entre l'anarchie et le Léviathan. Paris : Editions Litec.

6 Buchanan, J. & Tullock, G. 1962. The Calculus of Consent. Ann Arbor : The University of Michigan Press.

7 Ronald H. Coase. 1960. The Problem of Social Cost. Journal of Law and Economics, vol. 3, octobre, pp. 1-44.

8 Un produit manufacturé par exemple dans le cas où la spécialité de cette région serait l'industrie manufacturière. Il pourrait être aussi autres choses tout dépend de la spécialité des groupes d'individus occupant la région Nord.

9 Pour mieux saisir, l’impact négatif de la libre utilisation d’une ressource naturelle lire : Hardin, Garrett. 1968. The Tragedy of the Commons. Science. New Series Vol. 162. pp. 1243-1248.

  & Llyod, W.F. 1832. Two Lectures on the Checks to Population. In Michaelmas Term. pp. 18-21. http://books.google.com.

10 Nozick, Robert. [1974] trad. 1988. Anarchie Etat Et Utopie. (Taduit Par Evelyne D'auzac De Lamartine Révisé Par Pierre-Emmanuel Dauzat) Paris : Puf.

11 Olson, Mancur. [1965] trad. 1978. Logique de l'Action Collective. Paris : Press Universitaire de France.

12 Rawls, John. 1971. A Theory of justice. Cambridge Massachusetts : The Belknap Press of Harvard University Press.

13 Poincy, Jean. 2022. De la difficulté d’organiser la société Ayitienne III : la méfiance généralisée https://lenational.org/post_article.php?tri=829 (23/11/22)

 

Jean POINCY

Vice-recteur aux affaires académiques

Université d’État d’Haïti

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