2012-2022, 10 ans après son ouverture, où sont passés les anciens étudiants du Campus de Limonade ?

En 2012, deux années après le séisme du 12 janvier, la République dominicaine a décidé de financer en grande partie, la construction d’un centre universitaire, dans le département du Nord. Baptisée Campus Henry Christophe de Limonade, sa fondation a été motivée par le souci de dynamiser et de décentraliser le secteur de l’enseignement supérieur jusqu’alors concentré dans la capitale. Sur les 144 000 m2 de locaux contenant en tout 72 salles de cours, le Campus était destiné à recevoir environ 10 000 étudiants. Ce qui fait de lui, le plus grand centre universitaire du pays.  

Toutefois, même avant l’ouverture, cette institution a suscité pas mal de controverses et de polémiques. Durant toutes les dix années de son existence, le Campus a connu des crises internes successives. Le rectorat, l’administration, les corps professoral et estudiantin, aucune entité n’a été épargnée. Des problèmes de cursus académiques, des grèves récurrentes des enseignants ou encore le manque de continuité et de stabilité au sein même de l’équipe managériale ont paralysé le bon fonctionnement de l’établissement. Tant bien que mal, en 2018 et en 2019 les deux premières promotions ont bénéficié de leur cérémonie de graduation dans les filières suivantes : Géographie, Environnement et Aménagement de territoire ; sciences humaines et sociales ; sciences informatiques ; sciences de l’éducation ; Beaux-Arts. Plus récemment, en 2021, c'était au tour de la première cohorte d’étudiants en école de médecine à franchir le cap.

Ces situations d’incertitudes ont poussé à nous questionner sur la qualité de l’enseignement fourni et du devenir des ancien·ne·s étudiant·e·s. À ce sujet, une organisation à but non lucratif, le Centre d’appui à l’Éducation à la Citoyenneté (CAEC), a réalisé en mars et avril 2022, une enquête auprès de 283 ancien·ne·s étudiant·e·s sur l’insertion professionnelle des étudiants ayant bouclé leur cycle d'études au campus, au cours de la période de 2017 à 2021. À l’issue de celle-ci, l’analyse des réponses a révélé des informations pertinentes. Ces dernières nous permettent de dresser un panorama de la situation des ancien·ne·s étudiant·e·s sur le plan professionnel, de la poursuite d’études, de la reconversion professionnelle et même de leur appréciation concernant la qualité de la formation fournie au Campus.

 

Genre et choix professionnel

En premier lieu, penchons-nous sur l’impact du genre sur le choix professionnel des ancien·ne·s étudiant·e·s. En matière de parité hommes-femmes, on peut dire que le Campus de Limonade n’est pas un champion. Les femmes sont minoritaires parmi les ancien·ne·s étudiant·e·s et ne représentent que 23%, soit à peine un quart d’entre eux. Ce sont pour la plupart des hommes autour de la trentaine. Effectivement, environ 46% des ancien·ne·s étudiant·e·s ont entre 30 à 34 ans. Toutefois, au niveau de la tranche d’âge 20-25 ans nous pouvons apprécier la situation la plus paritaire avec 40 % de femmes.

Ainsi, certaines filières demeurent peu mixtes et nous comprenons aussi que les choix de carrière sont toujours marqués par l’appartenance sexuée des individus. En Beaux-Arts et Sciences Informatiques, les alumni ayant répondu au questionnaire sont quasiment tous des hommes. Du côté des filières d’Agronomie et de Génie, les femmes sont moins de 10%. Fort heureusement, un certain équilibre semble vouloir s’imposer au niveau des filières Aménagement du Territoire et Environnement, et des Sciences de la Santé où le taux de représentativité des femmes est respectivement de 36 et de 33%. À la lumière de ces résultats, nous comprenons que l’insertion professionnelle représente un terrain d’enquête fertile pour analyser les inégalités hommes-femmes en matière d’études supérieures et d’accès à l’emploi ; cela pourrait remonter jusqu’à l’inscription aux concours d’entrée du Campus.

 

Un·e ancien·ne étudiant·e sur dix en poursuite d’études

La poursuite d’études, bien avant l’emploi, représente un indicateur majeur de la performance de la jeune institution. Mais pour cela, il faudrait déjà qu’ils obtiennent la licence. Or, seulement 22% des étudiants ont soutenu leur mémoire de sortie pour l’obtention de celle-ci. Par conséquent, seulement 9% des ancien·ne·s étudiant·e·s poursuivent leurs études après la licence. Là encore une certaine variation se trouve au niveau des disciplines. La filière d’Agronomie est en tête avec 31% des étudiants en poursuite d’études. En deuxième position, nous trouvons les filières d’Aménagement du territoire et des Sciences humaines et sociales avec 23% chacune.

Les alumni sont répartis sur différents pays, à plusieurs niveaux. 72% des alumni en poursuite d’études sont en master et 4% en doctorat. La France accueille la majorité d’entre eux (29%), ensuite viennent le Brésil et le Canada avec 13% chacun, suivis des États-Unis (8%). Toutefois, nous devons aussi noter la présence de certains étudiants en Ukraine et au Maroc. Un aspect aussi non négligeable est le nombre important d’ancien·ne·s étudiant·e·s qui poursuivent leurs études à distance soit un taux de 29%.

 

Insertion professionnelle des alumni du Campus

L’enquête vient de révéler que la majorité des alumni ne poursuivent pas en études supérieures. Encore une fois, la question de savoir ce qu’ils sont devenus persiste. Il n’est pas sans savoir que la volonté première des étudiants fraîchement diplômés, c’est de gagner un peu d’argent pour subvenir à leurs besoins. En Haïti comme ailleurs, le secteur de l’employabilité n’a guère évolué. En proie à une plus forte crise socio-politique et économique ces dernières années, le taux de chômage au pays augmente à mesure que les jours passent, estimé à 30% en 2020 (1). Toutefois, certains ancien·ne·s étudiant·e·s arrivent quand même à décrocher un emploi quoique 37% d’entre eux sont au chômage. Ils sont pour la plupart dans le secteur non lucratif, les ONGs, associations et organismes locaux, soit un taux de 23 %. Tout de suite après arrive le secteur privé qui emploie 22% des alumni. Bien que le secteur public soit le plus grand employeur du pays, il n’engage que 17% des ancien·ne·s étudiant·e·s.

D’un autre côté, d’autres activités sont à prendre en compte en ce qui concerne les secteurs d’activités des ancien·ne·s étudiant·e·s. Nous ne pouvons ignorer ceux qui font du bénévolat à la suite de leurs études au Campus (58%).

Par ailleurs, environ un tiers des alumni n’exerce pas dans leur domaine d’études réalisées au Campus de Limonade. C’est en quelque sorte une reconversion professionnelle forcée. Il y a aussi 16%, n’arrivant pas du tout à décrocher un emploi même hors de leurs champs d’études, qui se sont tournés vers l’autoentrepreneuriat. La question de l’employabilité des ancien·ne·s étudiant·e·s reste donc assez complexe.

En ce qui concerne les revenus, ce n’est pas très reluisant. Le salaire médian des ancien·ne·s étudiant·e·s se situe entre 25 et 50 000 gourdes par mois. Toutefois, 75% de ceux issus des filières de Génie et 25% de ceux d’Agronomie gagnent plus de 50 000 gourdes de revenus. De leur côté, 50% des ancien·ne·s étudiant·e·s issus des Sciences informatiques et 39% de ceux issus de l’Aménagement du Territoire et Environnement perçoivent les salaires les plus précaires sur le marché du travail, avec moins de 25 000 gourdes. Il y a aussi la filière des Sciences humaines et sociales dont 32% d’entre eux touchent un salaire de moins de 25 000 gourdes quoique seulement 36% de leurs ancien·ne·s étudiant·e·s sont en emploi. De façon globale, les quelques rares étudiants qui arrivent à décrocher un emploi n’ont pas un salaire satisfaisant. Avec ces crises successives au pays, si les étudiants n’ont pas d'emplois n’ayant pas de lien avec leur formation initiale avec de bas salaires, l’auto-entrepreneuriat et la poursuite d’études sont les plus grandes alternatives au chômage chronique.

Le bilan du Campus Henry Christophe de Limonade après une décennie permet de faire une évaluation de la quantité des efforts fournis par rapport aux résultats obtenus. Jusqu’alors, en nous basant sur les attentes d’il y a dix ans, le défi reste quasiment entier. Cependant, cette enquête, une première de ce genre dans le pays, démontre clairement que d’une certaine manière, certaines voies du succès peuvent être tracées à partir de l’institution. De façon générale, 98% des ancien·ne·s étudiant·e·s sont plutôt satisfaits de la formation offerte par celle-ci quoique 20% d’entre eux déplorent les conditions de travail. Avec des alumni en études avancées (master, spécialisation, doctorat), nous ne pouvons plus douter de la qualité de la formation.

Cependant, de grands défis doivent être relevés au niveau de la soutenance de mémoire de sortie. D’ailleurs, le manque de soutenance de mémoire entrave grandement la poursuite d’études. Il y a aussi là de grands efforts à pourvoir pour la délivrance de diplômes et de l’obtention de stages professionnels pour les étudiants. Le Campus Henry Christophe a gagné le pari malgré les bouleversements et tumultes qu’il a connus. Mais il reste tant à faire dans le souci d’asseoir une fois pour toutes, le prestige de l’établissement. Les ancien·ne·s étudiant·e·s peuvent briller partout, mais le Campus a aussi le devoir de rayonner sur le sol haïtien afin de taire, définitivement, tout doute en ce qui concerne la qualité de ses formations.

 

Jean Reynald St-Hubert

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Note

(1) Ministère de l'Économie et des Finances et Ministère de la Planification et de la Coopération Externe. (2020). Plan de Relance Économique Post-Covid-19 pour la période 2020-2023. https://mef.gouv.ht/docs/latest/prepoc_2020_2023.pdf

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