Que faut-il attendre de l’intermédiation de la Jamaïque pour le dénouement de la crise haïtienne ?

Depuis le début de cette année, la Jamaïque a montré un intérêt particulier pour le dénouement de la grave crise multiforme qui secoue Haïti et qui a atteint son point culminant en l’année 2022, justifiant même de la part du gouvernement haïtien une demande d’une force « robuste » auprès de la Communauté internationale, notamment auprès des Nations unies et aussi auprès de la Communauté des États de l'Amérique latine et des Caraïbes (CELAC) au VIIe Sommet de l’organisation qui s’était tenu en Argentine le mardi 24 janvier 2023. Depuis, on a vu en plusieurs fois la Jamaïque et son Premier ministre se manifester pour aider à trouver une solution haïtienne.

La question que nous traiterons dans les pages à venir sera de savoir ce qu’on peut attendre de l’intermédiation de ce pays dans le contexte actuel. Après avoir abordé l’histoire des relations entre les deux pays, nous analyserons successivement les différentes étapes de l’implication de la Jamaïque dans les activités et les démarches pour voler au secours d’Haïti, puis nous essayerons d’évaluer les chances de cette initiative généreuse.

 

1. Histoire des relations entre les deux pays

Les relations entre Haïti et la Jamaïque sont anciennes. Plus d’un dit qu’elles remontent à l’année 1844 où fut accueilli dans ce pays le troisième président d’Haïti.

Depuis lors, ce pays était devenu une destination fréquente d'anciens dirigeants et hommes politiques haïtiens en exil en raison de sa proximité géographique avec l’ile d’Hispaniola, soit une distance de 537 kilomètres.

1.1 Les relations entre la colonie de Saint-Domingue et la Jamaïque

 

Auparavant,  au 17e et au 18e siècle, sous la période française, les relations entre les deux territoires étaient surtout d’ordre ethnique. Certaines sources révèlent qu’un nombre appréciable d’Haïtiens ont du sang jamaïcain dans leurs veines, à commencer par Dutty Boukman, le grand acteur de la cérémonie du Bois-Caïman qui aurait été vendu à un planteur de Saint-Domingue et qui avait débarqué dans cette colonie avec l’idée de contribuer à la libération de ses frères esclaves. 

Inversement, en pleine période révolutionnaire à Saint-Domingue, à partir de 1794 et jusqu’en 1805, sous Jean-Jacques Dessalines, la Jamaïque avait accueilli un assez grand nombre de planteurs qui avaient déserté la colonie française et qui y auraient introduit la culture du café dans les montagnes. Ils avaient connu un certain succès auquel on doit la réputation dès cette époque du café jamaïcain, le Jamaican Blue Mountain.

 

1.2 Les relations entre les deux pays depuis François Duvalier

Sous la dictature de François Duvalier, plusieurs Haïtiens, intellectuels et entrepreneurs, qui fuyaient les atrocités du régime s’étaient établis à la Jamaïque. Ils avaient investi dans l’industrie du plastique qui s’était bien développée, notamment dans la fabrication d’ustensiles domestiques.

Au cours des années 1990 et 2000, des centaines de boat-people haïtiens débarquaient régulièrement sur les côtes au nord de la Jamaïque où ils étaient d’abord accueillis dans des centres dédiés aux réfugiés avant d’être rapatriés plusieurs mois après en Haïti avec l’accord des gouvernements des deux pays.

Malgré cette politique de retour assez amicale, des Haïtiens ont pu s’implanter dans cette ile voisine qui n’a jamais exercé de brutalité envers nos compatriotes contrairement aux États-Unis, aux Bahamas et en République dominicaine.

1.3 Les relations diplomatiques entre Haïti et la Jamaïque

Sur le plan diplomatique, les pays ont entretenu pendant des années des relations plutôt dissymétriques. Haïti a longtemps possédé une ambassade à Kingston tandis que la Jamaïque s’était limitée à faire fonctionner un consulat à Port-au-Prince.

De nos jours, nous n’avons plus d’ambassade dans ce pays, Haïti ayant appliqué finalement le principe de réciprocité.

Pour entrer dans ce pays, les Haïtiens doivent posséder un visa qui est délivré par le Consulat de la Jamaïque à Port-au-Prince. Inversement, les Jamaïcains ne peuvent accéder au territoire haïtien sans visa.

Il faut rappeler que les relations entre les deux pays avaient connu une brouille en 2004 quand la Jamaïque avait offert d’accueillir pour dix semaines l’ancien président Jean-Bertrand Aristide après son renversement le 29 février 2004et avant son exil en Afrique du Sud pendant trois années.

2. L’implication croissante de la Jamaïque pour la résolution de la crise haïtienne

2.1 Les différentes étapes de l’implication de la Jamaïque dans les activités et les démarches pour voler au secours d’Haïti

La Jamaïque était le premier pays à proposer après le VIIIe Sommet du CELAC, dès le 1er février 2023 une aide militaire et policière à Haïti dans le cadre de l’éventuelle mission internationale qui pourrait être déployée sur notre territoire alors que le Salvador ne s’en tenait qu’à la promesse d’un soutien en matière de conseil.

La Jamaïque s’était également manifestée à la suite d’une réunion baptisée 44e Sommet de la CARICOM, qui s’était tenue à Nassau, Bahamas du 15 au 17 février 2023 à laquelle avaient participé plusieurs pays du continent américain, dont les États-Unis et le Canada.

Le pays s’était également empressé de dépêcher sans délai en Haïti une mission au titre de la CARICOM qui a été conduite le 27 février 2023 par son Premier ministre, Andrew Holness en compagnie de représentants des Bahamas, de Trinidad-Tobago et du secrétariat de la CARICOM. En somme, c’était une mission rapide d’évaluation de la situation sécuritaire d’Haïti dans la perspective d’œuvrer au retour de la stabilité dans le pays à travers une solution « dirigée par les acteurs nationaux » dont certains avaient rencontré la délégation de la CARICOM.

 

La crise haïtienne était encore au menu d’une rencontre qui s’était tenue le lundi 15 mai 2023 entre le secrétaire général de l’ONU, Antonio Guterres et Andrew Holness, qui portait également sur la crise climatique qui touche les Caraïbes.

 

Les deux autorités avaient alors discuté du rôle de leadership que pourrait « jouer la Jamaïque dans le cadre d’une médiation dans la recherche d’une solution à la crise en Haïti et sur la manière d’impliquer la communauté internationale ».

 

Et au cours des quatre à cinq derniers jours, la question de l’intermédiation de la Jamaïque est revenue en force sur le tapis avec l’annonce de la tenue d’une réunion prévue du 11 au 13 juin prochain à Kingston pour faire suite à l’engagement du Premier ministre jamaïcain qui avait promis au mois de février « la tenue d’une rencontre entre les acteurs haïtiens en terrain neutre».

 

2.2 Vers la rencontre du 11 au 13 juin 2023

Le projet de la rencontre du 11 au 13 juin qui semble susciter beaucoup d’espoir comme une réunion de la dernière chance défraie actuellement la chronique et ne semble pas être apprécié de la même manière par les différents acteurs.

 

Bien que cette rencontre soit la première qui semble avoir la chance de pouvoir de réunir une trentaine d’acteurs dans un pays où les hommes politiques n’ont jamais voulu se retrouver autour d’une même table depuis plusieurs années, certaines voix discordantes commencent à résonner pour exprimer leurs réserves ou leur indécision.

 

Ainsi, Pierre Espérance, le directeur exécutif du Réseau national de défense des droits humains n’a pas jusque-là confirmé sa décision d’y participer au nom de son organisme. Il a même souligné qu’après avoir consulté la liste des invités, il pense avoir constaté « qu’il y a un déséquilibre au niveau de la liste » du fait que « des secteurs sont mal représentés ou ne sont pas représentés »et qu’il ne prendra sa décision que si la CARICOM « tiendra compte de ses considérations.»

 

D’autres réserves plus nuancées ont été exprimées par certains membres de la classe politique. Ainsi, bien qu’il annonce sa participation à la rencontre, Clarens Renois dit « réprouver toute idée d’adresser la crise haïtienne face à des dirigeants régionaux étrangers aux valeurs de liberté et d’indépendance qui ont su faire la fierté de la première République noire libérée du joug esclavagiste ».

 

2.3 Les questions à l’ordre du jour de la rencontre

Les trois questions fondamentales qui seront abordées à la rencontre tel que publié dans la presse internationale et repris par la presse haïtienne seront les suivantes.

-des mesures de gouvernance provisoires nécessaires à l’approche des élections générales pour restaurer la confiance dans la transition et garantir que le gouvernement puisse tenir ses engagements ;

- des moyens de parvenir à des élections générales crédibles pour choisir un gouvernement légitime et représentatif du peuple haïtien.

- des réformes fondamentales à entreprendre pour garantir que la crise actuelle ne se répète.

3 Comment analyser les perspectives de cette rencontre ?

Il apparait d’emblée que le programme est totalement irréaliste. Comment traiter en trois jours un ensemble de questions qui paraissent aussi vastes pour un pays qui souffre d’une crise qui oppose profondément la plupart des acteurs ?

De quelles mesures de gouvernance provisoires s’agira-t-il de traiter entre des acteurs qui ne sont unis que par leurs contradictions profondes depuis des années, et ce dans un pays connu comme sans gouvernance depuis des dizaines d’années, pour ne pas dire depuis sa création en 1804 ?

La seconde question est encore plus incongrue. On sait qu’il n’y pas actuellement de provision pour obtenir le seul moyen de parvenir à des élections générales crédibles si la sécurité n’est pas rétablie et ce ne sera pas objectivement possible avant plusieurs mois ou peut-être même plusieurs années. On sait d’ailleurs que malgré les opérations récentes de la Police nationale d’Haïti, aucun progrès réel n’a été réalisé ces temps, alors qu’une nouvelle poche d’insécurité est  en train de se développer dans le quartier de Carrefour depuis quatre à cinq jours.

Enfin, la troisième question à savoir « définir les réformes fondamentales à entreprendre pour garantir que la crise actuelle ne se répète » est simpliste au plus haut point. Parce que les conditions de parvenir à des réformes n’existent que dans un autre monde et il faudrait peut-être là encore au mieux des dizaines d’années pour changer la situation actuelle du pays et surtout les habitudes des « criseurs » perpétuels qui commencent généralement leur jeu de déstabilisation dès la prise de fonction ou même avant la prise de fonction des présidents de la République élus.

On peut se demander si les participants à la rencontre finiront par lâcher un peu de lest dans leurs disputes à répétition sur les mêmes questions, notamment sur la question d’un exécutif monocéphale ou d’un exécutif bicéphale ou encore le nombre de têtes à la tête de l’exécutif.

Tout ceci dénote une méconnaissance profonde de la situation du pays par le Premier ministre de la Jamaïque qui n’était venu en Haïti que quelques heures durant la journée du 27 février 2023.

Malgré tout, il faut espérer que les acteurs changent brusquement de mentalité et décident finalement de conclure une entente.

Toutefois, dans le contexte actuel du pays, un accord politique suffira-t-il pour parvenir à des choses concrètes ? Parce qu’on ne peut pas oublier que les gangs sont les vrais acteurs sur le terrain même si plus d’un répète à l’envi que les actions de ces derniers sont en lien avec les hommes politiques et certaines personnalités du secteur des affaires ?

Conclusion

La perspective de la grande rencontre qui va se tenir à Kingston entre le 11 et le 13 juin prochain reste au centre de l’actualité politique haïtienne avec des attentes différentes. Si certains y placent beaucoup d’espoirs la considérant comme une réunion de la dernière chance à l’instar de Clarens Renois, puisque c’est la première fois que se trouveront réunis la majorité des acteurs politiques et de la société civile haïtienne autour d’une même table pour discuter des moyens à mettre en œuvre pour « sauver le pays ». Ce qui est déjà pas mal, mais on sait que les décisions qui seront prises ne seront pas contraignantes d’autant que la Jamaïque ne possède aucun poids diplomatique réel ni militaire même si elle avait fait la promesse d’envoyer quelques soldats sur le terrain haïtien.

D’autres n’y voient qu’un moyen dilatoire lancé par les grandes puissances comme les États-Unis et le Canada qui n’ont pas voulu fouler le terrain piégé d’Haïti pour aider à rétablir la sécurité et qui sont peut-être fatiguées de la répétition des mêmes problèmes de ce pays depuis des dizaines d’années, sinon depuis sa création.

Enfin, d’autres acteurs espèrent qu’un miracle pourrait se produire à la faveur d’une prise de conscience du danger de disparition qui menace le pays, appelant à un dépassement de soi général. Mais pour dépasser quoi ?

Que leur appel soit entendu !

 

Jean SAINT-VIL

jeanssaint_vil@yahoo.fr

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