Chroniques fidèles survenues au siècle dernier à l’hôpital psychiatrique de Blida-Joinville, au temps où le Docteur Frantz Fanon était Chef de la cinquième division entre l’an 1953 et 1956.
Film d’un Algérien sur les années algériennes de Fanon, Prix du jury de la Semaine de la critique au Fespaco 2025, l’approche d’Abdenour Zahzah tranche avec les autres films réalisés sur Fanon, à commencer par le récent Fanon de Jean-Claude Barny, lui aussi centré sur ces années, mais dans un tout autre style (cf. critique n°16310).
C’est en effet avant tout au Fanon psychiatre que s’intéresse Zahzah, donc entre 1953 et 1956. Restreindre cette approche biographique à ces trois années est intéressant à plusieurs titres. C’est d’une part le centrer sur l’aliénation psychique subie par les Algériens en situation coloniale. C’est d’autre part voir comment Fanon va réfléchir cette détermination jusqu’à écrire son livre Les Damnés de la terre et s’engager aux côtés des indépendantistes algériens. C’est enfin comprendre comment le jeune médecin va appliquer la méthode expérimentée comme interne en Lozère.
C’est en effet à l’asile de Saint-Alban, dans le service de François Tosquelles, qu’il s’initie à une nouvelle façon de pratiquer la psychiatrie. Tosquelles est un Républicain espagnol exilé et un pionnier de la psychothérapie institutionnelle qui vise à désaliéner l’institution psychiatrique en instaurant un vivre-ensemble entre soignants et patients à qui l’on rend leur dignité. Fanon prépare avec lui le concours du Médicat des Hôpitaux Psychiatriques où il est reçu en juin 1953, et fait une demande de poste en Afrique. Il vise le Sénégal mais obtiendra l’Algérie où il est nommé médecin-chef en novembre 1953. Il a 28 ans. Il s’installe à Blida avec sa femme blanche, Josie, qu’il a épousée en juillet 1952 et qui s’engagera à fond avec lui. En 1955, naît leur fils Olivier (qui joue dans le film le rôle de l’avocat martiniquais Marcel Manville, ami d’enfance de Fanon qui s’est également engagé pour l’indépendance de l’Algérie et organise l’exfiltration de Fanon !). Tout cela va dont très vite. Dans son service de l’hôpital psychiatrique de Blida-Joinville, à 50 km d’Alger, Fanon impose avec détermination cette vision novatrice de la psychiatrie mais soutient également activement la résistance algérienne à la colonisation jusqu’à se mettre en danger. Il décide alors de démissionner et de s’exiler en décembre 1956 dans une ambiance de violence accrue, juste avant que ne s’abatte la terreur de la « Bataille d’Alger » en 1957.
Abdenour Zahzah est un orfèvre : en spécialiste de Fanon, il a minutieusement préparé son film, laissant de côté toute romance ou hagiographie. A la suite de son documentaire Mémoire d’asile (2002), il a tourné ce que Fanon a lui-même notifié dans ses notes cliniques, d’où ce long titre de « chroniques fidèles ». Zahzah les a retrouvées dans les archives de l’hôpital et enrichies des témoignages du personnel de l’époque. On voit Fanon à la fois fier de sa nomination, horrifié par la déshumanisation des patients et lutter pour faire évoluer leur traitement. Il devra s’opposer à l’institution mais trouvera aussi d’efficace soutiens.
Après un générique sur une douce guitare, le film démarre par la tentative d’une femme de sortir du bâtiment de l’hôpital. Elle est ramenée par des infirmiers et attachée à son lit, dans l’obscurité. C’est cette obscurité que Fanon va vouloir changer. Il se retrouve à être le cinquième médecin-chef d’un hôpital de 2000 pensionnaires et autant d’employés dans 25 pavillons. Il fait ses preuves, trouve des coéquipiers, et se voit vite confié comme un défi le pavillon des musulmans (mot utilisé à l’époque pour désigner les Algériens). La tâche est ardue car il faut convaincre les infirmiers de modifier eux aussi leurs comportements, et notamment l’infirmier-chef Charef (Omar Boulakirba, cf. son « débat-forum » au Fespaco 2025). Zahzah se concentre sur la méthode, les avancées, les petites victoires, les douleurs aussi de patients ballotés par la vie. Avec un médecin-chef acquis à la psychothérapie institutionnelle, Fanon organise une formation des infirmiers et soutient l’instauration d’un hôpital de jour pour éviter que tout patient amené soit enfermé. Il engage un musicien local pour des animations et parle librement du trauma colonial devant une assistance du mouvement scout. Il est confronté au récit terrible d’un commissaire de police : comment torturer efficacement… Les pressions se font plus pesantes alors qu’il s’engage plus avant avec le FLN.
D’un naturel peu loquace, Fanon ne croit qu’à l’action. Alexandre Desane l’interprète avec une grande intériorité. Il évolue à pas précis dans la géographie complexe de l’hôpital à laquelle il tente d’adapter sa méthode. A l’écoute de toute proposition, on le sent l’élaborer peu à peu tandis que la liberté qu’il voudrait voir ses patients recouvrer se heurte à leur condition de colonisés. C’est dans cette tension que le film, tourné en noir et blanc, est aussi attentif à Fanon qu’aux soignants et aux patients, et saisit à quel point, malgré une vie trop courte (il meurt d’une leucémie en décembre 1961 à 36 ans), Fanon a révolutionné la pensée jusqu’à être aujourd’hui une référence essentielle de nombreux auteurs et artistes, ainsi que des théories décoloniales. C’est en effet en tant que psychiatre qu’il rédige son essai analytique du colonialisme, Les Damnés de la terre, qui paraîtra aux Editions Maspéro quelques jours avant sa mort en 1961, et où il affirme qu’il nous faudra longtemps pour nous débarrasser des blessures coloniales.
Olivier Barlet
Africultures