Johnson Sabin et son livre «Peyi Lòk» : Une esthétique de la cruauté artaudienne et l'écho du théâtre dans le photojournalisme

Introduction

Le photojournalisme contemporain, dans sa quête de capturer l'essence brute des réalités sociales et politiques, trouve en Johnson Sabin, et particulièrement dans son œuvre "Peyi Lòk", une expression poignante et complexe. Ce corpus d'images, témoignant des tumultes et des tensions d'Haïti, offre un terrain d'analyse fécond pour une exploration qui dépasse la simple documentation. Ici nous proposons d'examiner le travail de Sabin à travers deux prismes distincts mais potentiellement convergents : d'une part, l'esthétique de la cruauté telle que théorisée par Antonin Artaud, une cruauté qui n'est pas synonyme de sadisme mais d'une confrontation rigoureuse avec la nécessité et les forces vitales ; et d'autre part, l'influence possible de son expérience théâtrale sur sa pratique photographique, suggérant une "mise en scène" du réel qui en exacerbe la signification. Nous chercherons à démontrer comment, dans les clichés de Sabin, la "cruauté" des situations, des espaces et des "choses" se manifeste avec une intensité qui atteint la conscience, et comment une certaine théâtralité dans la composition et le cadrage pourrait être une continuité de son parcours artistique initial.

Partie 1 : La cruauté selon Antonin Artaud – Au-delà de la violence, la nécessité implacable

Antonin Artaud, dans son ouvrage séminal "Le Théâtre et son Double", introduit une conception révolutionnaire de la "cruauté" qui se distingue radicalement de son acception commune. Pour Artaud, la cruauté n'est pas primairement la violence interpersonnelle ou la souffrance infligée. Elle est, avant tout, "rigueur cosmique et nécessité implacable", "application et décision implacables, pureté irréductible". Il écrit : "Tout ce qui agit est une cruauté. C'est sur cette idée d'action poussée à bout, et extrême, que le théâtre doit se renouveler." Cette cruauté est donc une force active, une tension vitale, une confrontation avec la dureté de l'existence et la vérité nue des choses. Elle est ce qui secoue, ce qui éveille la conscience en la sortant de sa torpeur.

Naoko Inoue, analysant "Le théâtre pur chez Antonin Artaud", souligne que cette "pureté" visée par Artaud est une tentative de "constituer une œuvre uniquement à partir des éléments poétiques", débarrassée des scories psychologiques ou narratives conventionnelles. La cruauté devient alors le moteur de cette épuration, le moyen de toucher à une réalité plus profonde, plus essentielle. Franco Tonelli, de son côté, met en lumière comment, pour Artaud, le théâtre est un lieu où "l'impossible devient réalité", une "réalité seconde" où se manifestent les forces occultées de la vie.

Crucialement pour notre analyse du travail de Johnson Sabin, cette cruauté artaudienne n'est pas l'apanage des seules actions humaines. Artaud insiste sur le fait que les "choses" elles-mêmes peuvent être cruelles. L'espace, l'atmosphère, les objets, la lumière, le son – tous ces éléments peuvent exercer une pression, une forme de violence symbolique qui affecte la sensibilité et la conscience. C'est une cruauté inhérente à l'environnement, à la situation, qui dépasse les intentions individuelles.

Eric Sellin, dans ses analyses des théories dramatiques d'Artaud, et Leonard Pronko, en explorant l'influence du théâtre oriental (notamment balinais) sur Artaud, confirment cette vision d'un théâtre qui vise à un impact total, mobilisant tous les aspects de la représentation pour créer une expérience viscérale. Le théâtre de la cruauté est celui qui "réveille nerfs et cœur", qui utilise un langage physique et concret pour parler directement aux sens.

Partie 2 : "Peyi Lòk" de Johnson Sabin – La cruauté des choses et de l'espace haïtien

Les photographies de Johnson Sabin dont le livre intitulés "Peyi Lòk" (littéralement "pays verrouillé") en particulier, documentent une période de paralysie et de soulèvement intense en Haïti. Ces images, au-delà de leur valeur testimoniale, peuvent être analysées à travers le prisme de la cruauté artaudienne, en particulier cette cruauté qui émane des "choses" et de l'espace, et qui atteint la conscience plus que le corps directement.

  • La Scénographie de la Crise : Les clichés de Sabin dépeignent souvent des rues barricadées, des pneus enflammés, des bâtiments délabrés, des espaces urbains marqués par l'abandon ou la confrontation. Ces éléments ne sont pas de simples décors ; ils incarnent la tension et la suffocation du "Peyi Lòk". La matérialité des barricades, la fumée âcre, l'atmosphère pesante, tout cela constitue une forme de cruauté exercée par l'environnement sur ses habitants et sur le spectateur de l'image. Ce sont les "choses" – les débris, les obstacles, l'architecture même – qui parlent de la crise. Comme le mentionne la présentation de son livre par Escourbiac, Sabin pose sa caméra sur les "rues en ébullition", capturant une "nouvelle stratégie de lutte". Cette stratégie se matérialise dans l'espace, le transformant en un théâtre de la contestation.
  • La Présence des Corps Soumis à la Nécessité : Si la cruauté artaudienne n'est pas que violence physique, elle n'exclut pas la manifestation de la souffrance et de la détermination sur les corps. Dans les photographies de Sabin, les visages sont souvent tendus, les corps en mouvement, exprimant la fatigue, la colère, mais aussi une résilience farouche. La cruauté ici n'est pas tant celle d'un individu sur un autre (bien que cela puisse être présent), mais celle de la situation qui impose des épreuves, des choix extrêmes. Les corps deviennent des signes de cette "nécessité implacable" dont parle Artaud.
  • L'Atmosphère Oppressante et la Conscience du Spectateur : Les compositions de Sabin, souvent denses et dynamiques, plongent le spectateur au cœur de l'événement. Il ne s'agit pas d'un regard distant, mais d'une immersion qui peut générer un sentiment d'oppression, une prise de conscience aiguë de la réalité dépeinte. Cette capacité à atteindre la "conscience" du spectateur, à le secouer, est au cœur du projet artaudien. Les notes du colloque[1] : « Ou en sont les théories de la photographie » souligne souvent comment la photographie sociale peut agir comme un révélateur des tensions et des injustices, un rôle que Sabin assume pleinement.

Les théories de l'image, comme celles évoquées par Walter Benjamin sur la perte de l'aura et la politisation de l'art, ou par Roland Barthes avec les concepts de studium (l'intérêt culturel général) et de punctum (ce détail qui "poigne" le spectateur), peuvent également éclairer la réception des œuvres de Sabin. Le punctum de ses images pourrait résider précisément dans cette manifestation de la cruauté des choses, ce détail de l'environnement qui frappe par sa signification brute.

Partie 3 : L'Influence du Théâtre – La Photographie comme Scène et Continuité

La biographie de Johnson Sabin, telle qu'évoquée sur sa page Wikipédia ou dans divers articles, fait état de son passage par le théâtre avant de se consacrer pleinement au photojournalisme. Cette expérience n'est pas anodine et pourrait avoir façonné son regard et sa manière de composer ses images, leur conférant une dimension théâtrale.

  • Le Cadrage et la Composition Scénique : De nombreuses photographies de Sabin présentent une composition soignée, où les sujets sont placés dans le cadre d'une manière qui évoque une scène de théâtre. Il y a souvent un premier plan, un arrière-plan, et des lignes de force qui guident le regard. Le choix du cadrage, qu'il soit serré sur un visage ou plus large pour embrasser une scène de foule, semble relever d'une intention de "mettre en scène" la réalité pour en amplifier l'impact dramatique. On peut y voir une forme de "langage physique et concret" cher à Artaud, où chaque élément visuel contribue au sens global.
  • Les "Acteurs" du Drame Social : Les individus photographiés par Sabin, bien que saisis dans leur réalité, acquièrent souvent une stature d'"acteurs" sur la scène du drame social haïtien. Leurs gestes, leurs expressions, leur posture semblent chargés d'une signification qui dépasse l'instant. Comme l'indique l'article des Études Photographiques sur la "Photographie et [la] mise en scène de soi", même la photographie documentaire peut impliquer une forme de performance, consciente ou non, de la part des sujets. L'œil théâtral de Sabin pourrait être particulièrement sensible à ces moments où le réel se donne à voir avec une intensité dramatique.
  • La Lumière et l'Atmosphère : L'utilisation de la lumière dans les clichés de Sabin contribue également à cette impression théâtrale. Que ce soit la lumière crue du soleil des Caraïbes, les contrastes violents, ou la lueur des incendies, la lumière sculpte les formes et crée des atmosphères qui renforcent la tension dramatique des scènes. Le théâtre, et particulièrement le théâtre de la cruauté d'Artaud, accorde une importance primordiale à la lumière comme élément actif de la mise en scène.
  • La Narration Visuelle comme Séquence de Tableaux : Envisagé dans son ensemble, "Peyi Lòk" peut être perçu comme une succession de "tableaux vivants", chaque photographie constituant une scène chargée de sens. Cette approche narrative, qui construit un récit à travers des images fortes et autonomes, n'est pas sans rappeler la manière dont une pièce de théâtre se déploie à travers une série de scènes clés. L'article sur "La naissance de l'idée de photographie" sur Cairn.info rappelle que la photographie a dès ses débuts été investie de capacités narratives et expressives qui vont bien au-delà de la simple reproduction.

Cette "théâtralité" n'enlève rien à la valeur documentaire du travail de Sabin. Au contraire, elle pourrait être vue comme un moyen d'intensifier la vérité de la situation, de la rendre plus palpable et plus percutante pour le spectateur, dans une démarche qui, paradoxalement, rejoint l'exigence de vérité et d'impact direct prônée par Artaud pour le théâtre.

Conclusion

L'œuvre photographique de Johnson Sabin, et singulièrement "Peyi Lòk", se révèle d'une richesse exceptionnelle lorsqu'elle est examinée à la lumière des théories d'Antonin Artaud et de l'influence potentielle de l'art théâtral. La notion de "cruauté" artaudienne, entendue comme une confrontation avec la nécessité implacable et la force brute des choses et des situations, offre un cadre interprétatif puissant pour comprendre l'impact des images de Sabin. Celles-ci ne se contentent pas de montrer la souffrance humaine ; elles exposent la cruauté inhérente à un espace en crise, à un "pays verrouillé" où l'environnement lui-même devient un acteur du drame.

Parallèlement, l'hypothèse d'une influence de son passé théâtral sur sa pratique photographique ouvre des pistes d'analyse fructueuses. La composition soignée, le sens du cadrage, la dramatisation des scènes et la manière dont les sujets sont "mis en scène" suggèrent que pour Sabin, la photographie pourrait être une forme de continuité de l'art dramatique, un moyen de capturer et de transmettre l'intensité du réel avec une force comparable à celle de la scène.

En définitive, Johnson Sabin, par son regard singulier, ne se contente pas d'être un témoin. Il devient un metteur en scène du réel, utilisant la cruauté inhérente aux situations et une esthétique teintée de théâtralité pour secouer la conscience du spectateur et l'inviter à une réflexion profonde sur les réalités complexes d'Haïti. Son travail s'inscrit ainsi dans une tradition d'art engagé qui cherche, par la force de l'image, à atteindre une vérité qui dépasse le visible immédiat.

 

Jean Robenson JOSEPH

Directeur exécutif de CERAVS

Bibliographie :

  • Artaud, Antonin. Le Théâtre et son Double. Gallimard, 1938.
  • Tonelli, Franco. L'esthétique de la cruauté : étude des implications esthétiques du «Théâtre de la cruauté» d'Antonin Artaud
  • Inoue, Naoko. "Le théâtre pur chez Antonin Artaud".
  • Kracauer, Siegfried. "La photographie" [1927/1963], in "Les technimages", Revue d'esthétique, Paris, Jean-Michel Place, n°25, 1994, p. 189-199.
  • André Gunthert. « Que dit la theorie de la photographie ? » Étude photographiques, 34 | Printemps 206. https://journals/openedition.org/etudesphotographies

[1] Colloque « Où en sont les théories de la photographie ? », 27 mai 2015, Paris, Centre Pompidou (avec la participation de l’université Paris-1 Panthéon- Sorbonne [HiCSA], de l’EHESS et de la revue Études photographiques), contributions de : Clément Chéroux, Philippe Dubois, Jacqueline Guittard, André Gunthert, Johanne Lamoureux, Michel Poivert, Joel Snyder, Jean-Marie Schaeffer, Herta Wolf (enregistrement vidéo, http://imagesociale.fr/1475).

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