Le patrimoine est d’abord et avant tout, l’affaire des communautés

Dans le but de valoriser une série de recherches sur la culture haïtienne, Le National est allé à la rencontre du Pr Jean Rony Gustave pour un entretien autour du binôme patrimoine et tourisme. Jean Rony Gustave est enseignant-chercheur et doctorant en ethnologie et patrimoine à l’Université Laval de Québec.

Le National : Le National est heureux de pouvoir collecter vos propos sur le binôme patrimoine et tourisme. Avant d’entrer d’emblée dans le sujet, parlez- nous un peu de vous et de votre parcours.

Jean Rony Gustave : Cela me fait un grand plaisir de pouvoir partager mes points de vue avec le National sur le binôme patrimoine et tourisme, notamment en Haïti. Pour répondre directement à la question, je suis enseignant-chercheur à l’UPAG et à l’UEH depuis des années, je fais une thèse de doctorat en ethnologie et patrimoine à l’Université Laval de Québec depuis 2015. Je suis actuellement en phase de rédaction afin de pouvoir soutenir bientôt ma thèse. Je traite de la problématique du binôme patrimoine et tourisme sous l’angle de participation réelle et effective des communautés locales dans les projets touristiques en Haïti, spécifiquement dans les Départements de l’Artibonite et du Centre.

L.N. : Si vous deviez expliquer la notion de patrimoine à quelqu’un. Que diriez-vous ?

J.R.G. : Le patrimoine, comme concept, a une histoire. Mais, je n’ai pas l’intention de faire toute une histoire du concept de patrimoine qui, d’ailleurs, est très riche. Pour aller rapidement, je dis ceci : Au sens le plus commun et le plus général, ce terme renvoie à patrimonium (du latin) qui signifie bien d’héritage qui descend, suivant la loi, des pères et des mères à leurs enfants. Par extension, ce terme est venu à designer les biens de l’église, les biens de la couronne puis, au XVIIIe siècle, les biens de signification et valeur nationale d’une part, universelles de l’autre (patrimoine scientifique, patrimoine végétal et zoologique). S’il est vrai que le patrimoine est un héritage ou un bien, mais ce n’est pas n’importe quel héritage ou bien. Le patrimoine est un bien que se revendique une personne, une collectivité ou une nation en général pour ses valeurs de témoignages et historiques. Et, quand on parle de patrimoine, il n’est pas nécessaire qu’un bien ait une valeur nationale et universelle. Les membres d’une communauté quelconque peuvent faire d’un bien (matériel) ou d’une pratique culturelle leur patrimoine sans que celui-ci ou celle-ci n’ait une valeur nationale ou universelle. Le patrimoine est d’abord et avant tout l’affaire de ses communautés, de ses acteurs. Et à partir du moment qu’un bien (cela peut-être un objet ou une pratique culturelle) est reconnu pour ses valeurs de témoignage et historique, une communauté ou une collectivité estime nécessaire de le protéger, de le conserver, de se l’approprier, de le valoriser et de le transmettre de génération en génération pour en assurer la pérennité, grâce à des porteurs de traditions.

L.N. : Quel rapport entretient un peuple avec son patrimoine ?

J.R.G. : Il y a un rapport subjectif, voire sentimental qui existe entre un peuple et son patrimoine. Grâce au miroir qu’il fournit de soi et au contact qu’il permet avec l’autre, le patrimoine contribue à révéler à chacun, à chaque peuple son identité. Il permet de souder les liens sociaux, de les rendre durables ou plus durables, il facilite le « vivre-ensemble ». Par exemple, dans le cas de notre pays où la nation est fragmentée, divisée, une bonne politique culturelle peut développer à nouveau un sentiment d’appartenance chez l’Haïtien, augmenter le niveau de la conscience collective qui tend à s’affaiblir. Jean Ronald Augustin a récemment traité de la problématique de la question des mémoires de l’esclave comme patrimoines immatériels en Haïti pour montrer que celles-ci peuvent contribuer au « vivre-ensemble ». Je cite :

Il est un fait indéniable que les mémoires de l’esclavage dans la société haïtienne sont peu examinées en termes de culture. Cette attitude est le résultat des différentes politiques culturelles qui les ont évacuées dès la création de la nouvelle nation, alors qu’elles constituent un pilier éducatif. En les considérant comme des patrimoines culturels immatériels, elles peuvent contribuer au vouloir vivre-ensemble, mais également à alimenter et à renforcer l’identité du peuple et découvrir Haïti. Les actions gouvernementales haïtiennes en matière culturelle devraient converger vers la protection et la mise en valeur de manière durable du patrimoine national, notamment celui en rapport au passé colonial esclavagiste. (Jean Ronald Augustin. Mémoire de l’esclavage en Haïti. Entrecroisement des mémoires et enjeux de la patrimonialisation. Thèse de Doctorat. Québec : Université Laval, 2016)

De plus, un peuple peut développer un rapport économique avec son patrimoine dans le sens que le patrimoine peut être valorisé à des fins touristiques. Aujourd’hui, dans le monde, l’industrie touristique fait partie des plus grandes industries économiques. Depuis après la Seconde Guerre mondiale, le tourisme est devenu une manne pour les pays antillais, notamment Haïti (sous la présidence de Dumarsais Estimé spécifiquement). Malheureusement, Haïti n’a pas pu tenir haut le flambeau pour des raisons que nous allons mentionner plus loin. Ces pays antillais se servent de leur beau soleil, leurs belles plages, mais aussi de leur culture immatérielle (les fêtes, les traditions, les savoir-faire…) pour attirer le tourisme. De ces pays antillais, nous retrouvons Saint-Domingue, notre pays voisin, qui connaît un progrès économique énorme grâce entre autres à l’industrie touristique et qui, aujourd’hui, nous dépasse grandement sur tous les plans : social, politique et économique.

L.N. : Pouvez-vous nous parler un peu des mesures de sauvegarde du patrimoine pour en assurer une bonne gestion ?

J.R.G. : La question de sauvegarde du patrimoine est une question importante. En effet, sans les mesures de sauvegarde, le patrimoine meurt, le patrimoine disparaît. Dans le cas du patrimoine matériel (culturel ou naturel) par exemple, il faut les conserver, les restaurer. Cela nécessite des moyens économiques et juridiques. Par exemple, en Haïti, nous avons l’ISPAN (Institut de sauvegarde du patrimoine national) qui s’en occupe. Mais les moyens économiques font défaut à cette institution. Ce qui explique en grande partie la dégradation physique de nos patrimoines matériels. À noter que l’ISPAN ne s’occupe que du bâti (du matériel). Dans le cas du patrimoine immatériel, la situation paraît plus complexe. Car, au-delà de l’appropriation et de la reconnaissance, il faut la TRANSMISSION (en grandes lettres) de ce patrimoine pour le sauvegarder. Sans la transmission, le patrimoine immatériel meurt, puisqu’il est porté par les humains, bref il est un patrimoine vivant. Il faut l’existence des porteurs de tradition qui transmettent ce patrimoine de génération en génération pour en assurer la pérennité. Des lakou comme Badjo, Souvnans et Soukri existent encore grâce à des porteurs de traditions. Sinon, ces patrimoines seraient morts. En Haïti, c’est tout récemment (après le passage du séisme du 12 janvier 2010) que l’Université Laval, de concert avec l’Université d’État d’Haïti, a mis sur pied un projet connu sous le sigle de IPIMH (Inventaire du patrimoine immatériel d’Haïti) visant à sauvegarder les patrimoines immatériels. Nous félicitons les professeurs Laurier Turgeon et Habib Saidi de l’Université Laval pour cette belle initiative. Les Haïtiens devraient être reconnaissants envers ces professeurs étrangers.

L.N. : Qui doit s’assurer de la protection d’un patrimoine national devenu patrimoine mondial de l’UNESCO et comment ça marche ?

J.R.G. : La question nécessite une réponse élaborée. Pour des raisons de temps, nous allons essayer de répondre brièvement. Pour figurer sur la Liste du patrimoine mondial, les sites doivent avoir une valeur universelle exceptionnelle et satisfaire à au moins un des dix critères de sélection suivants :

1) Représenter un chef-d’oeuvre du génie créateur humain ;

2) Témoigner d’un échange d’influence considérable pendant une période donnée ou dans une aire culturelle déterminée, sur le développement de l’architecture ou de la technologie, des arts monumentaux, de la planification des villes, ou de la création de paysages ;

3) Apporter un témoignage unique ou du moins exceptionnel sur une tradition culturelle ou une civilisation vivante ou disparue ;

4) Offrir un exemple éminent d’un type de construction ou d’ensemble architectural ou technologique ou de paysage illustrant une ou des périodes significative(s) de l’histoire humaine ;

5) Être un exemple éminent d’établissement humain traditionnel, de l’utilisation traditionnelle du territoire ou de la mer, qui soit représentatif d’une culture (ou de cultures), ou de l’interaction humaine avec l’environnement, spécialement quand celui-ci est devenu vulnérable sous l’impact d’une mutation irréversible ;

6) Être directement ou matériellement associé à des événements ou des traditions vivantes, des idées, des croyances ou des oeuvres artistiques et littéraires ayant une signification universelle exceptionnelle (Le Comité considère que ce critère doit préférablement être utilisé en conjonction avec d’autres critères) ;

7) Représenter des phénomènes naturels ou des aires d’une beauté naturelle et d’une importance esthétique exceptionnelle ;

8) Être des exemples éminemment représentatifs des grands stades de l’histoire de la terre, y compris le témoignage de la vie, de processus géologiques en cours dans le développement des formes terrestres ou d’éléments géomorphologiques ou physiographiques ayant une grande signification ;

9) Être des exemples éminemment représentatifs de processus écologiques et biologiques en cours dans l’évolution et le développement des écosystèmes et communautés de plantes et d’animaux terrestres, aquatiques, côtiers et marins ;

10) Contenir les habitats naturels les plus représentatifs et les plus importants pour la conservation in situ de la diversité biologique, y compris ceux où survivent des espèces menacées ayant une valeur exceptionnelle du point de vue de la science ou de la conservation (disponible sur internet).

Normalement, lorsqu’un site est inscrit sur la Liste du patrimoine mondial (et devient alors un « bien du patrimoine mondial »), l’État partie se doit de lui assurer une protection et une conservation aussi efficaces et une mise en valeur aussi active que possible.

Pour ce faire, les États parties sont encouragés à instituer des services de protection, de conservation et de mise en valeur du patrimoine, à prendre les mesures juridiques, scientifiques, techniques, administratives et financières adéquates pour protéger le patrimoine, à ne prendre délibérément aucune mesure susceptible d’endommager directement ou indirectement leur patrimoine ou celui d’un autre État partie à la Convention, et enfin à fournir des informations au Comité du patrimoine mondial sur la mise en oeuvre de la Convention du patrimoine mondial et sur l’état de conservation des biens.

Sur le plan national, l’État doit chercher à s’arranger avec ses citoyens (les membres des communautés locales, les groupements et autres) en vue d’assurer la protection du site inscrit sur la liste du Patrimoine mondial.

En vue de s’assurer que toutes les mesures sont prises afin d’empêcher le retrait de tout bien de la Liste du patrimoine mondial, le Comité du patrimoine mondial a adopté un processus spécifique : le suivi réactif.

Le suivi réactif est défini au paragraphe 169 des Orientations devant guider la mise en oeuvre de la Convention du patrimoine mondial comme étant « la soumission par le Secrétariat, d’autres secteurs de l’UNESCO et les Organisations consultatives au Comité du patrimoine mondial, de rapports sur l’état de conservation de certains biens du patrimoine mondial qui sont menacés ». Le suivi réactif est prévu dans les procédures d’inscription des biens sur la Liste du patrimoine mondial en péril et pour le retrait des biens de la Liste du patrimoine mondial.

Les États parties à la Convention sont invités à informer le Comité du patrimoine mondial, par l’intermédiaire du Centre du patrimoine mondial, de leurs intentions d’entreprendre ou d’autoriser, dans une zone protégée par la Convention, des restaurations importantes ou de nouvelles constructions, qui pourraient modifier la valeur universelle exceptionnelle du bien. La notification doit se faire le plus tôt possible (par exemple, avant la rédaction des documents de base pour des projets précis) et avant que des décisions difficilement réversibles ne soient prises, afin que le Comité puisse participer à la recherche de solutions appropriées pour assurer la préservation de la valeur universelle exceptionnelle du bien.

Par ailleurs, lorsque le Centre du patrimoine mondial est informé, par une autre source que l’État partie concerné, qu’un bien inscrit a subi de sérieux dommages ou que les mesures correctives nécessaires n’ont pas été prises dans le temps imparti, il lui appartiendra de vérifier, dans la mesure du possible, la source et le contenu des informations, en consultation avec l’État partie concerné auquel il demandera les commentaires.

Les informations reçues ainsi que les commentaires de l’État partie et des Organisations consultatives seront portés, sous forme d’un rapport sur l’état de conservation pour chaque bien, à l’attention du Comité.

D’après ces informations disponibles sur le site de l’UNESCO, toutes ces instances (les États parties, les ONG, particuliers, journalistes et autres) ont le regard sur un patrimoine national devenu patrimoine mondial de l’UNESCO. Mais, il faut dire que la patrimonialisation (le passage d’un patrimoine national en un patrimoine mondial de l’UNESCO) n’est pas toujours favorable à l’État en question. En effet, derrière la patrimonialisation, il y a toujours des intérêts cachés, qui peuvent être économiques, culturels et politiques. Lors de nos entretiens avec certains responsables des lakou Badjo et Souvnans dans le cadre de nos recherches, ces responsables sont très négatifs à l’idée que ces sites puissent devenir des patrimoines mondiaux de l’UNESCO. En dehors des problèmes politiques et économiques qu’ils ont posés, ils disent clairement que cela engendrera ce qu’on appelle la folklorisation de la culture, autrement dit une déformation de la culture locale au profit des étrangers. Ils déclarent ouvertement que Souvnans et Badjo resteront et demeureront des patrimoines nationaux, et non des patrimoines mondiaux de l’UNESCO. Ils craignent que les étrangers n’utilisent pas ces sites à d’autres fins…

L.N. : Il y a un lien direct entre patrimoine et développement touristique. Certains pays en profitent. Quelques fois ce sont juste des légendes qui attirent des gens. Je fais référence à Saint Élie de Caxton au Canada, qui a été mis en avant à travers des contes légendaires de Fred Pellerin. Comment pouvez-vous expliquer que malgré les vestiges de notre glorieuse histoire et de notre richesse patrimoniale, nous n’accueillons pas de visiteurs ou de touristes ?

J.R.G. : La question me paraît tellement pertinente que j’ai du mal à la répondre. Je vais essayer d’élaborer un peu afin d’en trouver quelques éléments de réponse. Dans le contexte de l’après-guerre où le tourisme représentait une bénédiction pour les pays antillais, Haïti ne restait pas indifférente. Le président Dumarsais Estimé (16Aout 1946-10 mai 1950) allait faire du tourisme le secteur clé du développement d’Haïti, à côté de l’agriculture. Pour ce faire, une exposition internationale allait être créée et plusieurs hôtels de luxe ont été construits à Port-au-Prince pour attirer les touristes. Cette exposition universelle a eu lieu pendant la période du 1er décembre et 1949 au 08 juin 1950. Résultats : Haïti était le premier pays en matière d’arrivées touristiques dans les Caraïbes.

Sous la présidence de Paul-Eugène Magloire (1950-1956), il y avait tout un programme de préservation et de valorisation du patrimoine qui s’étendait aux villes de province. Continuant sur la même lancée de la Loi Vincent, ce programme tendait à conserver quelques sites historiques du pays, dont le Fort l’Islet, dans la baie de Port-au-Prince, qui était transformé en accueil touristique ; le site historique de Vertière, à l’entrée du Cap-Haitien, qui était doté d’une statue monumentale et agrémentée d’une promenade. Fort de ces initiatives, dans les années 50, la croissance était rapide : 17 700 touristes en 1951, 67 700 en 1956, essentiellement des excursionnistes américains. La durée moyenne de séjour était d’environ 3 jours et les dépenses moyennes de $35 à $40 par jour selon une enquête de l’Institut haïtien de statistiques réalisées en 1957.

À la fin des années 50, notamment avec l’arrivée du dictateur François Duvalier au pouvoir (22 août 1957- 21 avril 1971), le secteur touristique allait être affaibli. Les projets étaient abandonnés et les dispositions légales oubliées. Les troubles politiques freinent brutalement le développement du tourisme et avec le mouvement de préservation et de mise en valeur du patrimoine. Après avoir atteint le chiffre de 145.000 en 1959, le nombre des arrivées de touristes se diminue considérablement dans les années 60 en raison de la terreur politique et de la mauvaise qualité des relations officielles entre Haïti et les États-Unis d’où venaient un grand nombre de touristes. C’est pourquoi plusieurs hôtels se trouvaient dans l’obligation de fermer leurs portes et le tourisme a considérablement chuté dans un pays qui faisait face à de graves difficultés sociopolitiques.

Avec l’arrivée de Jean-Claude Duvalier au pouvoir en 1972, l’industrie touristique allait connaître un certain progrès. Contrairement à son père qui était très féroce en matière de politique nationale et internationale, Jean-Claude Duvalier voulait se montrer plus souple tant sur le plan national que sur le plan international. S’il pensait que son père a fait la révolution politique, Jean-Claude Duvalier se donnait pour tâche de réaliser la révolution économique tout en cherchant à améliorer ses relations diplomatiques avec les puissances impérialistes, notamment les États- Unis. Dès 1972, les autorités étatiques, de concert avec le secrétariat général des États américains, ont rédigé le Plan directeur du tourisme 1972 grâce auquel les recettes touristiques augmentaient. Sous le gouvernement de François Duvalier, le flux de touristes, notamment en provenance des États-Unis, était de 6 090 arrivées en 1964. Ce n’est qu’avec l’arrivée au pouvoir de Jean-Claude Duvalier en 1972, où l’on enregistrera 67 625 entrées, que l’industrie touristique reprend un certain élan qui allait durer une quinzaine d’années seulement. Car, même si l’année 1979 vit le nombre de touristes dépasser les 300 000 entrées, il allait rapidement tomber à moins de 239 200 entrées en 1987 à la suite de la chute du régime de Duvalier.

Après le départ de Jean-Claude Duvalier, le tourisme a complètement chuté. De plans en plans et de projets en projets, le pays n’a pas pu faire recette dans l’industrie touristique. À mon humble avis, les troubles sociopolitiques récurrents que connait le pays depuis la chute de Duvalier en 1986, les problèmes d’infrastructure de toutes sortes résultant de ces troubles, la faible place accordée à l’histoire et à la culture immatérielle dans les différents plans et projets de développement touristique, le choix du tourisme que nous faisons sont entre autres des facteurs expliquant le déclin du tourisme en Haïti, considérée comme la première destination touristique dans la Caraïbe sous le gouvernement de Dumarsais Estimé. En ce qui concerne le choix du tourisme et la faible place accordée à l’histoire et à la culture immatérielle dans les documents officiels, nous en parlerons davantage à la question suivante.

L.N. : Pensez-vous que c’est une erreur de casting de mettre presque toute l’attention sur nos plages plutôt que sur les fortifications et autres ?

J.R.G. : Il n’est un secret pour personne qu’Haïti est un pays très riche en culture matérielle et immatérielle. De ce fait, nous avons un potentiel touristique énorme à exploiter. Les différents forts construits par nos ancêtres en vue d’empêcher un éventuel retour des Français après l’indépendance, nos grottes, nos traditions populaires (le rara, le carnaval, les fêtes chanpèt), notre savoir-faire, etc. peuvent en témoigner. Mais, le plus souvent, nous ne valorisons pas ces patrimoines, qui peuvent faire l’objet d’un tourisme culturel, religieux et spirituel en Haïti. Nous pensons qu’il nous faut de belles plages, de grands hôtels, de belles routes pour attirer les touristes qui, dans beaucoup de cas, sont plutôt en quête de l’authentique. Par ignorance, nous priorisons toujours le tourisme balnéaire, le tourisme de croisière et le tourisme de loisir, alors que l’État est incapable de résoudre ses problèmes d’infrastructure (route, électricité, aéroport, etc.). Si vous lisez les différents plans et projets de développement touristique en Haïti, très peu de places sont réservées au patrimoine immatériel.

Considérant le contexte actuel (misère, pauvreté, chômage…), l’État haïtien n’est pas prêt à développer un tourisme attiré par de belles plages, de grands hôtels, de belles routes. L’amélioration des infrastructures aéroportuaires, routières, hôtelières et balnéaires pour agrandir la clientèle touristique reste et demeure un enjeu pour les autorités étatiques, même si elles n’en sont pas conscientes. Étant donné que le contexte actuel ne permettra sans doute d’améliorer les infrastructures dans le court terme, on devra exploiter, suivant une logique rationnelle, d’autres formes touristiques (tourisme culturel mentionné ci-haut, mais aussi le tourisme humanitaire, le tourisme solidaire, l’écotourisme, l’ethnotourisme) qui n’exigent pas de grandes infrastructures et qui peuvent avoir des retombées socioéconomiques importantes pour les communautés locales. À ce niveau, le pays pourrait vendre tout ce qu’elle a de culturel aux étrangers dans un sens positif. Sur le plan de la culture immatérielle notamment, le pays a beaucoup de choses à vendre aux étrangers…

L.N. : Pensez-vous que les communautés locales doivent jouer un rôle important dans la mise en oeuvre des plans ou projets de développement touristique en Haïti ?

J.R.G. : Le tourisme, comme activité, doit permettre d’abord et avant tout aux communautés locales, marginalisées de connaître un certain progrès socioéconomique. L’impact social et économique est considéré comme un des enjeux majeurs de la planification du tourisme durable. L’impact social d’un projet touristique durable doit nous permettre de déterminer avec précision les effets du développement touristique sur l’emploi, l’éducation, la santé et l’égalité des sexes. Cela dit, le développement touristique, pour être durable, doit pouvoir obligatoirement prendre en considération les intérêts socio-économiques, voire culturels des communautés locales. Le tourisme durable doit accorder une large place aux communautés locales dans les projets touristiques, prendre en compte leurs visions, leurs aspirations… Malheureusement en Haïti, les plans et les projets de développement touristique ne sont pas pensés par, avec et au profit des communautés locales. Très peu de places sont réservées à la participation des communautés locales dans ces plans et projets de développement touristique. Comment concevoir des projets d’aménagement touristique dans des localités, des communes et même des départements sans se donner la peine de savoir si les communautés locales souhaitent le tourisme ?

Tout récemment, en 2012, la RFI (Radio France internationale) a réalisé un reportage en ce qui concerne le projet touristique du gouvernement Martelly/Lamothe consistant à faire de l’Île-à-Vache une ville touristique d’Haïti. Dans ce projet, les autorités étatiques prennent des mesures drastiques contre la communauté locale en chassant pas mal d’habitants de leurs maisons, où ils menaient une vie affective, socioéconomique paisible, en vue de l’aménagement de cette localité. Au paravent, les paysans étaient contents arguant que ce projet leur apportera des profits sur les plans social et économique. Pourtant, ces habitants se voient contraints de laisser la zone, d’abandonner leurs maisons pour se rendre ailleurs. Tout cela pour dire que les projets en Haïti font fi des communautés locales. Qu’ils s’agissent de décideurs étatiques, d’Organisations non gouvernementales, ces instances ne prennent jamais véritablement en compte les communautés locales dans les plans et projets de développement touristique en Haïti.

L.N. : En guise de conclusion ?

J.R.G. : Je dis qu’Haïti est un pays extraordinaire avec son histoire très riche, ses patrimoines à la fois matériels et immatériels très diversifiés, son beau soleil… De ce fait, le pays a un potentiel touristique énorme à exploiter en vue de son développement socioéconomique. Pour que ce soit possible, il nous faut un groupe de femmes et d’hommes honnêtes, sérieux et compétents capables de prendre en charge le destin du pays. Un autre développement touristique est possible. Merci M Lesly Succès de m’avoir accordé cet entretien !

Entretien réalisé par :
Lesly Succès

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