Port-au-Prince : une société sans loisirs de masse ou de la «mort sociale» de la population

L'oisiveté est l'expression qu’a traîné le temps libre des citoyennes et citoyens quand ils s’adonnaient aux loisirs d'après Barthélemy (1989). Ce qui est une négation du droit aux loisirs fondée par le caporalisme agraire de l'après -indépendance d'Haïti mais idée combattue notamment par Lundhal pour qui la masse paysanne qui a consenti de lourdes taxes sur leur revenu de travail ne saurait être oisive (Pierre, 2016). Le loisir serait considéré comme un luxe et delà converti en service sélectif en opposition au caractère universel des politiques sociales. En effet, la société a produit ses propres mécanismes d’autorégulation et de censure des loisirs de masse. Est-ce un hasard qu'on voit s'échapper comme une fumée toute une longue tradition de loisirs de masse certes qui a participé d'une certaine manière à l'aliénation de la population.

Le déficit dans la promotion de la démocratisation de l'accès aux loisirs est évident dans une société qui, elle-même, ne garantit pas la consolidation de la démocratie. Les germes d'une négation des loisirs se trouvent alimentés par une idéologie dominante qui voit dans les loisirs le sens du temps perdu. A cet effet, on peut indiquer certains dictons de notre tradition culturelle qui tiennent lieu à justifier cette négation des loisirs que nous venons de relater. Sans prétention aucune de valoriser ces dictons comme éléments explicatifs de laquelle négation, nous vous les évoquons. Dans le présent article, nous nous limitons à trois de ces dictons. Ainsi nous référons à ceux qui suivent :"Granmoun pa jwe","Lè m grangou m pa jwe","Se moun ki gen tan ki nan pran plezi”. Ce qui laisse ressortir des contraintes à pouvoir jouir et s'émanciper. On retient toutefois la relation entre loisir et condition de bien être alimentaire pour faire état d'une pyramide de besoins qui arrange ces derniers de manière linéaire de telle sorte à placer les loisirs comme étant un besoin supérieur aussi bien que la réalisation de soi. Ce qu'a été révisé par Abraham Maslow lui-même qui est le concepteur de cette pyramide. En même temps, la société de loisirs suppose du temps libre et axée son économie sur des services de loisirs et en ce sens le temps du travail est réduit, comme sous le coup du Toyotisme qui a facilité du temps de réalisation de soi et de réunions aux travailleurs. Les salariés peuvent ainsi profiter de ces services en assistant par exemple à une manifestation culturelle qui tend à stimuler aussi la croissance économique. Nous sommes encore loin de ce modèle de société eu égard au chômage massif à notre actif. Nos chômeurs s'ils ont du temps libre c'est la même chose que du temps vide voir de "la mort sociale".

Une autre position extrême vient établir une polarisation à l'oisiveté des individus, c'est le fait d’associer les loisirs-bamboche à la manipulation politique. Ce qui a donné lieu à l'organisation de festins politiques comme c’est le cas du carnaval utilisé généralement à des fins d’instrumentalisation politique du peuple. Cette politique était une composante de la stratégie de Sténio Vincent durant sa présidence et qui continue par être instituée par Duvalier (1957-1986) et plus tard par Martelly ( 2011-2016).Quelques fois de leaders politiques utilisent  ce canal pour gagner la sympathie de la population en mobilisant les groupes de rara pour l'animation politique à la faveur de leur popularité .

Aussi l’idéologie consumériste tient-elle lieu à inciter des loisirs comme mode de consommation de masse mais qui se trouve entravé par la situation alarmante de chômage massif et de l'insécurité urbaine chronique qui sévit dans l'aire métropolitaine de Port-au-Prince.

Le carnaval comme loisir de masse tend à s'annuler depuis tantôt 5 ans pour être attribué à un show dans des bars et des restaurants sous l'égide des Disc Joker animateurs. Les festivités de rara assimilées comme un carnaval rural sont aussi menacées. Nous sommes dans une ère au cours de laquelle les services sélectifs de loisirs priment au détriment des loisirs de masse.

L'insécurité vient s'ajouter comme un des mécanismes pour censurer l'exercice aux loisirs Aussi le temps libre de la population a-t-il été récupéré par des émissions de show politique qui se défilent et occupent l'agenda quotidien des gens et puis c'est le tour des émissions évangéliques. Les gens se sentent lassés dans cet état de "mort sociale".

A l'heure actuelle tant l'institution policière que des mairies de la zone métropolitaine de Port-au-Prince ont pris des mesures de restriction relative à l'organisation des activités de loisirs de masse par rapport aux menaces incessantes d'insécurité. La population ne fait pas encore du deuil du carnaval populaire absent déjà depuis plus de 5 ans à Port-au-Prince.

Aussi une économie sénile et en régression saurait -il légitimer des mécanismes de censure des loisirs par n'importe quel mécanisme voire l’insécurité ?

Hancy PIERRE, professeur à l'Université.

Repères bibliographiques

PIERRE Hancy (2016). « Pratiques de loisirs chez les jeunes dans l'aire métropolitaine de Port-au-Prince après 1986 : entre contrôle social et contestation. » Cahiers du CEPODE. No 6, Avril 2016, Edition du CEPODE. p 73-109.

Georges Corvington, Port-au-Prince au cours des ans. La capitale d’Haïti sous l’occupation 1922-1934.

Faculté des Sciences Humaines, Université d’Etat d’Haïti, ”Etat des lieux des savoirs sur la pauvreté en Haïti des années 1970 à nos jours (draft) “, Port-au-Prince, Haïti, Avril 2005.

-Gerard Barthélemy, Le pays en dehors. Essai sur l’univers rural haïtien. Henri Deschamps, Port-au-Prince 1989.

Philippe COULANGEON  « Le loisir comme espace autonome de réalisation de soi » , https://www.universalis.fr

Pierre-Raymond Dumas, « Une société sans loisirs » in Le Nouvelliste du 1er septembre 2010.

lenouvelliste.com

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