Hommage à Franketienne et à sa Géniale Spirale: Ultravocal

In limine litis, je salue deux aînés, deux géants, deux grands poètes encore vivants, les doyens de la littérature haïtienne actuelle : René Depestre né en 1926 qui sera centenaire l’année prochaine, et Anthony Phelps né en 1928, formidable du haut de ses 97 ans. Frankétienne fêtera ses 89 ans le 12 avril prochain.

J’étais professeur de littérature  française chez Franck Etienne (Collège Les Humanités) au Bel-Air, quand il a lancé sa bombe ULTRAVOCAL (1972), une géniale spirale, aussi fracassante que celle de mon beau-frère Dany Laferrière lancée quelques années plus tard dans le ciel serein de Montréal, et baptisée COMMENT FAIRE L’AMOUR AVEC UN NEGRE SANS SE FATIGUER (1985). Bombe littéraire qui fait plutôt du bien à l’esprit, contrairement au FAT BOY des Américains largué sur Hiroshima et Nagasaki en 1945.

La dictature battait son plein, confortable dans sa laideur. Certains de nos amis étaient assassinés, comme Gasner Raymond. D’autres étaient portés disparus. Comme Ezéchiel Abélard, plus tard, et plusieurs autres. Dany Laferrière, chroniqueur  au PETIT SAMEDI SOIR de Dieudonné Fardin, pressuré par sa famille, a pris la poudre d’escampette – se pa yon kout lang, il l’a dit lui-même - ; il a profité des Jeux Olympiques de 1976. Il a trouvé refuge à Montréal,  à 23 ans. Il y a fait sa niche. Il s’est naturalisé, il a conquis la terre de Jacques Cartier. Il a réussi en terre étrangère, après être passé par l’usine. Et plus tard, entiché de la Métropole, comme l’un des fils  de Toussaint-Louverture, il a pu entrer à l’Académie française. Je suis resté en Haïti, Frankétienne est resté. A nos risques et périls. Frondeurs. Inconscients peut-être. Combattants impénitents. Pataugeant dans le chaos du ghetto-monde. Nous repliant sur  une poésie allusive, mais parfois frontale, comme une carapace pour nous protéger des coups éventuels. Dénonçant le “Désastre” (Titre d’un recueil publié en 1975, avec une préface de Roger Gaillard). Tanto nou akselere, tanto nou frennen; tanto nou atake, tanto nou repliye. Si se pat sa, zòt ta ka disparèt nou, e nou ta ka pase tankou Gasner Raymond ak Ezéchiel Abélard, tous deux des amis proches.

Je faisais du spiralisme sans le savoir, ou plutôt je le savais bien propre, mais je refusais de le reconnaître, par orgueil. Je ne voulais pas être disciple. Difficile pour deux génies de se cotoyer dans le même paturage ! Mon recueil NEVROEMES, publié en 1980 sous pseudonyme, n’est autre que du spiralisme. Merdisme par l’inspiration, mais spiralisme par la forme.

Frankétienne a produit une oeuvre immense, mais son chef-d’oeuvre – à part son roman créole DEZAFI – reste l’inoubliable ULTRAVOCAL. C’est un monstrueux roman-poème baptisé “Spirale”.

 “ULTRAVOCAL” tient à la fois de la poésie lyrique et du roman fantastique. Le nom même du personnage principal – Mac Abre – incarnation du mal, le montre bien. Il échappe au temps et à l’espace et, partout où il passe, il laisse ses marques, c’est-à-dire la panique et la désolation. Dans l’esprit de Frankétienne, la Borlette par exemple, serait un de ces fléaux dont Mac Abre a le secret.

ULTRAVOCAL résume et dépasse les six premiêres publications de l’auteur. Et justement, pour marquer ce progrès, Franck Etienne devient FRANKETIENNE,  en l’an de grâce 1972. Personnellement, je suis enchanté de ce nouveau baptême. Agé de trente-six ans, licencié en relations internationales, ce professeur de mathématiques et de physique amorce un virage dans sa production littéraire.

ULTRAVOCAL est le cri déchirant d’un homme quêtant péniblement la lumière. Un déluge d’images. Une prodigieuse coulée lyrique. Une poésie qui peut, à l’occasion, se faire aussi dense et aussi gluante que l’angoisse. Frankétienne possède un extraordinaire génie verbal. C’est un Hercule du vocabulaire qui déplace et transporte des citadelles de mots et d’expressions. Un Vulcain qui coule des lingots de néologismes. Occupé à son alchimie singulière, il change le monde. Protéiforme, multicéphale, l’oeuvre avance, monstre surgi de l’imagination d’un Antillais du XXème siècle.

Frankétienne, il faut le dire, ne se gêne pas pour prendre des libertés, trop de libertés peut-être avec le langage. Mais il assume son risque. Les grammairiens et les Académiciens ? Comme les soldats, ils sont plus faits pour obéir que pour commander….Il est vrai que le génie recèle bonne part de démesure, mais Frankétienne doit se méfier de l’extravagance.

Aucun, avant lui, ne s’est aventuré si loin dans les profondeurs ténébreuses de l’être. Aucun n’a jamais été aussi franc avec lui-même, aucun n’a été aussi courageux pour poursuivre jusqu’au bout son examen de conscience. Nulle voix ne s’est élevée à cette hauteur pour dire le malheur du monde et le désastre que nous vivons.” (Extrait de DIX NOUVEAUX POETES  ET ECRIVAINS HAITIENS paru en 1974, sous les auspices de l’ Union Nationale Haitienne des Travailleurs Intellectuels (UNHTI) fondée par Pierre Edouard Domond)

Hommage à Frankétienne ! Hommage à ce géant de nos lettres!

 

Christophe Philippe Charles

Soisson-la-montagne

2 janvier 2025

E-mail : christophecharles1@yahoo.fr

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