Dieudonné Fardin: le pionnier dans l'édition du livre haïtien

Aujourd’hui, le spectre éditorial,  en Haïti,  se retrouve de plus en plus diversifié. Le livre  haïtien peut bien nous apparaitre sous des labels les plus divers. Ainsi, nous avons C3 Editions, les Editions Mémoire d’Encrier, les Editions du CIDIHCA, les Editions le Béréen, les Editions de l’Université d’Etat d’Haïti (UEH),  le groupe CorrectPro à côté de grands poids lourds du secteur comme les Editions  Deschamps, le Natal de M. Robert Malval, les Editions Choucoune du poète Christophe Charles, ou encore les Editions des Antilles. De plus, des imprimeries permettent d’éditer à compte d’auteur comme les Presses Nationales, L’Imprimeur II, le Groupe Médiatexte, L’imprimerie Quisqueya,… Cependant,  il fut un temps où il n’était pas ainsi. Et si l’imprimerie est présente  dans le pays  depuis l’époque coloniale,  notamment au Cap-Français comme nous le montrent les travaux de M. Jean Ledan Fils,  de M. Jean Desquiron et de M. Patrick  D. Tardieu,  les auteurs et écrivains haïtiens avaient du mal pour trouver des maisons d’édition pour l’impression et la diffusion de leurs œuvres. Au cours de la seconde moitié du XIXème siècle, l’imprimerie Chéraquit assurait une bonne partie des travaux d’impression des œuvres qui se faisaient d’ailleurs à compte d’auteur. Tel fut le cas pour les travaux  d’histoire de M. Beaubrun Ardouin. Par ailleurs, bon nombre d’auteurs haïtiens se faisaient alors éditer à l’étranger, particulièrement en France. C’était la même situation pour des auteurs comme Demesvar Delorme, Solon Ménos, Frédéric Marcelin et dans une certaine mesure Louis-Joseph Janvier et Anténor Firmin. Au début du XXème siècle, l’Imprimerie de l’Etat récemment constitué et qui devait devenir par la suite les Presses nationales,  assurèrent une bonne partie de l’impression des œuvres haïtiennes. Il en est de même de l’imprimerie adventiste qui devait imprimer bon nombre des ouvrages du Docteur Jean-Price Mars. La constitution des éditions Henri Deschamps depuis 1920 marqua un tournant décisif dans l’édition en Haïti, Car, avant, les livres scolaires venaient directement des imprimeries françaises et canadiennes par le biais des congrégations religieuses. La Maison Henri Deschamps s’occupa particulièrement de l’édition du livre scolaire dans le cadre d’un partenariat solide et fructueux avec les Frères de l’Instruction Chrétienne (FIC), partenariat qui dure jusqu’à présent et qui représente un record de longévité dans le domaine. Plus tard, d’autres initiatives seront prises dans le secteur comme l’Imprimerie le Natal, l’Imprimerie la Phalange de l’Eglise catholique éditant le journal du même nom et le journal créole Bon Nouvèl, les Editions des Antilles…Le marché était très étroit et  les écrivains haïtiens avaient toujours  de grandes difficultés pour se faire éditer dans le pays. La maison  Maisonneuve- Larose  en France offrait alors une issue.

Venant alors de sa ville natale de Port-de-Paix après ses études classiques et ses débuts dans le journalisme avec le lancement de  l’hebdomadaire Le Petit Samedi Soir, au début des années 1960, Dieudonné Fardin, de son vrai nom Benoit Pierre-Louis Marie, vint s’installer à Port-au-Prince  et lancer  les Editions  Fardin  avec ses presses et équipements, dans le quartier alors résidentiel de Fontamara. L’hebdomadaire Le Petit Samedi Soir sera également imprimé et diffusé à partir du même quartier ou habitait alors le Pasteur Sylvio C. Claude, farouche opposant au régime de M. Jean-Claude Duvalier. Le Professeur Hubert de Ronceray, fondateur du Centre haïtien d’Investigation en Sciences Sociales (CHISS),  habitait aussi le même quartier. Dès les débuts de cette nouvelle maison d’édition, les intentions étaient claires : mettre la production littéraire et intellectuelle haïtienne à la disposition du public haïtien. Ainsi, les textes classiques de la littérature  haïtienne, tous les romans de  la génération de la Ronde, les œuvres de l’école indigéniste, furent reproduits et diffusés. Selon M. René Victor, « la spécialité des Editions Fardin est bien la reproduction des œuvres de la littérature haïtienne au service de la clientèle scolaire d’une manière particulière »[1]. Et l’auteur de mentionner qu’en « plus de vingt ans, les Editions Fardin ont imprimé ou réimprimé plus de 300 titres  d’auteurs haïtiens »[2].  En effet,  ce sont les Editions Fardin qui ont permis à des générations de bacheliers haïtiens de lire dans le texte des auteurs comme Boisrond Tonnerre, Demesvar Delorme, Massillon Coicou, Fernand Hibbert, Thomas Madiou, Justin Lhérisson, Fréderic Marcelin, Etzer Vilaire, Georges Sylvain, Antoine Innocent, Jean-Baptiste Cinéas, Jacques Roumain, Léon Laleau….Ce sont les Editions Fardin qui ont réalisé la première et la seule compilation complète de toutes les Constitutions Haïtiennes en 1985, ouvrage indispensable dans des études de Sociologie et de Science politique en Haïti. De plus, à côté de  l’édition ou de la reproduction des ouvrages classiques de la littérature haïtienne jusque-là introuvables auparavant, les Editions Fardin ont publié des auteurs haïtiens vivants. Les Editions Fardin ont créé la grande surprise en publiant en 1979 le premier roman créole haïtien, Dezafi de l’écrivain Frankétienne dans un contexte où il fallait vraiment de l’audace et surtout du courage pour le faire. Les traductions en langue créole des pièces de théâtre du classicisme français comme Le Cid, Andromaque par le dramaturge Saint-Arnaud Numa devraient suivre. Les Editions Fardin avaient publié les productions créoles de Célestin Mégie (Togiram), et les travaux du  Dr. Ernst Mirville comme Les Considérations Ethno-psychiatriques sur le Carnaval haïtien. Dans la même veine, le Dr. Legrand Bijoux, alors Directeur du Centre de Psychiatrie Mars and Kline et Doyen de la Faculté des Sciences Humaines  (FASCH) de l’Université d’Etat d’Haïti (UEH), devait publier aux Editions Fardin son ouvrage fondamental, aujourd’hui complètement épuisé et par conséquent d’une grande importance pour les étudiants en Psychologie et en Travail social, Essai de Psychiatrie simplifiée. Le Dr. Legrand Bijoux devrait par la suite publier d’autres ouvrages  à la même édition sur l’univers mental des haïtiens et la famille haïtienne. Il est à noter que ces ouvrages sont aujourd’hui complètement épuisés. De plus le manuel de Littérature haïtienne  Fardin et Jadotte, de prix abordable, a permis à de nombreux écoliers haïtiens du secondaire d’accéder aux premières notions dans le domaine.  Plus près de nous, quel étudiant ou chercheur en Haïti des trente dernières années qui pourrait se targuer de nous dire qu’il a lu l’ouvrage classique de Paul Moral qui est en même temps sa dissertation doctorale,  Le Paysan haïtien dans une autre édition que celle de la reproduction des Editions Fardin ? Dans le catalogue,  assez étendu bien sûr, de cette maison d’édition, l’on retrouve des ouvrages haïtiens ce grande rareté au sein de la production bibliographique du pays, comme par exemple La Vie incroyable d’Alcius Charmant du Dr. Rodolphe Charmant, ou encore l’ouvrage sur le Procès de la Consolidation conduite sous le gouvernement nationaliste du Général Nord Alexis. Le catalogue des Editions Fardin est immense et compte plus de quatre cents (400) titres selon le journaliste Pierre-Raymond Dumas. C’est un résultat extraordinaire quand l’on  examine la, part du livre haïtien et surtout, la part des classiques de la littérature haïtienne dans l’ensemble. Vraiment, une œuvre pionnière.  On comprend bien que le fondateur de cette maison d’édition, M. Dieudonné Fardin,  ait été l’invité d’honneur de livres en folies en 2018.  Hommage mérité et digne à un pionnier et un acteur incontournable de l’édition du livre haïtien. Toujours  d'après le journaliste Pierre-Raymond Dumas, « Les Editions Fardin peuvent, sans superbe, se considérer comme un pionnier de la diffusion et de la démocratisation des livres haïtiens. A un rythme incroyablement régulier, elles ont vulgarisé, avec des moyens de fortune, les richesses écrites de notre patrimoine culturel des XVIIe, XIXe, XXe siècle ». C'est tout dire. Au moment de terminer ces lignes, aujourd'hui samedi  2 juillet 2021,  nous venons d'apprendre à l'émission de Nouvelles de quatre heures de Liliane Pierre-Paul sur la Radio Kiskeya la mort de M. Dieudonné Fardin. Nous réitérons nos hommages et respects à ce grand pionnier de l’édition du pays et du journalisme haïtien  et souhaitons que la terre  lui soit  légère! Nous souhaitons de tout cœur que la maison des Editions Fardin, actuellement à Pétion-Ville, en dépit de toutes les difficultés, continue les œuvres d’un pionnier qui a su mettre toute sa fougue, toute sa jeunesse et toute sa combativité en des temps terribles,  au service d’un idéal.   

 

Jérôme Paul Eddy Lacoste

Responsable Académique de la Faculté des Sciences Humaines de l’Université d’Etat d’Haïti

babuzi2001@yahoo.fr

NOTES

[1] René Victor (1983). Les gouverneurs du livre. Editions Fardin. Port-au-Prince. P. 82.

2Ibid.


[1] René Victor (1983). Les gouverneurs du livre. Editions Fardin. Port-au-Prince. P. 82.

 

[2] Ibid.

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