Réforme éducative ou coup d’État linguistique ?

Aujourd’hui, la vigilance de tout un chacun est accaparée par le thème obsédant du kidnapping et de l’insécurité, avec les blessures et les angoisses qui en découlent. On ne s’en écarte que le temps de commenter amèrement les manifestations de l’effondrement de l’État haïtien pour les lambeaux duquel s’entredéchirent des politiciens avides d’un pouvoir réduit à quelques attributs symboliques, à des avantages financiers et à l’immunité judiciaire. Telles sont, hélas, les urgences et les priorités que nous impose la conjoncture et qui, monopolisant notre attention, nous rendent aveugles à des jeux souterrains dont les effets pervers se révèleront à plus long terme…si notre État-nation survit. Mais ciblons avec précision le péril que nous signalons.
En l’espace de quelques semaines, deux publications du MENFP, semblent amorcer, lorsqu’on les rapproche, une trajectoire dont le terme, non encore déclaré, peut cependant se lire en filigrane. De quoi s’agit-il donc ?


La première, à caractère officiel, annonçait que par décision ministérielle, à partir de la prochaine rentrée scolaire, seuls les manuels en langue créole bénéficieront de financement étatique et que, par conséquent, ceux, plus nombreux, rédigés en français, donc dans la deuxième langue officielle de la République d’Haïti, n’y auraient plus droit. Elle précisait que « le ministère veut encourager fortement, dès les premières années de l’école fondamentale, la communication orale des langues française, anglaise et espagnole ». Une concession est donc faite au français qui ne déchoit pas plus bas que les langues étrangères parlées dans la région. Sauf que le verbe encourager est un peu équivoque quand il s’applique à ce qui est obligatoire.
Puis, sur un mode plus personnel, par Tweet ou en publication sur page Facebook, le titulaire du ministère en charge de l’avenir de la nation par l’éducation des générations montantes déclarait le 4 avril 2022 : « N ap kite komisyon nasyonal syantifik ak kourikoulòm nan analize e pwopoze desizyon final la. Men mwen deja konstate ke majorite jèn yo, apre lang kreyòl, deja ap itilize angle oswa panyòl kòm dezyèm lang pou avni yo. »


Ki vle di ? Ce qui signifie que… ?


Ce qui signifie que dans la boule de cristal ou dans l’intuition ministérielle censée remplacer le débat public sur des enjeux nationaux, notre deuxième langue serait rétrogradée au rang de langue étrangère. Elle céderait même la place à celle de la puissance nord-américaine ou dans une deuxième éventualité, son retrait scellerait dans le registre de la culture et de l’identité nationale la soumission à l’hégémonie de notre voisin de l’est. Car nul ne me fera croire que c’est l’ouverture au monde hispano-américain qui motiverait ce choix. Sans doute une manière de comprendre la mondialisation.


Pour être plus direct, il semblerait que la « Commission nationale scientifique et de curriculum » soit appelée à décider après analyse de la réponse à apporter à une question jamais formulée explicitement et publiquement : celle de l’éviction de la langue française en Haïti. Pire, que cette commission soit appelée à enclencher subrepticement, clandestinement, sournoisement les applications d’un choix radical sur les plans culturel, identitaire et géopolitique, choix dérobé à la souveraineté nationale par une imposition technocratique. Cette question donc est celle du bouleversement de la configuration linguistique haïtienne, avec comme première étape le dépérissement progressif de la langue française. Puis, à plus long terme, viendra l’effacement silencieux du bénéficiaire illusoire et éphémère de cette manœuvre, le créole, qui se retrouvera progressivement réduit à une nostalgique survivance folklorique. Il sera, du reste plus facile à digérer que le français, car comparativement, il n’a pas en héritage le lourd et séculaire bagage de textes écrits par des nationaux ni ne peut escompter des appuis de la taille et de la force (même faible) de la francophonie.
Pourquoi faut-il réagir ?
On l’aura compris d’entrée de jeu, je ne saurais adhérer à la perspective précédemment présentée. Ce qui est en jeu, mais soustrait au regard et au débat, ce n’est pas l’utilisation de la langue maternelle pour la scolarisation fondamentale ni l’enseignement du créole à tous les niveaux, avec option d’effectuer les autres enseignements dans cette langue, en fonction des choix, besoins et possibilités. Ceci n’est plus guère contesté par ceux qui réfléchissent de bonne foi et de manière éclairée aux questions éducatives. Non, l’implicite ou le non-dit de ces discours, c’est que le créole ne peut trouver sa place qu’en refoulant le français dans les marges, si ce n’est à l’extérieur de notre univers culturel. Et le sous-entendu, c’est qu’après nous être laissés amputer de notre deuxième langue historique et officielle, l’anglais et l’espagnol nous serviraient de prothèse pour une plus grande ouverture internationale.
Si j’ai mal compris les choses et si j’ai vu un plan machiavélique dans un innocent projet visant à mieux opérationnaliser la réforme du système national d’éducation, je serai heureux qu’on me sorte de l’erreur. Si ce bouleversement que j’entrevois est effectivement l’objectif final, qu’il représente vraiment un bien pour notre pays et que seules des habitudes de pensée trop conservatrices m’empêchent d’en saisir par moi-même toute la pertinence, je sollicite les lumières susceptibles de me faire évoluer. Mais, de grâce, que des décisions aussi lourdes de conséquences ne soient pas introduites comme en contrebande. Qu’elles soient ouvertement déclarées et puissent faire l’objet d’un libre examen et d’un débat public aussi large et instruit que possible. En attendant, j’y apporte ma contribution en exposant ci-après les raisons de mon refus.
Réserves et objections.
D’abord, je demanderai sur quelle référence constitutionnelle ou légale s’appuierait une mesure introduisant une discrimination institutionnalisée entre nos deux langues, alors que la loi-mère, promulguée elle-même en français et en créole, les place sur un pied d’égalité. « Tous les Haïtiens sont unis par une Langue commune : le Créole. – Le Créole et le Français sont les langues officielles de la République.» (Souligné par nous) Si dans la vie quotidienne et la pratique sociale cette parité linguistique ne s’est pas concrétisée sur le plan législatif (Par exemple la constitution de 1987 n’a pas été amendée dans sa version créole) ni au plan administratif ni à divers autres niveaux, la cause n’en est certes pas d’ordre scolaire, mais relève davantage du registre politique, social ou encore économique, car le bilinguisme a un coût.


Par ailleurs, j’oserai une affirmation un peu paradoxale et de ce fait provocatrice : si dans l’espace culturel national il y a une langue en perte de vitesse et menacée peut-être à terme, ce n’est pas le créole, mais bien plutôt le français. Par facilité, le créole est devenu aussi la langue dominante dans beaucoup de familles, autrefois francophones et qui l’agrémentent d’un peu d’anglais bas de gamme pour se positionner socialement. Le créole règne également dans l’écrasante majorité de nos médias, même si lors de débats prétendant à une certaine teneur intellectuelle et donc conceptuelle, il se trouve défiguré en un infâme sabir dont un créolophone unilingue ne saurait comprendre que les mots de liaison.


Ensuite, je rappellerai qu’une langue n’est pas un outil neutre que l’on pourrait remplacer à sa guise par une autre supposée plus efficace, plus porteuse économiquement ou davantage tournée vers la modernité. Elle est un héritage historique, une pièce maîtresse de la culture et de l’identité nationale, même dans le clivage ou la dualité de celles-ci. C’est ainsi que sous forme écrite, le français a tenu l’État haïtien sur les fonts baptismaux avec, le 1er janvier 1804, l’Acte d’Indépendance et la Proclamation du Général en chef Jean-Jacques Dessalines. Il a été aussi une arme de la résistance politique à l’occupation américaine. Et sans chercher plus loin, il contribue puissamment au rayonnement culturel d’Haïti dans le monde, à travers un patrimoine littéraire remontant au dix-neuvième siècle, développé au vingtième et que l’œuvre des écrivains contemporains ne cesse d’enrichir. N’est-il pas souhaitable d’œuvrer au maximum pour une jouissance plus équitablement partagée de ces richesses patrimoniales, actuellement réservée à une portion seulement de la population ?


En effet, il est peu probable qu’on résolve le problème de diglossie en rallumant la guerre des langues et en introduisant simplement deux nouveaux protagonistes sur la scène de l’affrontement linguistique. Aucun des nouveaux venus, l’anglais ou l’espagnol, ne constituera une masse critique susceptible démographiquement de faire basculer la situation en sa faveur, ni unanimement ni même par un effet majoritaire. Une telle manœuvre ne ferait que rendre plus chaotique la situation linguistique. Qu’on se le rappelle, la culture est ce qui unit un peuple, et au cœur de la culture se trouve la langue. À travers la langue se mettent en place des manières et des capacités de penser ainsi qu’une vision du monde. Nous, Haïtiens avons déjà en commun une langue parlée, notre créole. D’autres liens peuvent être tissés si nous partageons plus équitablement la seconde langue léguée par notre histoire. Elle constituerait une possible seconde passerelle pour surmonter la dichotomie culturelle qui caractérise notre société. Au contraire, saper la place du français à l’école aura pour effet pervers, du moins dans un premier temps, de renforcer le rôle de marqueur social exclusiviste joué parfois par cette langue. Diviser et exclure, encore et encore, alors que tisser et entrelacer le maximum de liens est nécessaire pour la construction et la survie de notre nation. Il nous faut rompre avec une étroite et passéiste perception du français comme langue de l’ancienne métropole coloniale pour le voir d’abord comme lien avec les peuples francophones du Canada et d’une grande partie de cette Afrique dont nous aimons à nous réclamer. Ceci nous purgerait peut-être de ces ressentiments qui nous empoisonnent et ne font de mal qu’à nous-mêmes.


De plus, si la diglossie qui caractérise la population de notre pays a des causes d’ordre scolaire, ses racines sont à chercher dans des rapports socioéconomiques et sociopolitiques qu’elle manifeste sans doute, mais qu’elle n’engendre pas. Il découle de cela qu’une fois encore, l’école ne peut prendre en charge la résolution de tous les problèmes de société, même si sa contribution à cette résolution peut s’avérer décisive. Du reste, il est difficile de penser que notre système scolaire se montrera plus efficace qu’il ne l’a été jusqu’ici, avec la promotion comme seconde langue à l’échelle nationale de nouveaux idiomes sans lien profond avec nos traditions, notre mémoire commune, notre histoire ni avec l’usage courant que fait du français une partie ni négligeable ni méprisable de notre peuple.


Ceci nous ramène au volet pédagogique, car il y a encore un constat que les décideurs doivent analyser pour en tenir compte dans leurs projections. C’est que l’application de la réforme de 1982, avec l’entrée du créole à l’école ne s’est pas faite et ne pouvait alors se faire de manière égalitaire. Certes, cette mesure a facilité l’apprentissage de la lecture et de l’écriture ainsi que l’acquisition des savoirs basiques à des centaines de milliers d’enfants qui autrement n’y auraient pas eu accès. Mais ayons l’honnêteté d’admettre qu’au-delà de ces classes de l’école fondamentale, les plus grands bénéfices sont allés aux élèves des meilleurs établissements de l’enseignement non public, là où existait une tradition d’excellence, des structures administratives et pédagogiques solides, des professeurs bien préparés et correctement rémunérés qui, pour cela, se sentaient tenus d’être consciencieux et efficaces. Là où aussi les conditions de travail étaient meilleures, en termes de ratio maître-élèves, d’équipement et de matériel didactique. Bref, la question des ressources mobilisables et mobilisées pour quelque projet éducatif que ce soit, demeurera incontournable. Il ne faut donc ni sous-estimer ni surestimer les effets de la question de langue dans l’école haïtienne, ni s’abriter derrière elle pour faire avancer d’autres causes.


Puisque les langues servent d’abord aux échanges, échangeons…
Si notre pays doit faire des choix linguistiques radicaux inspirés par des considérations géopolitiques, économiques et peut-être d’autre nature encore, qu’au moins ses citoyens en soient informés, qu’ils puissent en débattre et se prononcer en connaissance de cause. Si je me suis trompé, et d’autres avec moi, dans ce déchiffrage et qu’il n’y a pas de projet caché, seule la transparence dissipera les soupçons et ce sera pour le bien de tous. Si les promoteurs et partisans de ces réformes se montrent persuasifs et convaincants, ils y gagneront un surcroît de crédibilité et le soutien d’innombrables alliés. Toutefois, la prudence est toujours de mise en ces matières, car les meilleures intentions n’empêchent pas de se fourvoyer ni ne protègent pour l’avenir des éventuels effets nocifs de décisions apparemment avantageuses sur le temps court. Enfin, puisque les ministères de l’Éducation et de la Culture unissent leurs forces pour commémorer le centenaire de Jacques Stephen Alexis en lançant ce qu’en hommage ils ont nommé « l’année de la belle amour humaine », qu’une ambition soit leur point de mire : rendre le maximum de nos élèves et de nos jeunes capables d’apprécier ce grand maître et les autres belles figures de notre littérature d’expression française.


Pétionville, le 2 mai 2022


Patrice Dalencour

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