Une école en faillite
Lancer une alerte générale sur le système éducatif
(Première partie)
Un sage Chinois, il y a de cela plusieurs siècles, conseiller de son empereur, confia à ce dernier :
« Si vous voulez détruire un pays ennemi, inutile de lui faire une guerre sanglante
qui pourrait durer des décennies et coûter cher en pertes humaines.
Il suffit de lui détruire son système d’éducation et d’y généraliser la corruption.
Ensuite, il faut attendre vingt ans,
et vous aurez un pays constitué d’ignorants et dirigé par des voleurs.
Il vous sera alors très facile de les vaincre. »
Cette prise de parole, à la veille de la rentrée scolaire, vise à montrer comment au-delà de la crise multidimensionnelle qui affecte Haïti aujourd’hui, la société haïtienne fait face en 2022 à deux ennemis majeurs qui s’attachent depuis toujours et encore aujourd’hui à restreindre l’accès à son système éducatif au point d’avoir créé un apartheid scolaire persistant.
On peut observer d’abord ceux qui ont toujours œuvré pour limiter l’accès à l’éducation à une minorité infime (à peine 5 % selon le Groupe de travail sur l’Éducation et la Formation, GTEF : 2010[i]), facilitant ainsi le développement d’un vrai apartheid scolaire où est acculée la grande majorité des enfants haïtiens ;
Ensuite, il y a ceux qui constatant les avancés notoires en éducation veulent à tout prix, de façon manifeste, inconsciente ou cachée, freiner les efforts de scolarisation particulièrement pour les couches les plus défavorisées.
Cette prise de parole publique se veut le fait d’un « lanceur d’alerte » face à la dégénérescence accélérée de l’éducation haïtienne qui constitue une véritable menace pour la survie de notre société et son vivre ensemble. Il s’agit de montrer d’abord la place incontournable de l’éducation dans le développement et la survie des sociétés du XXIe siècle, dont la nôtre, Haïti et ensuite, d’identifier quelques pistes à la poursuite de cet objectif de sauvegarde de l’Éducation haïtienne.
Plus particulièrement, elle veut alerter la communauté haïtienne dans sa globalité sur l’urgence de soustraire énergiquement le système éducatif des effets dévastateurs de nos crises politiques, sociales et économiques ; d’arrêter sa descente aux enfers afin de doter la société de l’unique outil de construction et reconstruction nationales.
L’École haïtienne victime de l’insécurité
En tout premier lieu, il faut placer la problématique des écoles forcées de fermer à cause des actes crapuleux des bandits de certaines zones dans le cadre des fonctions régaliennes de tout État exerçant une de ses principales missions : la protection des vies et des biens dans la cité. À cet effet, il est impératif de rappeler les articles 19 et 32 de la Constitution de 1987 qui prescrit : « L'État a l'impérieuse obligation de garantir le droit à la vie, à la santé, au respect de la personne humaine, à tous les citoyens sans distinction, conformément à la Déclaration universelle des droits de l’Homme » (Article 19) et encore : « L'État garantit le droit à l'éducation. Il veille à la formation physique, intellectuelle, morale, professionnelle, sociale et civique de la population » (Article 32).
Le silence de l’État haïtien face à ces situations dénote d’une faillite des institutions et responsables au plus haut niveau. Mais, le plus préoccupant c’est cette tendance à utiliser l’école comme arme de bataille contre les responsables, se basant sur l’importance de celle-ci aux yeux des familles. Ainsi, de part et d’autre, l’école haïtienne est prise en otage par les protagonistes politiques. L’un des exemples récents nous vient de la ville de Saint-Marc.
Dans le cadre de leur lutte contre le gouvernement en place à propos de la gestion du port de la commune de Saint-Marc, certains activistes sociopolitiques, au mois de janvier 2022, ont menacé de fermer, avec d’autres structures administratives de l’État et les entreprises privées, toutes les écoles de la commune. Bref, de fermer la ville.
Aujourd’hui, en juin 2022, l’Unicef, le ministère de l’Éducation et d’autres responsables de l’éducation nous apprennent que plus d’un demi-million d’écoliers ne peuvent plus aller à l’école à cause de la guerre entre les gangs de la plaine du Cul-de-Sac notamment. On estime que, depuis 2 ans environ, quelque 1,700 écoles ont dû fermer leurs portes, augmentant sensiblement le nombre d’écoliers non scolarisés à cause de troubles politiques et de l’insécurité. Une enquête réalisée par l’UNICEF, en avril et mai 2022, à l’initiative du MENFP a mis à nu « l’impact de la violence armée sur les écoles à Port-au-Prince ». Elle révèle comment les activités de fréquentation scolaire dans plus de 290 écoles ont été perturbées directement par les groupes armés, durant cette période, dans les quartiers défavorisés et difficiles d’accès de la région métropolitaine de Port-au-Prince.
Un nombre important de ces écoles resteront fermées au moins jusqu’à la prochaine rentrée scolaire de septembre 2022. On sait, par ailleurs, que les traumatismes provoqués par la violence des gangs et la terreur qui en résulte causent des perturbations psychologiques profondes qui affectent la santé mentale et les capacités d’apprentissage de l’ensemble des écoliers du pays. Ces traumatismes qui frappent les écoles d’Haïti depuis plusieurs années exigent une attention professionnelle qu’il est peu probable que le ministère, ses alliés comme l’UNICEF ou le système éducatif dans sa globalité puissent offrir à tous ceux qui en sont affectés sans une prise en charge spéciale favorisant la réussite des écoliers.
En autorisant les malfrats à occuper militairement des espaces reconnus communs à l’ensemble de la population et fermer des écoles, le gouvernement haïtien faillit à une de ses missions premières de protection des personnes et des biens. En gardant le silence sur ces actes attentatoires à la vie et aux aspirations légitimes des enfants haïtiens et de la société tout entière, le Gouvernement se rend coupable de complicité par abstention, et ce en dépit des efforts limités du ministère de l’Éducation pour réouvrir quelques écoles dans la région du grand Port-au-Prince. Car, ce dossier d’attaques et de fermeture d’écoles dépasse amplement les compétences courantes d’un ministère technique. Enfin, la fermeture d’écoles, au XXIe siècle, est l’action la plus suicidaire qu’aucune communauté ne peut accepter. La plus contre-productive dans le cas même des revendications de toute une communauté, voire d’un pays.
École et société du savoir
Au XXIe siècle, dominé par les sociétés du savoir, la science et les technologies, l’Éducation est le premier devoir régalien de la « Cité » et de l’État pour garantir son bon fonctionnement. Avec l’évolution vers les sociétés à gouvernance fondée sur le savoir, l’exigence d’Éducation et sa distribution universelle dans la Cité sont devenues un réel pouvoir régalien, au même titre que les traditionnels domaines où s’exercent les droits du suzerain que sont la sécurité (défense et police), la justice et la monnaie !
Dès 1970 et 1980, Alvin et Heidy Toffler[ii] prédisent ce que seront les sociétés du 3e millénaire en imaginant les conséquences du changement de paradigme associé à l’avènement de l’ère de l’information dans tous les domaines des activités humaines. Ils ont contribué à modifier les idées sur les grands changements de la fin du XXe siècle et à modeler notre vision de l’avenir en démontrant notamment que la clé de la prospérité est désormais la connaissance, donc l’éducation, et non plus l’argent ou les ressources matérielles.
Il s’agit alors de reconnaitre que l’éducation est un droit vital pour les personnes, mais elle devient une contrainte incontournable pour l’exercice de toute citoyenneté et joue un rôle crucial dans le développement humain, social, économique et politique de toute société. À l’horizon 2030, l’ODD 4 (2015) vise à assurer l’accès de tous à une éducation de qualité, sur un pied d’égalité, et promouvoir les possibilités d’apprentissage tout au long de la vie. C’est à cause de son rapport étroit avec le politique que depuis la fin des années 1980 on attribue ce caractère régalien aux systèmes éducatifs (Laval, 2006; Boissinot, 2018). La crise de l’éducation induite par la pandémie de la COVID a confirmé une tendance à la réévaluation déjà en cour depuis plusieurs années sur le rôle de l’Éducation dans les Sociétés modernes. Ainsi, on a enrichi, en le modernisant, le concept « régalien » pour y inclure le secteur éducatif compte tenu de son rapport étroit avec le politique et la sécurité. On l’a incorporé aux 3 autres secteurs traditionnels que représentent la sécurité intérieure et la justice, la sécurité extérieure et la monnaie.
Cette parole vient signaler à l’ensemble de la société haïtienne l’état alarmant de déconstruction de notre système éducatif, incapable dans sa condition de mal gouvernance actuelle de quelle que manière que ce soit de répondre aux attentes minimales du monde éducatif et de la Nation, et encore moins à la mission que la communauté planétaire s’est donnée à travers les 10 cibles de l’ODD-4 à l’horizon 2030.
Enfin, elle veut contribuer à identifier quelques pistes clés pour une intervention vigoureuse susceptible de lancer l’Éducation haïtienne, grâce à un large partenariat[iii] irréversible avec tous les acteurs, bénéficiaires et agents dans les chemins tracés par les cibles de l’ODD-4, sous le leadership régénéré du ministère de l’Éducation vers une éducation équitable, inclusive, de qualité et des possibilités d’apprentissage tout au long de la vie pour tous.
École et contexte socio-politique
À l’occasion du retour au ministère de l’Éducation de Nesmy Manigat, au mois de novembre 2021, Robert Berrouët-Oriol a publié un long article remettant en cause la participation de l’ancien ministre au cabinet ministériel du Premier ministre Ariel Henry. D’autres l’ont accusé d’être un allié sûr du PHTK (Pati Haïtien Tèt Kale) placé au MENFP pour pérenniser les méfaits de ce pouvoir décadent.
Entretemps, le système éducatif poursuit une plongée accélérée vers l’échec scolaire massif pour la majorité des jeunes, approfondissant ce que nous avons qualifié d’apartheid scolaire[iv] et que Jacques Abraham[v] a analysé sous l’angle de la ségrégation et des rapports sociaux d’inégalité. En fait, l’éducation haïtienne fait aujourd’hui, en juin 2022, face à deux crises majeures : 1) la crise interne induite par des dirigeants des dernières années qui, pour le moins, fragilise toutes les structures de ce ministère au point où celui-ci a perdu l’essentiel de ce qu’il exerçait encore comme contrôle régalien ; 2) la crise structurelle qui met en péril tous les objectifs identifiés par l’ensemble des partenaires nationaux et internationaux comme ceux des systèmes éducatifs du 3e millénaire, notamment ceux des Objectifs de Développement Durable (ODD) et plus particulièrement des ODD-4 qui spécifient : « L’éducation est un droit humain vital, qui joue un rôle crucial dans le développement humain, social, et économique d’un pays. À l’horizon 2030, l’ODD-4 (2015-2030) vise à assurer l’accès de tous à une éducation de qualité, sur un pied d’égalité et promouvoir les possibilités d’apprentissage tout au long de la vie ». Notons que Haïti a adhéré aux 17 ODD, mais à pris l’engagement d’accorder la priorité uniquement à 9 d’entre eux, dont l’ODD-4 sur l’Éducation[vi].
Depuis le rapport du Groupe de travail sur l’Éducation et la Formation (GTEF : 2010), la communauté éducative haïtienne dispose d’informations fiables établissant que sur une cohorte de 100 enfants entrant dans le circuit scolaire en première année, moins de 5 % parviennent à boucler le cycle complet des 13-15 ans de scolarité traditionnelle des écoles fondamentale et secondaire. En temps de crises profondes, comme ce que nous vivons depuis 2019-2020 en Haïti, doublé de climat d’insécurité, le taux d’échec de 95 % d’enfants risque d’augmenter substantiellement. Pire encore, une bonne partie des enfants et jeunes en échec scolaire risque de ne plus jamais retourner à l’école. Ils deviennent alors des proies faciles et attrayantes pour les gangs qui peuplent de nombreux quartiers de la zone métropolitaine de Port-au-Prince et de plus en plus d’autres régions du pays. Plusieurs chercheurs haïtiens ont fait état de cette plaie des écoles haïtiennes (Voir : Abraham, J.; François, P.E.; Joint, ; et Tardieu, C.)[vii].
Sur son compte Tweeter, l’UNICEF (31 décembre 2021)[viii] a bien campé l’état de délabrement avancé du système scolaire dans son ensemble qu’il résume ainsi :
- En Haïti, 797 000 enfants ont besoin d’avoir accès à l’éducation ;
- Au cours des deux dernières années, plus de 3 millions d’enfants n’ont pas pu aller à l’école pendant des mois en raison des problèmes politiques, d’insécurité et de la COVID-19 ;
- En 2021, près de 105,523 enfants haïtiens ont suivi les cours à distance/à domicile, soit à peine 2,3 % de la population scolaire estimée à 4,6 millions[ix] ;
- Plus de 700 000 enfants ont besoin de protection.
De son côté, le ministre de l’Éducation Nesmy Manigat (2021) estime qu’un nombre important d’écoliers haïtiens provenant principalement des couches les moins favorisées ont déjà perdu ou sont sur le point de perdre l’équivalent de 3 années de scolarisation. Il signale aussi la réduction importante du budget alloué au secteur éducatif ces trois (3) dernières années comme une autre source de difficultés. Comment, en effet, faire plus et mieux en ces temps de crise aggravée avec moins de ressources, se demande le ministre Manigat ?
En conclusion générale du contexte particulier où une mauvaise gouvernance avérée a conduit le système éducatif haïtien, on constate :
1) victime de l’apartheid scolaire de fait, aggravé par la crise sanitaire et sociopolitique, un très grand nombre d’enfants ont abandonné l’école et/ou ne pourront jamais y retourner, ce qui résultera en une situation de déficit d’apprentissage équivalent à près de 3 ans de scolarité pour certains et pour les autres à une perte totale des investissements consentis par les enfants, par leurs familles et par l’ensemble de la société ;
2) l’effondrement du système éducatif aura un impact négatif à long terme sur les capacités mêmes d’une reprise éducative si elle n’est pas jugulée énergiquement dans les meilleurs délais. Ceci hypothèque lourdement les progrès éducatifs réalisés grâce aux contributions familiales des trois décennies passées, mais aussi à celles du gouvernement haïtien et des partenaires étrangers. Les capacités de la société haïtienne de s’engager fermement sur une trajectoire de progrès sociaux, économiques, politiques et démocratiques en seront irrémédiablement réduites dans les court et moyen termes.
Pour ces deux raisons, au moins, il faut conclure que l’Éducation ne peut pas attendre (Edikasyon pa ka tann, prôné par le ministre Manigat) la résolution des profondes crises sociales et politiques, ce à quoi il faut ajouter : l’Éducation n’est pas négociable. Autrement dit, l’Éducation est ce bien collectif au service de l’ensemble de la communauté, toutes catégories confondues, que celle-ci a le devoir de protéger envers et contre tout. Il appartient donc à chaque citoyen et éducateur, de veiller avec intelligence et créativité à la permanence des « services » éducatifs et d’appuyer tout effort avéré de contribuer aux redressements qui s’imposent, ne serait-ce que partiellement.
Le système éducatif est comme un blessé grave sur le bord d’une route. Il ne peut attendre la construction d’un hôpital ou même d’un simple dispensaire de campagne pour lui adresser les premiers soins. En 2022, il s’agit de l’autoroute des savoirs et des technologies, marques distinctes du XXIe siècle, à l’échelle planétaire. Le système éducatif haïtien en situation d’effondrement total au bord de cette piste, particulièrement dans cette tranche qui s’adresse à la plus grande partie de la population, ne peut pas attendre la résolution de la crise généralisée, pour au moins, commencer à enrayer sa destruction pour que ses citoyens et futurs citoyens reprennent le chemin de l’acquisition des savoirs et comportements indispensables à la vie au XXIe siècle.
Pouvoir régalien de l’Éducation
C’est dans ce contexte particulier du « Pouvoir régalien de l’Éducation » qu’il faut se prononcer de manière non équivoque :
1. sur les choix avérés de continuité vers l’effondrement, balisés de pratiques de corruption, de notre système éducatif dont nous sommes témoins aujourd’hui ; ou,
2. à contrario, accepter l’urgence de le soustraire de celles-ci de façon à investir les énergies requises afin d’œuvrer au redressement de ce qui peut être sauvé dans l’immédiat, ce qui peut et devrait l’être du système éducatif actuel : pour freiner la banqueroute totale, d’où la justesse du message/slogan du ministre Manigat : lekòl pa ka tann ; ce qu’il importe de renforcer en affirmant : lekòl pa negosyab !
3. l’identification des mesures d’urgence aussi bien à l’interne qu’à l’externe.
Aussi, cette parole d’éducation offerte aujourd’hui, veut, de préférence, se placer au niveau d’une « approche politique publique en éducation » tirant sa source d’une philosophie de l’Éducation au XXIe siècle appliquée de façon lucide à la « réalité » haïtienne de ce premier quart du XXIe siècle. Une vision du « pouvoir régalien » de l’Éducation qui s’impose à tout gouvernement.
Elle souscrit alors bien aux mots du Secrétaire général de l’ONU le 30 juillet 2020, António Guterres, fixant ainsi les enjeux dans son message : « Bâtir aujourd’hui l’avenir de l’éducation » qui affirme : « L’éducation est la clé du développement personnel et de l’avenir de nos sociétés. Elle ouvre des possibilités et réduit les inégalités. C’est le socle de sociétés éclairées et tolérantes, ainsi qu’un des principaux moteurs du développement durable. »[x]
Elle s’inscrit fermement dans un espace strict de dialogue dans le champ éducatif nécessaire et urgent, contradictoire autant qu’il le faudra, sur l’avenir de l’Éducation haïtienne. Et forcément sur l’avenir de notre société haïtienne en ces temps particulièrement troublés et difficiles.
Crise interne du système éducatif
Celle-ci est caractérisée par l’état de délabrement indescriptible des infrastructures physiques du ministère et par le niveau de désœuvrement des cadres et personnels constituant ses ressources humaines. Quelques visites aux différents bureaux éparpillés aux quatre coins dans la région métropolitaine suffisent pour illustrer ces deux constats. Ces espaces se trouvent, en 2021, dans un tel délabrement et de détérioration physique qu’il est à peu près impossible d’y travailler et encore moins d’y réfléchir ! L’organisation même de ces emplacements (entrée, accueil aux bureaux, et disposition des pupitres à l’intérieur de ce qui tient lieu de bureau) ressemble plus à des dépotoirs qu’à des aires de travail. Enfin, la dispersion des directions techniques agit comme un frein à toute velléité de collaboration entre elles, voire avec le monde extérieur qui représente 85% de l’offre scolaire.
Du côté strictement pédagogique, selon les informations qui circulent dans le secteur, les dernières années ont été marquées par d’importantes activités de corruption observées à l’échelle nationale. Un des exemples souvent cités se rapporte aux subventions pour les rentrées scolaires pour les uniformes et les manuels scolaires, entre autres, qui auraient mystérieusement disparu. L’autre contentieux développé ces derniers temps entre le MENFP, les écoles secondaires et les producteurs de matériels pédagogiques et didactiques relève des velléités de certains cadres de l’inspectorat de s’ériger en entrepreneurs en manuels scolaires en concurrence déloyale avec les réseaux établis.
En effet, la nouvelle arnaque dans le système éducatif, après le scandale du PSUGO, se présenterait, selon certains directeurs, sous la forme de l’obligation faite par l’Inspection générale du ministère aux écoles secondaires d’acheter des « Modules du nouveau secondaire ». Ces documents, apparemment copiés sans autorisation sur l’Internet, n’auraient pas de valeur pédagogique avérée pour le nouveau secondaire selon de nombreux éducateurs qui auraient été forcés à en acheter sous la menace des inspecteurs dans les DDE (Direction Départementale d’Éducation). Reproduits par les structures du ministère, mais vendus à un prix fort, ce type d’opération illustrerait, selon des interlocuteurs, la capacité de certains responsables d’imaginer des stratégies pour s’enrichir aux dépens des citoyens et comment ils peuvent utiliser leurs positions au sein de l’administration publique pour développer de nouvelles pratiques de corruption.
Dépasser la crise sociale et la crise d’éducation
Depuis plusieurs années la société haïtienne vit de gravissimes crises à répétition dans tous les domaines de la vie sociale, économique, politique, sécuritaire et sanitaire. Tous ces champs exercent des pressions indues sur le fonctionnement de toutes les écoles dans le pays. D’une manière globale, ces conflits ont eu comme conséquence la fermeture des écoles pour l’équivalent d’un total de 3 années en moyenne sur le parcours des 13 à 15 années d’études requises pour compléter les exigences de fin de scolarité de l’école traditionnelle en Haïti.
Cela signifie qu’en moyenne, un enfant qui boucle sa scolarité aujourd’hui en Haïti accuse un niveau de 3 années de scolarité de moins que prévu, soit que ses acquisitions scolaires totalisent l’équivalent de 10 années au lieu des 13 années réputées à son actif. Ces enfants constituent la grande majorité des 95 % en échec scolaire identifiés par le GTEF. Une autre catégorie d’écoliers (les 5 % qui réussissent) fait partie de cette infime minorité fréquentant les écoles huppées qui ont développé des stratégies alternatives (cours et leçons privés en ligne, par exemple) pour combler les absences en salles de classe et dont les parents ont les moyens de financer celles-ci.
Ainsi, la crise d’éducation amplifiée par les crises politiques récentes et la crise sanitaire renforcent l’apartheid scolaire et place la société haïtienne dans une situation où il devient chaque jour plus difficile de rattraper les retards pour se doter des ressources humaines indispensables pour se mettre au niveau de fonctionnement des sociétés du savoir et des technologies du XXIe siècle.
En réponse à l’effritement de cette exigence d’Éducation au XXIe siècle, il nous faut affirmer « L’Éducation n’est pas négociable ».
Charles Tardieu, Ph. D.
Port-au-Prince, août 2022
(À suivre : Deuxième partie : Rentrée scolaire 2022, les défis de l’École haïtienne.)
Notes et références
[i] GTEF (Groupe de travail sur l’Éducation et la Formation), l’Éducation par dessus tout, Pour un Pacte National pour l’Education en Haïti, Rapport au Président de la République, Port-au-Prince, Haïti, Août 2010.
[ii] Toffler, Alvin et Heidi : Le choc du futur (1970) et La Troisième Vague (1980),
[iii] Il importe de s’entendre sur le concept fondamental du "Partenariat" tel qu’il est utilisé dans l’approche pronée par le PME (Partenariat mondial pour l’Éducation) et adoptée pour la communauté des acteurs en éducation à l’échelle internationale : "Une large participation de l’ensemble des partenaires, notamment les pays en développement, les bailleurs de fonds, les organisations multilatérales, les organisations non gouvernementales (y compris les OSC locales et internationales), les membres du corps enseignant et les entreprises et fondations privées, est essentielle ; les relations et la communication entre ces partenaires reposent sur la clarté et la transparence. Des mesures sont prises pour atténuer d’éventuels conflits d’intérêts et, le cas échéant, pour les gérer conformément à la Politique relative aux conflits d’intérêts approuvée par le Conseil d’administration. L’adaptabilité est l’une des caractéristiques fondamentales du GPE."
Ref: Partenariat mondial pour l’Éducation (2018) Charte du Partenariat mondial pour l’Éduction, En Ligne: https://www.globalpartnership.org/sites/default/files/2018-06-gpe-charter-fr.pdf
[iv] Tardieu, Charles (2020) Les enfants d’abord, L’apartheid scolaire en Haïti et les effets de la Covid-19 Charles Tardieu, Ph. D., Pétion-Ville, septembre 2020, Le National, 29 septembre 2020, http://lenational.org/post_free.php?elif=1_CONTENUE/societes&rebmun=4031.
[v] Abraham, Jacques (2020) L’école haïtienne: Entre ségrégation et rapports sociaux d’inégalité, L’Harmattan, Paris.
[vi] Jeanty, Gérard Junior (2019) Atteindre 9 des 17 ODD, Haïti est-elle réaliste ou fuit-elle ses engagements ?, Le Nouvelliste, En Ligne: https://lenouvelliste.com/article/210683/atteindre-9-des-17-odd-haiti-est-elle-realiste-ou-fuit-elle-ses-engagements, 27 décembre 2019.
[vii] Voir à ce sujet : Abraham, J. (2019) «Basic school in Haiti, reflecting the social relations of inequality,» Universal Jounal of Educational Research, vol. 7, n° %1DOI: 10.13189/ujer.2019.070816, pp. 1772-1786.
Abraham, J. (2020) L’école haitienne: entre ségrégation et rapports sociaux d’inégalité, Paris: L’Harmattan.
François, P. E. (2016) Système éducatif et abandon social en Haïti. Plaidoyer pour la prise en compte des enfants et des jeunes de la rue, Éditions Universitaires Européennes.
Joint, L. A. (2005), «Système éducatif et inégalités sociales en Haïti. Le cas des écoles catholiques.,» École des Hautes Études en Sciences Sociales, Paris.
et
Tardieu, C. (2015) Le pouvoir de l’Éducation : l’éducation en Haïti, de la colonie esclavagiste aux sociétés du savoir, Port au Pince: Éditions Zémès.
[viii] Source: https://twitter.com/UNICEFHaiti/status/1476931162216013826
[ix] Source: MENFP-DPCE, 2019, Estimation de la Répartition des effectifs des élèves de 2015 à 2018
[x] Guterres; António (2020), « Bâtir aujourd’hui l’avenir de l’éducation » neuvième Secrétaire général de l’ONU, En Ligne: https://www.un.org/fr/coronavirus/future-education-here, 30 juillet 2020.