Autrefois en Haïti, contrairement à aujourd’hui, les vaudouisants, même persécutés, n’avaient pas peur de s’affirmer, notamment à travers leurs activités commerciales. Dans les boutiques, les magasins, les restaurants et les marchés, les références au vaudou étaient omniprésentes.
Dans les petits commerces, les fameux « restaurants des aveugles » et les marchands de rue – aux noms pittoresques de « chen janbe », « akoupi pou m chaje w », « sa je pa wè, kè pa tounen », etc, les signes de croyance au vaudou ne manquaient pas non plus.
Il était fréquent de voir, à l’entrée même des établissements ou à côté des marchands, des symboles caractéristiques du vaudou : poupées, bouteilles, sachets ou calebasses contenant du maïs grillé, des pistaches, des morceaux de pain, de cassaves et du clairin, etc.
Ces objets n’étaient pas destinés à faire du mal. Ils représentaient plutôt des protections personnelles, liées à la prospérité et au bonheur des responsables de ces activités commerciales, qu’elles soient grandes, moyennes ou petites.
Un loup-garou inculpé
De même qu’il existe un lien entre la terre sacrée (le lakou, appelé aussi demanbre) et le pouvoir politique, il semblerait qu’il en existe également un entre la viande de bœuf ou de cochon et le phénomène des loups-garous. Des expériences concrètes attribuées à ces créatures cruelles sont parfois évoquées en lien avec les vendeurs et vendeuses de viande, que ce soit au marché ou au restaurant.
Je connais un cas personnel. Nous sommes en 1986-1987, juste après le départ des Duvalier. J’entamais alors ma carrière d’avocat, sous les auspices du professeur, Maître Myrbel Jean-Baptiste, de regrettée mémoire.
Un soir, alors que je regardais la télévision, un journaliste de Télévision nationale annonça qu’un jeune habitant de Canapé-Vert, dont j’ai oublié le nom, avait tué sept de ses voisins à l’aide d’une machette, avant de cacher les corps dans des sacs. Je ne me souviens plus s’ils appartenaient tous à la même famille. Mais ce massacre fit la une de l’actualité pendant plusieurs semaines, autant que je m’en souvienne.
Ma première réaction, à chaud, fut de penser qu’il méritait vingt-cinq ans d’emprisonnement, tant j’étais choqué par cette tuerie de masse.
Des mois plus tard, je reçus une lettre du bâtonnier de l’Ordre des avocats de Port-au-Prince, Maître Rigaud Duplan, m’informant que j’avais été désigné d’office pour assurer la défense de l’inculpé.
Ayant pris connaissance du dossier au greffe du tribunal de grande instance, j’appris que mon client avait été mis en cause pour la mort de sept personnes. Je restai sans mots, non seulement face à la gravité de l’acte d’accusation présenté par le Commissaire du Gouvernement, représentant de la société, mais aussi en repensant à ma propre réaction, quelques mois plus tôt, lorsque j’avais appris ce crime.
À partir de ce moment, j’ai mis de côté mes émotions pour entrer pleinement dans la peau de mon client, devenu une autre part de moi-même, puisque sa liberté et sa vie dépendaient de moi et de mon ancien condisciple et confrère, Maître Lazare.
Une défense difficile
Ensemble, nous nous rendîmes, Lazare et moi, au Pénitencier national pour entendre l’accusé. Ce ne fut pas une tâche facile. D’abord, il eut peur de nous parler. Puis, il se montra furieux contre nous et alla jusqu’à nous menacer de mort. Cette réaction nous orienta déjà vers une piste : celle de fonder notre défense sur son état psychologique au moment des faits. Nous étions convaincus qu’il souffrait de troubles graves.
En effet, pour bâtir notre argumentation, nous nous appuyions sur l’élément moral de l’infraction. Car, pour qu’il y ait délit, il faut au minimum la conscience de violer la loi. Or, un fou ne peut pas commettre d’infraction : sa volonté n’a pas le même poids que celle d’une personne saine d’esprit.
En droit, on distingue deux catégories principales d’infractions : les intentionnelles, lorsque l’auteur a voulu l’acte et ses conséquences ; et les non-intentionnelles, qui se définissent par l’absence de volonté de causer le résultat prohibé. Notre stratégie consistait donc à démontrer que, dans ce cas précis, la conscience et la volonté faisaient défaut.
Notre client, qui devait avoir entre 25 et 28 ans, était vendeur de viande de cochon, de cabri et de bœuf au marché de Croix-des-Bouquets. Il n’était pas stable dans ses déclarations. Par moments, il semblait agir en pleine connaissance de cause, puis, l’instant d’après, donnait une impression contraire. Cela nous empêchait de fonder notre défense uniquement sur l’hypothèse de la folie au moment du crime.
Après trois rencontres d’audition avec lui, nous avions décidé de lui faire plaider coupable afin de susciter la pitié des membres du jury pour ce jeune qui n’avait pas suivi d’études et qui, en même temps, représentait une tragédie pour toute la société haïtienne. Une peine trop lourde, dépassant cinq ans, risquait de briser son avenir, voire de provoquer sa mort. La société, dans ce cas, n’aurait fait qu’augmenter le nombre de ses décès inutiles.
Dans ces moments décisifs, l’avocat, conscient que la vie et l’avenir d’un jeune sont en jeu, doit tout tenter pour le sauver. Ainsi, au cours de notre plaidoyer en faveur de l’accusé, la famille des victimes, présente au procès, envahit le box des avocats, tout près de l’accusé, dans l’intention de nous agresser et de tuer notre client. Heureusement, les forces de police de l’époque — des femmes et des hommes courageux — surent assurer la sécurité avec bravoure et désintéressement. Sans cela, le pire aurait pu se produire au Palais de Justice de Port-au-Prince.
Lors de notre défense, suivie de celle de mon confrère Lazare, nous avons fait valoir que notre client, selon son comportement instable depuis la mort de sa mère — une mambo également vendeuse de viande —, est victime de son origine sociale. Il n’a aucun autre espoir que de faire fructifier son commerce. Il était devenu passionné par sa profession et, vu son état psychologique très fragile, il est certain qu’au moment où il tua les sept personnes, il croyait abattre des animaux, et non de pauvres innocents, auxquels nous rendons aujourd’hui un hommage particulier.
Malgré lui, notre jeune client incarna l’image du loup-garou.
Nous avons obtenu des membres du jury une peine de dix ans. Mais nous avons interjeté appel devant la Cour de cassation, car malgré l’évidence des faits, la procédure comportait de nombreuses failles et incohérences. Or, le droit pénal est d’interprétation stricte. Quoi qu’il en soit, dans cette affaire sombre, nous avions failli y laisser notre peau. Non pas à cause du jeune loup-garou vendeur de viande, semblable à ses pairs, mais bien à cause de ses victimes.
Dr. Emmanuel Charles
Avocat, sociologue et ethnologue
