Le pasteur Claude Guerrier, originaire des Cayes dans le sud d’Haïti, livre un témoignage bouleversant sur les événements étranges qui ont marqué le tout début de sa vie.
Né en 1954 dans le quartier de Ravine Pintade à Port-au-Prince, il est le fils d’une jeune femme nommée Amani, catholique fervente à l’époque. À peine venu au monde, Claude se trouve plongé dans un drame surnaturel qui aurait pu lui coûter la vie — un affrontement invisible entre sa famille et une confrérie de loups-garous.
Le baptême et la menace
En avril 1954, Amani fait baptiser son enfant à Port-au-Prince. Après la cérémonie, Mme Raymond, la marraine, lui adresse un avertissement glaçant : « Si tu ne pars pas avec ton bel enfant, le loup-garou de Ravine-Pintade le mangera avec un grain de sel. »
Ces paroles glacent la jeune mère. Jamais encore elle n’avait songé aux loups-garous — ces êtres capables de se métamorphoser pour sucer le sang ou dévorer les nouveau-nés. Un frisson la parcourt. Craignant pour la vie de son fils, Amani décide de fuir Port-au-Prince dès le lendemain.
Elle retire aussitôt les vêtements de baptême pour effacer toute trace de la cérémonie, comme si rien n’avait jamais eu lieu. Puis elle passe la nuit chez sa marraine, le cœur serré, écoutant les bruits de la nuit avec angoisse, avant de s’enfuir à l’aube, son enfant serré contre elle.
La fuite vers les Cayes
Le lundi matin, à l’aube, Amani prend un bus pour les Cayes, plus précisément pour Katouya, son quartier natal. Le trajet est long et pénible : elle descend du bus au Pont-Rebedin et poursuit à pied sur des chemins boueux et dégradés. À la tombée du jour, elle atteint enfin la maison familiale, épuisée mais soulagée. Sa famille l’accueille avec joie, sans soupçonner le danger qu’elle fuit.
L’appel à l’aide mystique
Le lendemain, toujours hantée par les mots de Mme Raymond, Amani envoie son petit frère Nélio prévenir leur oncle Sauveur, un ougan (prêtre vaudou), respecté vivant à Cadegnion, non loin des Cayes. Elle souhaite qu’il consulte les esprits afin de s’assurer que l’enfant n’est pas la cible d’une force maléfique.
Nélio monte à cheval et livre le message à son oncle, qui entre aussitôt dans son onfò — le sanctuaire sacré réservé aux rituels vaudous. Sauveur invoque les lwa pour sonder l’avenir du nourrisson. Les esprits lui révèlent une vérité terrible : des loups-garous de Port-au-Prince ont déjà demandé la permission aux entités protectrices du sud d’Haïti pour attaquer le bébé. Une expédition mystique est en marche.
Alarmé, Sauveur ordonne à Nélio de lui ramener immédiatement l’enfant, sans quoi il ne pourra entreprendre aucun rituel de protection.
La faute de Nélio
Mais le jeune homme faillit à sa mission. Sur le chemin du retour, il est distrait par une grande fête vaudou dans une habitation voisine. Les tambours, la danse et le rhum ont raison de sa vigilance : il s’arrête, s’amuse et rentre ivre chez lui, oubliant complètement l’urgence du message.
Pendant ce temps, à Katouya, le bébé de trois jours tombe gravement malade. Fièvre et diarrhée le minent dès la nuit suivante. Les proches pensent d’abord à une simple indigestion que la mère aurait transmise à l’enfant en l’allaitant, mais au fil des heures, le petit dépérit.
Lorsque Nélio rentre enfin, Amani, désespérée, l’interroge. Il finit par avouer, honteux, qu’il s’était rendu la veille à une fête vaudou, au lieu de courir auprès de sa sœur pour prendre l’enfant et l’emmener chez le patriarche de la famille, comme ce dernier le lui avait demandé.
La colère de l’ougan
En arrivant à Cadegnion, Nélio trouve son oncle furieux. Sauveur le réprimande sévèrement : son retard a permis aux forces maléfiques d’approcher l’enfant. Les esprits qu’il invoque confirment la nouvelle : l’expédition des loups-garous est déjà en cours, et les symptômes de l’enfant prouvent qu’ils ont commencé leur œuvre.
Mais un dernier espoir subsiste. Possédé par un troisième lwa, Sauveur annonce qu’il va tenter un test mystique : « Je vais jeter une bouteille sur le sol. Si elle se casse, c’est fini. Si elle reste intacte, il y a encore de l’espoir. »
Il lance la bouteille blanche avec force — elle ne se brise pas. Les esprits consentent à une tentative de sauvetage. Sauveur cueille des feuilles sacrées, les confie à Nélio et lui ordonne de les faire bouillir : la mère devra boire le bouillon pendant que l’enfant tète, afin de briser l’emprise mystique.
Mais le sort s’acharne : sur le chemin du retour, Nélio se perd mystérieusement. Malgré sa parfaite connaissance du terrain, il tourne en rond comme pris dans un brouillard surnaturel. Il comprend alors que les loups-garous l’ont égaré pour empêcher le remède d’arriver à temps.
L’intervention du patriarche
À distance, Sauveur ressent la perturbation : il comprend que le messager n’atteindra jamais Katouya. Les forces obscures l’ont détourné de sa route. Décidé à intervenir lui-même, il monte son cheval et part pour Katouya avec ses herbes et ses invocations. Son arrivée chez Amani provoque à la fois stupeur et soulagement. La maison est pleine de parents et de voisins venus soutenir la mère : le bébé est presque inerte, son souffle imperceptible.
Le ougan prend aussitôt le commandement des lieux. Il ordonne de faire bouillir de l’eau, prépare lui-même la potion à base de feuilles et veille à ce qu’Amani en boive pendant que l’enfant tète. La tension est extrême.
Soudain, des bruits étranges éclatent autour de la maison : galops invisibles, grondements sourds, secousses du sol. Chaque fois que la famille et les voisins sortent, le silence retombe ; mais dès qu’ils rentrent dans la maison, le vacarme reprend de plus belle. Sauveur comprend alors qu’il s’agit bien des loups-garous, rassemblés en expédition pour s’emparer de l’âme du nourrisson.
Malgré les prières, l’enfant cesse de respirer. Le silence s’abat. Amani hurle de douleur et laisse tomber le petit corps, mais Sauveur le rattrape avant qu’il ne touche le sol, geste symbolique pour éviter que la mort ne prenne pleinement possession du corps.
Le miracle du retour à la vie
Dans un calme impressionnant, Sauveur prend un morceau de coton blanc, l’allume et fait des prières intenses pendant plusieurs minutes. Puis il approche le coton fumant des narines du bébé. Miraculeusement, celui-ci éternue trois fois. La foule, d’abord médusée, se met à crier : « Grâce à la miséricorde de Dieu ! »
L’enfant ouvre les yeux et reprend vie. Le ougan, épuisé mais triomphant, remet le bébé à sa mère et lui dit : « Voici ton enfant. Je te le rends ! ». Comparant la situation au tikiti, un petit insecte du vétiver difficile à attraper, il ajoute : « Si on peut venir à bout du tikiti, on peut vaincre toute attaque occulte ». Par cette image, il affirme que la victoire sur les loups-garous est acquise.
Le retour de Nélio et la fin de l’expédition
Pendant ce temps, Nélio, toujours perdu, erre depuis plus de vingt-quatre heures. Mais Sauveur, grâce à ses pouvoirs mystiques, perçoit sa détresse à distance. Il exécute un dernier rituel pour lui « rouvrir le chemin ». Peu après, Nélio retrouve miraculeusement la route et rejoint la maison, abasourdi d’apprendre que son neveu a été sauvé de la mort.
Emmanuel Charles
Avocat et ethnologue