Peut-on décentraliser un Haïti non centralisé ? Un diaspora en Haïti

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 « Douvan jou » [à l’aurore] comme le dit si bien Diony en créole, Philippe, Diony et moi, nous nous sommes mis en route depuis Aquin en direction de Brodequin. Nous avons pris un raccourci en passant par Chanmi, un charmant hameau perché sur une colline, offrant une vue imprenable de la majestueuse baie d’Aquin, illuminée par la lueur rose et étincelante de l'aube annonçant le lever du soleil sur la mer des Caraïbes. 

Tandis que nous descendions l'autre versant de la colline, la rivière sinueuse nous  attendait à 

« premier pas » [première traversée]. Notre marche, à travers la montagne, stimulante, avait aiguisé notre appétit ; nous nous sommes arrêtés pour casser la croûte au bord de l’eau, entourée d’une sérénité rappelant les scènes des  films westerns. Cependant, cette tranquillité a été brisée lorsque Diony, notre jeune guide local, s’est accroupi près de la rivière, a déblayé quelques feuilles et a bu directement de l'eau en utilisant ses mains comme une tasse.

Philippe, véritable parisien, et moi-même avons échangé des regards d’incrédulité, conscients que cette eau, malgré son apparente pureté, regorgeait de microbes. « Gastroentérite aiguë dans moins d’une heure », murmura Philippe. Diony, malheureusement inconscient du danger, affirmait avoir bu cette eau toute sa vie. Mais la vérité est que l'eau insalubre, comme celle-ci, contribue au taux élevé de mortalité infantile en Haïti. La triste statistique de l’EMMUS-VI de 2016-2017 en témoigne. Sur 1000 naissances vivantes, 81 enfants meurent avant l’âge de cinq ans, 59 avant leur premier anniversaire et 32 dans leur premier mois de vie. Il est souvent dit en Haïti que pour vaincre un Haïtien qui a survécu après l’âge de cinq ans, un microbe doit être robuste comme un bœuf. 

Après avoir traversé la rivière sinueuse près d’une dizaine de fois, nous avons entamé une marche ardue à travers montagnes et vallées. J’ai alors compris ce proverbe haïtien : « Derrière une montagne, il y a une autre montagne ». Épuisé, je voyais Philippe marchait avec aisance du « pas de montagnard » d’un habitué des montagnes des Alpes françaises. Nous avons finalement fait une pause, l’occasion pour nous autres, citadins, d’entamer l’un de nos sempiternels débats intellectuels sur tout et rien.

J’ai commencé : « As-tu remarqué Philippe que depuis l’indépendance d’Haïti en 1804, il n’y a aucune intervention de l'État haïtien ici à brodequin. Cette observation vaut également pour les autres 80% du pays que l’on appelle, le « pays en dehors ». Haïti a besoin d'une vraie décentralisation ». - « Non, non, non, » accentua Philippe avec son index, « tu ne peux pas vraiment parler de décentralisation pour un pays qui n'a jamais été véritablement centralisé ».

Quand on se penche sur les concepts de centralisation et décentralisation, on distingue deux approches différentes de la gouvernance.

Dans un pays centralisé de type unitaire comme Haïti, la République dominicaine ou la France, l’État central concentre le pouvoir décisionnel et administratif. Il dispose en théorie d’organes territoriaux déconcentrés de l’État central. Ses avantages sont l’uniformité des décisions, le contrôle strict et une réponse rapide en cas de crise. Ses inconvénients impliquent davantage d’éloignement des spécificités locales avec des risques de décisions inadaptées.

En revanche, un État décentralisé délègue des  pouvoirs de décision à des entités locales en fonction de leurs caractéristiques institutionnelles (communes, départements, régions). Ses avantages prennent en compte des besoins locaux. Ses inconvénients comprennent des risques des disparités et de chevauchement des compétences entre les collectivités, mais également des complexités de coordination. Ceci suppose des entités  déconcentrées de l’État central fortes et compétentes afin d’assurer le contrôle de légalité et de conformité aux règles de droits pour les décisions prises par les collectivités locales.

En ce qui concerne la centralisation et  la décentralisation, le cas d'Haïti, où tout semble concentré à Port-au-Prince, offre une perspective unique au-delà des définitions, de l’implication de l’État. L'évolution historique d'Haïti a conduit à une concentration majeure des ressources, du pouvoir et des opportunités dans la capitale, Port-au-Prince, avec des implications socio-économiques majeures. Les conséquences sont tangibles : une surpopulation de la capitale, une pression excessive sur les infrastructures, une disparité économique entre la capitale et le reste du pays et une limitation de la capacité des autres régions à se développer et à répondre aux besoins locaux.

Quelle serait une approche rénovée de la décentralisation en Haïti ? La décentralisation est d’abord et avant tout une volonté politique qui se traduit dans le fait que l'État-Nation, à savoir le peuple et leurs gouvernants reconnaissent que les collectivités locales sont un des moteurs du développement qualifié aujourd’hui de durable dans ses dimensions environnementales, sociales et économiques. C’est aussi une volonté de répartition des pouvoirs permettant une démocratie équilibrée prenant en compte l’apport des particularités locales afin d’accroître les synergies des populations au sein d’un État qui les reconnaît et les appuie dans leurs développements. C’est l’approche gagnant-gagnant qui assure la croissance et la durabilité de l’État concerné.

Quel est le critère pour un développement équilibré de toutes les régions d’Haïti ? Indubitablement, la reconnaissance qu’Haïti n’est pas seulement composé d’un îlot central que représente sa capitale, mais également un pays de diversités avec ses provinces et ses sections communales. Le peuplement originel d’Haïti en est le témoignage. Il s’agit de rompre avec l’idée que Port-au-Prince est la seule entité en capacité de décider et d’animer le pays. Le résultat sous nos yeux démontre que cette idée de centralité est loin d’être la bonne solution. Au contraire, le désastre que l’on peut constater actuellement  est l’illustration que cette idée est totalement obsolète et dépassée.

La confiance des élites, des provinces et jusqu’aux sections communales, doit être la pierre angulaire d’une politique de redressement du pays. Cicéron déjà dans la Rome Antique dans son ouvrage en 54 av. J.-C., « De Republica », démontre combien ce lien de confiance entre « l’electi et le populus » est une condition sine qua non d’une bonne gestion des affaires publiques.

Sur la question initiale, peut-on décentraliser un Haïti non centralisé ? La réponse directe et sans ambiguïté est non. Pourquoi ? Pour avancer, Haïti doit changer son modèle. Haïti a besoin de revenir aux nécessités de base dont doit disposer un État fonctionnel, à savoir : a) un système éducatif performant et délivrant des hommes et des femmes en capacité de conduire les affaires publiques (personnel politique et personnel des administrations publiques centrales, déconcentrées et décentralisées) ; b) une économie stable dans ses fondamentaux et délivrant de la croissance qui permet des capacités d’allocations pour le fonctionnement d’une décentralisation réelle ; c) un État stratège dans sa capacité de régulation interne tant pour lui-même que pour les collectivités, mais aussi dans ses relations extérieures avec ses partenaires internationaux.

Outre les nécessités de base d’un État moderne, la dimension culturelle liée à la création d'Haïti est à prendre en compte comme une condition majeure pour un relèvement pérenne du pays. Pour ce faire, il est nécessaire d’intégrer, dans une relation fructueuse et non antagoniste, les aspects de « tradition et modernité ». Il s’agit de sortir Haïti de la caverne platonicienne dans laquelle elle est enfermée dans une sorte d’aveuglement, celle d’un passé lointain qui continue de produire une réalité défaillante. Dans cette allégorie est mise en scène une opposition entre la demeure souterraine (sans lumière) et le « monde d'en haut », celui où la lumière naturelle brille. Le premier lieu est celui de l'enfermement, de l'ignorance et des apparences, quand le deuxième est celui de la liberté, du savoir, du réel. L’ensemble de ces points fondamentaux doit permettre de lancer un processus de redressement. L’évocation du mot de décentralisation ne doit pas être considérée comme un objectif politicien, mais comme un résultat politique de l’organisation d’un Etat moderne.

Au moment où se situe cet enjeu, l’État Haïtien doit accepter de se projeter dans un nouveau paradigme afin de disposer en son sein des outils d’organisation et de compétences lui permettant de débuter son redressement. Il s’agit de s’appuyer sur un premier niveau de subsidiarité de l’État central, à savoir la mise en œuvre du principe administratif selon lequel une autorité centrale ne peut effectuer que les tâches qui ne peuvent pas être réalisées à l’échelon inférieur. Or en créant des établissements publics nationaux chargés de l’opérationnalité laissant aux ministères centraux le soin de fixer les objectifs politiques et stratégiques et d’assurer le contrôle en cours et in fine des politiques publiques, le principe de subsidiarité est effectif et recentre l’État central sur des contenus stratégiques et d’opérationnalité. La priorité se situe, dans un premier temps, pour les Ministères de l’Éducation, de la Santé et des Affaires sociales avant que d’autres ne suivent ce mouvement de modernisation. Il convient, par exemple en se référant au  modèle suédois, d'organisation de l'Etat de lui confier que les aspects stratégiques et confier à des agences publiques le soin de la mise en œuvre des politiques publiques. La France qui est dotée d'une administration d'excellence n'a pas été confrontée à cette nécessité, mais a conduit également des réformes importantes de modernisation afin d'adapter son administration centrale aux enjeux de l'époque contemporaine notamment dans le numérique. Ces exemples démontrent l'extrême importance de s'attacher dans un premier temps à cette question de la réforme de l'État et des secteurs prioritaires comme celui de l'éducation nationale  que  le Bénin par exemple a décrété comme prioritaire et rendu obligatoire et laïque et surtout gratuit.

Pendant nos discussions sur la gouvernance d’Haïti, un défilé musical de rara, comme par magie, a fait irruption, interprétant un rythme Petro entraînant. Nous nous sommes soudainement plongés dans une fête spontanée. La musique, la danse et les couleurs se sont fusionnées en une célébration de la vie, nous rappelant que, malgré les défis, l'esprit haïtien demeure indomptable. Et, esquissant des déhanchements à contretemps, mais enthousiastes, Philippe, notre parisien, comme un merle blanc parmi les danseurs chorégraphiant une «  danse banda », est devenu, l'espace d'un instant, la vedette de cette célébration. 

 

Aldy CASTOR, M.D., aldyc@att.net

Président : Haitian Resource Development Foundation (HRDF)

Directeur : Emergency Medical Services for Haiti Medical Relief Mission, Association of Haitian Physicians Abroad.

Membre, United Front Haitian Diaspora

 

Philippe FRANÇOIS, philippefrancois.fr@gmail.com

Ancien administrateur territorial en France

Consultant auprès du bureau du président de la HRDF.

Diplômé en sociologie de l’Université Paris IX Dauphine, Dynamique des Organisations et Transformations sociales

Diplômé en gestion et administration des collectivités locales de l’Université Paris XII Val-de-Marne

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