Une espèce d’oiseau en voie de disparition !

Qui ne connait pas les ‘’Madan Sara’’ ? Ces marchandes nommées d’après un genre d’oiseau migrateur jaune (famille des passereaux), chanteur, très mobile, qui picore au gré de son vol. Mot composé en créole, il vient de deux mots de langue française : Madame et Sara. La petite histoire rapporte qu’une dame de la ‘’haute société’’ nommée Sara, aurait importé cette espèce en Haïti à l’époque coloniale. Ces marchandes tiennent un rôle essentiel dans le secteur informel et dans l’économie rurale du pays. Elles achètent et écoulent leurs marchandises au rythme de leurs déplacements, qui peuvent se faire de la campagne vers la ville, et aussi vers d’autres destinations. Sous l’effet de la menace des gangs armés par la difficulté du transport des marchandises vers la capitale, et la pratique des rançons, bien des ‘’Madan Sara’’, à l’instar de ces oiseaux chanteurs, perdent leurs voix, ou du moins ne chantent quasiment plus !

« Nous sommes rançonnées, maltraitées, enlevées et même parfois violées par les bandits armés sur la route nationale ». Ce sont les mots de Mania, 46 ans, mère de quatre enfants. Avec sa peau d’ébène en sueur, le visage mince, ses nattes pendues jusqu’au cou, ses bracelets en caoutchouc noir au poignet, les lèvres pincées autour d’un joint, Mania s’essaye à nous raconter son histoire. « De ce qui en reste », précise-t-elle. Mania habite le long d’un corridor qui s’ouvre sur le marché public de la commune de Petit-Goave, la ruelle Percin. Un quartier populaire à réputation sulfureuse. Juste en face de la ruelle, au bord de la mer, où l’on voit des voiliers accostés le quai en bois, et des sacs de charbons empilés l’un sur l’autre venant de la Gonâve. Dans une ambiance d’opéra nu, entre les va-et-vient des passants au corridor, Mania, ‘’Madan Sara’’ et portrait de la figure de femme Poto-Mitan haïtienne, raconte :

 

 

 « Au tout début, les affaires n’allaient pas si mal. On pouvait se rendre à Port-au-Prince presque sans souci. Je me débrouillais assez bien avec mon commerce. Et peu de temps après, ça a commencé à dégénérer », explique-t-elle, nerveuse, tout en tirant sur son joint allumé.

 

 Haïti et l’insécurité

L’insécurité ne date pas d’aujourd’hui. Elle remonte à la période qui a suivi la chute des Duvalier et sous-entend une forme de criminalité qui semble frapper des personnes appartenant à diverses couches sociales. Pourtant, notre société en avait vu bien d’autres. Le père fondateur de la nation, Jean Jacques Dessalines, a d’ailleurs été assassiné moins de trois ans après la proclamation de l’indépendance du pays. Près d’un siècle en arrière, le président Vilbrun Guillaume Sam fut assassiné par une foule en colère. On observe que l’insécurité se nourrit peu à peu du processus de mutation de la société haïtienne. Et s’est associée d’une dégradation des institutions régaliennes, ainsi qu’une détérioration des conditions de vie de la population. Cependant, la sécurité publique n’est pas du monopole de l’État. Elle devrait être aussi le reflet de l’unité du tissu social. Des différents mouvements revendicatifs, de 1985 à nos jours, sans réussir jusque là, à abattre le terrorisme d’État et à refonder nos institutions sur de nouvelles bases. Si Haïti a subi la fâcheuse dictature des Duvalier, de 1957 à 1986, elle éprouve, en ces jours, celle encore plus funeste des gangs armés. Ces derniers qui enlèvent, rançonnent et tuent, font aussi fuir les filles et les fils d’Haïti vers d’autres terres qu’ils pensent être plus clémente.

 

Une économie de pacotille

 

Souvent reléguée aux affaires politiques, la question de sécurité devrait être cependant au coeur des débats sur l’économie. Tant qu’on constate que ce sont généralement les pays les moins sécuritaires qui sont les plus pauvres. Depuis plusieurs décennies, Haïti n’a connu que peu de périodes d’accalmie sur le point sécuritaire. Une situation qui s’est détériorée ces dernières années. Le dernier rapport présenté par la BINUH, sur la situation sécuritaire d’Haïti stipule : « […] la violence liée aux bandes armées est restée la principale menace pour la sécurité en Haïti, les groupes armés cherchant encore à étendre leurs zones d’influence, notamment dans la zone métropolitaine de Port-au-Prince. […] les bandes ont renforcé leur ancrage territorial et politique dans les zones stratégiques. Ce qui leur donne le pouvoir de bloquer à volonté les principales voies d’approvisionnement et les terminaux de carburant du pays ».

 

En s’appuyant sur le rapport, les cas d’enlèvements et d’homicides volontaires ont augmenté respectivement de 36 et 17% par rapport aux cinq derniers mois de 2021, et pour le seul mois de mai, le PNH a enregistré 201 homicides volontaires et 198 enlèvements, soit une moyenne de 7

cas par jour. Ces chiffres officiels témoignent du climat d’insécurité qui sévit en Haïti. Un climat qui n’est pas sans conséquence sur l’économie du pays. Selon les chiffres fournis par l’IHSI sur l’indice des prix à la consommation pour l’année 2021, les départements du Sud-est et de l’Ouest ont connu une inflation de 20,8%. Celle du Sud, de la Grand-Anse et des Nippes s’élevait à 20,9% contre 19,1% dans les départements du Nord, du Nord-est et du Nord-ouest.

 

Les ‘’Madan Sara’’ menacées

Ces femmes micro-entrepreneuses alimentent une partie importante de la population à travers un voyage pénible entre des villes de province et Port-au-Prince. Le Nouvelliste relate : « les camions destinés à ce genre d’activité n’offrent aucun confort. Elles voyagent comme les aliments, comme des matériaux. Du haut de ces engins inconfortables, elles ne sont pas épargnées par la colère de la nature. Elles subissent de plein fouet les méfaits du soleil à son paroxysme. De la pluie et de la poussière ». Et cette situation n’est pas la plus difficile. « C’est grâce à nous les ‘’Madan Sara’’ que les produits agricoles parviennent dans les marchés et même les supermarchés à Port-au-Prince. Malgré ça, nous sommes pillées, sans cesse, par les bandits », témoigne Mania, le vide dans les yeux. « Je ne cours plus le risque de me faire tuée d’une balle perdue. C’est pour cela que j’ai arrêté mon affaire », poursuit-elle, résiliente, mais à l’affut du pain quotidien.

 

Il est important de souligner que la plupart de ces femmes ‘’Madan Sara’’ prêtent à usure aux particuliers ou à crédit dans les banques de microcrédits. Chaque année, FINCA Haïti, fournit des services financiers à 20000 ‘’Madan Sara’’, à travers le pays. C’est le cas de Mania et quinze autres femmes du quartier Percin. Toutes ces femmes dépourvues de leurs besognes, sous le coup fatal de l’insécurité. Tous les mercredis et samedis matins, Mania, en compagnie d’autres marchandes, se rendaient à la capitale, à l’arriere d’un camion transporteur, pour acheminer ses légumes vers les consommateurs. Aujourd’hui, elles n’y vont plus.

 

Dans la société haïtienne, les femmes comme Mania occupent un rôle primordial. D’un côté, ce sont elles qui constituent le noyau des activités commerciales au niveau microéconomique. D’un autre côté, elles sont pour la plupart des chefs de famille monoparentale qui prennent en charge, toutes seules, toutes les dépenses du quotidien et les besoins de leurs enfants. L’économiste Fred

Doura précise : « la commercialisation des produits agricoles repose essentiellement sur les démarches des intermédiaires. L’un des intermédiaires incontournables du circuit de commercialisation des produits vivriers est la ‘’Madan Sara’’, agente de contact infatigable entre les consommateurs urbains et les producteurs ruraux ».

 

Que faire, quand le grand jour n’est absolument pas pour demain et que la fête a mauvaise mine ? Cette question-là, Mania se la pose encore. Prise au piège, telle une biche en cage, aujourd’hui, elle s’est penchée vers l’illicite. La vente de marijuana. Une autre jungle dans laquelle, elle se livre encore à elle-même. « J’ai quatre bouches à nourrir, toute seule, vous savez ? Mon mari s’est barré de la maison, il s’est prétexté de la difficulté à lui pour joindre les deux bouts. Mais je sais qu’il est parti retrouver une autre. Je ris parfois quand j’y pense », balance-t-elle, caressant le dos de sa main entachée d’une brûlure. « C’est la monnaie de ma pièce », dit-elle au sujet de la tache, avec un sourire coincé à la bouche.

 

 

Philippe Barthelemy

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