La monnaie: une révolution en marche

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Dans son dernier livre, The Future of Money, Eswar Prasad décrit la reconfiguration totale opérée par les monnaies numériques et les autres technologies financières, de la banque de détail à la politique monétaire en passant par les paiements internationaux. Dans une conversation avec Chris Wellisz, de F&D, le professeur de l’Université Cornell présente les avantages et les risques des nouvelles formes de monnaie.

F&D : Les espèces sont-elles vouées à disparaître ?

ESWAR PRASAD : Étant donné la commodité des paiements numériques, tant pour les consommateurs que pour les entreprises, il est très improbable que les espèces survivent bien longtemps. En Chine, deux prestataires privés de services de paiement, Alipay et WeChat Pay, couvrent aujourd’hui la totalité de l’économie chinoise avec des paiements numériques à très bas coût. On peut recourir à ces services pour des choses aussi simples qu’acheter un fruit ou des raviolis à un vendeur de rue. Dans les pays avancés comme la Suède, le secteur privé réussit tout aussi bien à fournir des paiements numériques à très bas coût.

 

F&D : Est-il possible qu’on se serve un jour des cryptomonnaies comme le Bitcoin pour acheter un café ou payer le loyer ?

EP : Le Bitcoin n’a pas très bien fonctionné pour les transactions au quotidien, notamment en raison de sa valeur instable. C’est comme si vous pouviez acheter un repas tout entier avec un bitcoin un jour et n’acheter qu’un café le lendemain. De plus, le Bitcoin est assez lent et lourd à utiliser.

 

F&D : Y a-t-il une solution au problème de la volatilité ?

EP : Il existe de nouvelles cryptomonnaies appelées « stablecoins » qui tirent leur valeur stable du fait qu’elles sont adossées à des quantités de monnaie fiduciaire, comme Eswar Prasad explique les transformations de la monnaie opérées par les technologies et les conséquences que celles-ci auront sur nos vies La monnaie: une révolution en marche Mars 2022 | FINANCES & DÉVELOPPEMENT 63 des dollars ou des euros. Ces stablecoins sont fondamentalement liés à la valeur de ces monnaies et peuvent être utilisés pour effectuer des paiements nationaux et internationaux de manière plus efficace et efficiente.

 

F&D : Vous expliquez dans votre livre que les stablecoins ne sont peut-être pas aussi stables qu’ils le paraissent. Quels risquent posent-ils ?

 

EP : Un émetteur de stablecoins pourrait déclarer qu’il va détenir des stocks de titres liquides, mais qui va s’assurer qu’il le fera effectivement ? Et même s’il détient les titres, il est possible, si de nombreuses personnes tentent au même moment de vendre ces stablecoins et de les reconvertir en monnaie fiduciaire, qu’un grand nombre des titres auxquels ils sont adossés ne soient pas aussi liquides — c’est-à-dire aussi faciles à convertir en monnaie fiduciaire — qu’on pourrait le penser.

 

F&D : Y a-t-il d’autres risques ?

EP : Certains craignent que les stablecoins, s’ils ne sont pas strictement réglementés, deviennent des canaux de financement illicite de toutes sortes d’activités, tant à l’échelle nationale qu’internationale. Et la difficulté supplémentaire, bien sûr, c’est que les cryptomonnaies, y compris le Bitcoin, ne connaissent pas les frontières. Un pays à lui seul aurait de grandes difficultés à réglementer ces cryptomonnaies ; il faudra que nous engagions une forme ou une autre de coordination mondiale pour ces réglementations.

 

F&D : Certains pays envisagent d’adopter ce qu’on appelle une monnaie numérique de banque centrale (MNBC). Pourquoi ?

EP : Pour certains pays en développement, l’objectif est d’accroître l’inclusion financière. De nombreux habitants de ces pays n’ont pas accès aux paiements numériques ; ils n’ont pas accès aux produits et services bancaires de base. Dans des pays comme la Suède, où la plupart des gens ont un compte bancaire, l’impératif est un peu différent. La banque centrale suédoise, la Riksbank, envisage essentiellement l’e-couronne, ou la couronne numérique, comme un filet de sécurité pour l’infrastructure de paiement privée.

F&D : Et qu’en est-il de la Chine ?

aujourd’hui la totalité de l’économie chinoise avec des paiements numériques à très bas coût. On peut recourir à ces services pour des choses aussi simples qu’acheter un fruit ou des raviolis à un vendeur de rue. Dans les pays avancés comme la Suède, le secteur privé réussit tout aussi bien à fournir des paiements numériques à très bas coût.

 F&D : Est-il possible qu’on se serve un jour des cryptomonnaies comme le Bitcoin pour acheter un café ou payer le loyer ?

 EP : Le Bitcoin n’a pas très bien fonctionné pour les transactions au quotidien, notamment en raison de sa valeur instable. C’est comme si vous pouviez acheter un repas tout entier avec un bitcoin un jour et n’acheter qu’un café le lendemain. De plus, le Bitcoin est assez lent et lourd à utiliser.

 

F&D : Y a-t-il une solution au problème de la volatilité ?

 EP : Il existe de nouvelles cryptomonnaies appelées « stablecoins » qui tirent leur valeur stable du fait qu’elles sont adossées à des quantités de monnaie fiduciaire, comme Eswar Prasad explique les transformations de la monnaie opérées par les technologies et les conséquences que celles-ci auront sur nos vies La monnaie: une révolution en marche aux systèmes de paiement existants, mais qui pourrait en principe renforcer la concurrence.

F&D : Quel effet une monnaie numérique a-t-elle sur la capacité d’une banque centrale à contrôler l’inflation et garantir le plein emploi ?

 

EP : Supposons que tous les citoyens américains aient en fait un compte auprès de la Réserve fédérale ; celle-ci aurait alors beaucoup plus de facilité à effectuer certaines opérations comme le versement d’aides économiques. Au début de la pandémie, la première loi sur la relance économique liée au coronavirus a impliqué d’importants transferts monétaires en faveur des ménages américains. De nombreux ménages qui s’étaient enregistrés auprès de l’administration fiscale afin de déposer leurs déclarations d’impôt en ligne ont reçu des virements directs sur leur compte bancaire, tandis que les ménages qui n’avaient pas enregistré de données auprès de l’administration fiscale ont fini par obtenir des cartes de débit prépayées ou des chèques, dont beaucoup se sont perdus dans le courrier et dont certains ont été détournés ou endommagés.

 

F&D : Les monnaies numériques de banques centrales pourraient-elles être utilisées pour lutter contre la fraude fiscale et d’autres crimes ?

EP : Si vous ne pouvez pas payer votre jardinier ou votre baby-sitter en espèces, ces paiements ont de bien plus grandes chances d’être déclarés. Et surtout, pour les transactions de montant élevé, cela fera certainement une différence sur le plan des recettes fiscales. La monnaie numérique réduit aussi l’utilisation des espèces pour les transactions illicites, par exemple le trafic de drogues ou le blanchiment de capitaux.

F&D : Y a-t-il des risques pour les banques du secteur privé et les prestataires de paiement ?

EP : Si l’État fournit effectivement un système de paiement numérique à très bas coût, les prestataires privés de services de paiement pourraient avoir de grandes difficultés à maintenir leurs services, car après tout, quelle entreprise privée a des moyens comparables à ceux de l’État ? L’autre risque est que les banques commerciales, qui jouent un rôle très important dans l’économie moderne en fournissant le crédit qui alimente l’activité économique, constatent que leurs dépôts sont transférés sur les comptes des banques centrales. Dans les périodes difficiles, les déposants pourraient juger qu’en dernier ressort, leurs dépôts sont plus en sécurité à la banque centrale ou dans un autre établissement public que dans une banque commerciale, même si les dépôts auprès de cette dernière sont assurés.

 

F&D : Y a-t-il une solution à ce problème ?

EP : Les expériences de MNBC actuellement menées en Chine et en Suède laissent à penser que ce qui fonctionnerait le mieux serait un système de MNBC à deux niveaux. La banque centrale fournirait l’infrastructure de paiement sous-jacente et la MNBC essentiellement sous forme de jetons numériques, tandis que les portefeuilles numériques eux-mêmes dans lesquels la MNBC serait conservée resteraient au sein des banques commerciales.

F&D : Quelles sont les difficultés qui se posent aux pays émergents et aux pays en développement, qui sont très dépendants des échanges et des investissements internationaux ?

 EP : Des paiements internationaux sans friction pourraient assurément profiter aux importateurs et aux exportateurs, car ils pourraient leur faciliter la conduite des transactions commerciales internationales, mais ils ne sont pas dénués de risques. En effet, plus il existe de canaux ouverts aux flux internationaux de capitaux, plus ces flux seront difficiles à gérer.

Cela pourrait accroître la volatilité des flux de capitaux, mais aussi celle des taux de change. Pour les petits pays et les pays en développement en particulier, la volatilité des flux de capitaux et celle des taux de change peuvent fortement compliquer la gestion des politiques économiques nationales.

 

F&D : Quels sont les défis pour les banques centrales des pays émergents ?

EP : Nous vivrons bientôt dans un monde où nous aurons accès, de n’importe quel pays, aux versions numériques du dollar ou du renminbi chinois et de nombreuses autres monnaies. Il est probable également que de nombreuses méga-entreprises d’envergure mondiale, comme Amazon, commencent à émettre leurs propres stablecoins.

Si on pense aux petits pays ou aux pays dont la banque centrale ou la monnaie n’est pas très crédible, on voit très facilement que ces monnaies pourraient être balayées par ces autres monnaies, officielles ou privées, dans lesquelles les citoyens de ces pays ont beaucoup plus confiance que dans leur propre monnaie.

F&D : Pensez-vous que du fait du statut d’économie mondiale en forte croissance de la Chine, un yuan numérique puisse menacer la position dominante de monnaie mondiale qu’occupe le dollar ?

EP : Ce n’est pas seulement la taille de l’économie ou celle des marchés financiers d’un pays émettant une monnaie qui maintient la confiance des investisseurs étrangers, mais aussi le cadre institutionnel de ce pays. Et ces éléments de confiance incluent l’État de droit, une banque centrale indépendante et un système institutionnalisé d’équilibre des pouvoirs. Dans ces trois dimensions, je pense que les États-Unis restent dominants par rapport à une grande partie du monde.

F&D : La Réserve fédérale semble circonspecte face aux MNBC. Pourquoi ?

EP : Il faut réfléchir à l’intérêt réel qu’une MNBC offre aux utilisateurs dans chaque pays, et aux États-Unis il est certain que nous avons des problèmes avec nos systèmes de paiement. De nombreux paiements sont effectués par carte de crédit, dont l’utilisation est en fait très coûteuse pour les commerçants en raison du niveau très élevé des commissions interbancaires. Et une grande partie de ces coûts est répercutée sur le consommateur. Environ 5 % des ménages américains n’ont pas de compte bancaire ou ont un accès insuffisant aux services bancaires. Vous et moi, nous pouvons utiliser Apple Pay, mais pour cela, nous devons associer l’application à un compte bancaire ou à une carte de crédit, et de nombreux ménages n’y ont pas accès. Une MNBC pourrait donc, à la marge, accroître l’inclusion financière, mais la Réserve fédérale a déjà un projet de grande envergure en cours appelé « FedNow » pour accroître l’efficience des paiements de détail et des paiements de gros, c’est-à-dire des paiements entre entreprises et établissements financiers.

 

F&D : Les monnaies numériques officielles présententelles des dangers plus généraux pour la société ?

EP : Un État autoritaire pourrait utiliser une version numérique de sa monnaie de banque centrale pour surveiller sa population. Et même un État bienveillant pourrait souhaiter s’assurer que la monnaie émise par sa banque centrale non seulement n’est pas utilisée à des fins illicites, mais aussi qu’elle n’est pas utilisée à des fins qui ne lui semblent pas nécessairement bénéfiques sur le plan social. On pourrait tout à fait commencer à voir la monnaie utilisée comme un instrument non seulement de politique économique, mais peut-être aussi de politique sociale. Ce serait très dangereux pour la crédibilité de la monnaie de la banque centrale et pour les banques centrales elles-mêmes.

 

FMI

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