Quid de la microfinance en Haïti ?

Introduction :

Deux éléments majeurs constituent le fondement de cette réflexion sur la microfinance en Haïti : le premier consiste au détournement de mission dudit secteur. Ce détournement de mission s’explique du fait que les institutions de microfinance ne sont pas réellement guidées par les principes de l’économie sociale et solidaire. En termes de fonctionnement, elles adoptent la logique de l’économie capitaliste. C’est ce que Tsafack Nanfosso et al. (2007) appellent l’isomorphisme mimétique.

Quant au second, il réside dans la volonté des dirigeants haïtiens de maintenir l’exclusion financière qui s’abat sur la population pauvre du pays. Or, de nombreux gouvernements qui se sont succédé parlent de politique d’inclusion financière. Pourtant, les actions de ces gouvernements traduisent uniquement la volonté de contrôler le secteur sans tenir compte de leurs performances réelles.

C’est en ce sens qu’il est important de questionner le fonctionnement et la performance des institutions de microfinance en Haïti (IMF).  Dans les lignes qui suivent, nous allons faire ressortir l’essence du secteur de la microfinance et les éléments caractérisant sa faiblesse.

Pour ce faire, nous allons regarder l’émergence de la microfinance en Haïti ; le double phénomène articulation des banques et adaptation des IMF tout en jetant un coup d’œil sur le problème de l’inclusion financière dans le pays.

 

  1. De la finance informelle à la microfinance en Haïti

Dans un texte intitulé « économie sociale en milieu rural haïtien : ancrages, parachutages, hésitations et responsabilités », paru dans la revue Alternatives Sud, professeur Jean Rénol Élie (2015) a fait ressortir les différentes générations d’organisations de l’économie sociale et solidaire en Haïti. Dans ce travail, nous retenons déjà parmi les deux premières générations présentées, la manifestation des activités liées à la microfinance, mais dans un cadre informel.

D’abord, il y eut les « sociétés pour affermage des terres » où les citoyens ont mutualisé des fonds pour affermer une grande propriété qu’ils travaillaient collectivement. Ensuite, dans la deuxième génération, il fallait considérer  dans un premier temps les grandes sociétés et escouades où il existait une caisse de solidarité pour assurer le fonctionnement des sociétés et offrir une assistance sociale au cas où un membre est frappé par une situation nécessitant l’entraide financière. Dans un deuxième temps, il y avait les sols qui consistaient une forme d’épargne et de crédit entre les différents membres qui accordent de l’argent à une personne responsable (manman ou papa sòl)  qui le distribue à tour de rôle aux membres selon l’ordre établi.

Il fallait attendre jusqu’en novembre 1939 sous le gouvernement de Sténio Vincent pour que le pays ait doté d’une loi sur les coopératives. À la suite de cette intervention publique, on allait connaitre en 1946 la fondation de la première caisse dite moderne CAPPEV ou Caisse Populaire Petite Epargne de La Vallée, implantée le 22 septembre 1946 à la Vallée de Jacmel sous l’initiative d’Édouard A. Tardieu. Plus tard, on aura eu d’autres caisses, puis un ensemble de décret et de lois pour structurer le secteur, le doter d’un cadre légal, sans oublier les différentes fédérations qui accompagnent les caisses d’épargne et de crédit réparties sur tout le territoire national.

De ce vaste mouvement de formalisation, nous avons aujourd’hui trois catégories d’organisation constituant le secteur de la microfinance en Haïti : les caisses d’épargne et de crédit (CEC) qui est une coopérative financière dont l’objet est l’intermédiation financière. Cette intermédiation financière consiste à recevoir des fonds de ses sociétaires et de leur octroyer du crédit. Les microcrédits, institutions financières non-coopératives qui regroupent : des associations, des ONG, des particuliers qui octroient des crédits financiers sans épargne. Cette catégorie échappe grandement des procédures de contrôle de la BRH et du Conseil National des Coopératives, mais prise en compte par le décret-loi du 5 août 2020. Au final, les mutuelles de solidarité (MUSO).

  1. Microfinance : articulation des banques et adaptation des IMF

Le processus de structuration du secteur de la microfinance en Haïti a été réalisé parallèlement à l’émergence des banques commerciales privées. Ce qui revient à dire, ce sont deux secteurs évoluant chacun dans un registre différent. Par ailleurs, la microfinance, elle, est devenue un outil qui facilite l’accès au crédit par les pauvres, les petits commerçants, qui n’ont pas pu se présenter dans les banques commerciales à cause des exigences faites pour accéder au crédit financier. D’où la question de prêt collatéral. De plus, ils, les petits commerçants, n’ont pas un revenu fixe pouvant garantir leur solvabilité. Ce mécanisme, le prêt collatéral, a mis à l’écart les gens qui ne peuvent pas garantir leurs prêts et les a conduits du coup, à l’exclusion financière.

Toutefois, malgré les deux typologies d’institution financière (IMF et banques commerciales) évoluent séparément, nous allons voir au bout d’un certain temps que les banques commerciales allaient présenter des produits de micro-crédits pour pouvoir occuper une plus large part du marché financier. Pourquoi les banques commerciales s’intéressent désormais à la microfinance ?

2.1. Articulation des banques commerciales

La formalisation du micro-crédit a donné naissance à deux éléments majeurs sur le marché financier : le développement des institutions financières et l’importance accordée aux crédits (Lelart, 2002). Constatant la demande de la population en matière de crédit et la réalisation des IMF à travers cette finance solidaire et de proximité, de nombreuses banques commerciales ont développé des stratégies pour élargir leur part de marché en y apportant d’autres produits spécifiques. De là étant, elles ont ouvert des guichets spécifiques pour attirer les pauvres, les petits commerçants. C’est-ce qui va donner : Unicrédit, Sogesol, Capital Crédit, Microcrédit Capital, etc. Donc, rapidement, on assiste au mouvement d’articulation vers le bas (downscaling) des banques commerciales pour accaparer de ces types de clientèle.

Cette entrée stratégique pour attirer les catégories exclues autrefois du système bancaire allait bouleverser la gouvernance, le fonctionnement des IMF à cause de la concurrence, sans oublier, de nombreuses IMF ont certaines fois une forme d’alliance avec les banques commerciales : soit pour apprendre de leurs expériences bancaires, soit en tant que bailleur de fonds ou en tant que client. Cette situation va questionner les IMF qui s’efforcent à résister sur le marché financier. C’est ce qui va déboucher sur la crise de la microfinance.

2.2. Adaptation des Institutions de microfinance

La crise des IMF causée par l’articulation des banques commerciales a influencé leur gouvernance et leur mode de fonctionnement. Garder l’équilibre entre la performance financière et la mission sociale constitue un véritable problème majeur pour le secteur de la microfinance (André Nsabimana 2009). En Haïti, les IMF font face à cette même difficulté et se sont déroutées de leur essence pour s’adapter à la logique du marché. Elles fonctionnent quasiment comme les banques commerciales (KOTELAM, FONKOZE, etc.).  D’ailleurs, on peut apercevoir l’écart qui existe entre leur niveau d’épargne et de crédits octroyés.  À côté de cela, il faut souligner leurs taux d’intérêt élevés sans mentionner les exigences faites par la BRH pour avoir un fond de garantie d’au moins de 25 millions de gourdes pour se faire agréer (loi du 5 juin 2020). Donc, les IMF fonctionnent comme les banques commerciales avec moins de rigidité. Ce mouvement vers le haut est connu sous le nom de stratégie d’upscaling (André Nsabimana, 2009).

Avec l’existence de ces deux phénomènes dans le secteur (downscaling et upscaling), on est passé d’une microfinance solidaire, d’un service financier de proximité offert à des personnes qui ont des problèmes en commun dans une communauté, un mouvement axé sur une gouvernance démocratique, une organisation qui valorise l’être humain sur le capital en vue de favoriser leur inclusion financière dans une perspective d’amélioration de leurs conditions de vie, à une microfinance où le commerce de l'argent est devenu leur seul boussole. D’ailleurs, existe-t-il une entité au sein de la BRH ou du CNC qui évalue l’impact des IMF dans l’amélioration des conditions de vie des sociétaires ?

  1. La finance solidaire dénaturée

Comme souligner plus haut, la microfinance a écarté sa mission sociale au profit de celle commerciale. En tant qu’organisation de l’économie sociale et solidaire (ESS), les IMF devraient fonctionner au regard des principes et des valeurs de l’ESS. À cela, elles doivent embrasser les problèmes des gens dans le but d’atteindre un objectif commun. Il faut un retour aux valeurs et aux principes qui ont fondé ce modèle économique. L’ESS c’est un modèle économique qui ne veut pas qu’on réduise l’économie à une simple question de marché. Donc, il faut cesser d’évaluer la performance des IMF avec les critères, les indicateurs de l’économie privée capitaliste.

Pour une IMF, ce n’est pas le niveau d’épargne qui importe ni la performance réalisée à partir des plus-values  émanés des opérations de crédits, mais l’amélioration des conditions de vie des membres. Quels sont les apports de cette finance solidaire sur le bien-être des membres ? En quoi les IMF contribuent-elles à favoriser une meilleure condition de vie des sociétaires ? Pour ce faire, les IMF en plus des opérations de crédits, elles doivent tenir compte des besoins réels de leurs membres, leur mode de vie, etc. Et, pour favoriser leur intégration, elles doivent avoir en son sein des unités qui s’occupent de la formation des membres, de l’éducation financière, entrepreneuriale de ces derniers, etc. Les IMF doivent être un outil de transformation sociale.

Toutes les IMF en Haïti détiennent effectivement une unité d’accompagnement des membres ou chargée de la formation par contre, cet aspect est négligé. Elles ont de préférence accordé une attention beaucoup plus spéciale aux agents de recouvrement qui doivent se débrouiller pour empêcher l’augmentation de la délinquance. Alors qu’elles oublient que personne n’est pas né entrepreneur. Ou encore, les pauvres ont tellement de problèmes à gérer ou d’obstacles à faire face, certaines fois, ils empruntent pour consommer et non pas pour investir dans une activité (Duflo, 2009). Ce cadre figure conduit certaines fois au phénomène de double endettement du fait que de nombreux emprunteurs ont dû recourir à une tierce personne pour payer une première dette. Donc, une meilleure connaissance de la réalité des membres, un meilleur diagnostic de la réalité existentielle des sociétaires, une étude en profondeur des besoins des membres, en se basant également sur les relations mécaniques existées entre eux pourraient aider à mieux apporter d’autres produits appropriés qui soient capables d’améliorer leurs conditions de vie.

  1. Microfinance et inclusion financière en Haïti : Sens et contre sens

Le 24 juin 2020, une commission présidentielle sur la stratégie nationale  pour l’inclusion financière a été mise en œuvre en vue de faire des propositions capables d’améliorer ou d’enrayer le problème d’exclusion financière, sans oublier l’unité d’inclusion financière de la BRH qui a pour mission d’initier des actions pour favoriser l’inclusion financière des personnes en situation de fragilité financière. Donc, la question d’inclusion financière non seulement, elle rentre dans le cadre de stratégie politique des gouvernements, mais aussi, elle est sous l’égide de l’institution jouant le rôle d’arbitre en matière de politiques financières dans le pays. Mais, qu’en est-il du résultat de la politique d’inclusion financière dans le pays ?

 

Haïti est le pays de la région ayant le plus faible taux en matière d’inclusion financière.  Seulement environ 11% de la population ont accès aux services des banques. 33% environ ont accès à une autre forme de crédit formel (FinScope, 2019). Ce qui signifie que 56% de la population sont exclus du marché financier haïtien et, les crédits sont largement concentrés au niveau du département de l’Ouest à hauteur de 62%  (BRH, 2022). Ce qui traduit que les grandes mesures en matière d'inclusion financière des différents gouvernements sont inefficaces.

Pourtant, la microfinance qui est un instrument qu’on aurait pu utiliser à cette fin, est victime non seulement, des mouvements des banques commerciales dans le secteur, mais surtout, du contrôle exercé par la BRH  qui était déjà incapable de favoriser cette inclusion financière. C’est dans cette logique de contrôle, avec le décret du 5 juin 2020, la BRH avait pris des mesures qui affaiblissent l’élan d’émergence des IMF en Haïti, particulièrement, l’aile des IMF non-coopératives offrant des services de microcrédit. Par ce décret, elle veut,  non seulement, empêcher les associations, les ONG ou fondation ayant l’habitude d’octroyer des crédits aux pauvres sans trop grande exigence, mais surtout limitant l’implication d’autres acteurs dans le secteur financier. Par cette mesure, la BRH a maintenu l’exclusion financière qui s’abat sur la population non bancarisée du pays.

Proposition : en guise de conclusion

Une autorité compétente chargée de valoriser et de promouvoir l’ESS en Haïti est désormais une nécessité dans la mesure où les organisations de l’économie sociale et solidaire (OESS) sont dénaturées du fait qu’elles subissent les mêmes traitements, les mêmes types d’évaluation que les entreprises privées capitalistes en utilisant les mêmes indicateurs de performances or, les OESS évoluent dans un registre différent avec des principes, des missions, des valeurs et des objectifs différents. De plus, il est important à ce que les acteurs de l’économie sociale et solidaire fixent les règles, les principes de fonctionnement et d’évaluation de performances axés sur l’impact socioéconomique de cette branche économique visant d’abord, l’amélioration des conditions de vie des personnes, des communautés, d’où la primauté de la personne sur le capital.

 

Sedrick SAINTUS

Travailleur social/ Msc en Économie sociale et solidaire

Sedrick.saintus@gmail.com

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