Ce pétrole qui nous tue

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(NDLR: cet article, paru dans l'édition du vendredi 28 janvier 2022, no 1384, est reproduit pour erreur matérielle)

Depuis le début des années 2010, on a observé de manière récurrente plusieurs crises qui ont affecté la distribution des produits pétroliers en Haïti et qui sont pour la plupart dues à l’inadéquation entre la gestion des commandes et de l’arrivée desdits produits dans le pays et dont l’une des causes est la faiblesse de la capacité de stockage du pays pour ce type de produits. Cette inadéquation se traduit souvent par de graves pénuries qui affectent pendant plusieurs jours le fonctionnement de l’économie nationale sous la forme de ralentissement ou de blocage de plusieurs services et activités comme le transport urbain et le transport interurbain ainsi que la sécurité alimentaire de la population.
Tous ces inconvénients revêtent un caractère de gravité qui fait qu’on peut légitimement parler de grande menace pour ce qui concerne le niveau de vie de la population dont la pauvreté augmente de manière dangereuse d’autant que les fluctuations des prix des produits pétroliers pèsent lourdement sur la balance commerciale du pays et sur sa monnaie.
Le propos de cet article qui s’inscrit bien dans la conjoncture d’une longue crise récente de distribution de produits pétroliers qui a sévi pendant plus de cinq semaines dans le pays en octobre-novembre 2021 est de démontrer que le pétrole apparait à bien des égards comme un produit qui risque de tuer les Haïtiens à petit feu. Il donnera lieu tout d’abord à la présentation des acteurs du système, puis à l’analyse du poids des produits pétroliers dans la balance commerciale du pays pour se terminer par l’étude des problèmes auxquels se heurte le fonctionnement de ce système.

1. Les acteurs étatiques du système d’approvisionnement du pays en produits pétroliers

Jusqu’au milieu des années 2000, le système d’approvisionnement du pays en produits pétroliers était contrôlé par un petit nombre d’importateurs étrangers qui étaient en fait des correspondants locaux des grandes compagnies pétrolières multinationales exerçant dans le pays (Shell, Esso, Texaco, Total), l’État se bornant à veiller à la régularisation du fonctionnement du système, notamment au lancement des appels d’offres.
Les choses allaient changer radicalement depuis que le Venezuela avait décidé d’inclure Haïti dans la liste des pays bénéficiaires du programme de solidarité créé par Hugo Chavez pour soulager un certain nombre d’Etats de la région du poids de leur facture pétrolière surtout en période de hausse des cours. C’était alors la période d’entrée en scène dans l’approvisionnement du pays en produits pétroliers du Bureau de monétisation des programmes d’aide au développement (BMPAD) qui est de nos jours le principal acteur étatique dans le système du moins en termes opérationnels. Au BMPAD, il faut ajouter trois autres acteurs étatiques : le ministère de l’Économie et des Finances, le ministère du Commerce et de l’Industrie et la Banque centrale de la République d’Haïti.

1.1 Le Bureau de monétisation des programmes d’aide au développement

Le principal acteur étatique du système d’approvisionnement d’Haïti en produits pétroliers est la Bureau de monétisation des programmes d’aide au développement, communément appelé BMPAD qui est un organisme autonome placé sous la tutelle du ministère de la Planification et de la Coopération externe. Un organisme en charge depuis les années 1980 de la gestion des fonds de cinq autres bailleurs bilatéraux du pays (Canada, Espagne, Italie, France et Japon) ainsi que des projets de la Banque Mondiale et enfin dans les années 2007 à 2017 de la responsabilité de la mise en œuvre de l’Accord PetroCaribe passé par l’État haïtien avec le Venezuela.
Avec le temps, le rôle du BMPAD dans la gestion des produits pétroliers a pris un tel impact que plus d’un la tendance à s’imaginer que cet organisme ne s’occupe que de ce type de produits.

1.1.1 La période du Programme PetroCaribe

À l’époque du Programme PetroCaribe, l’État haïtien avait bénéficié de facilités de paiement pour l’achat de gazoline, de diesel, de kérosène, de mazout et d’asphalte du Venezuela qui est demeuré le principal fournisseur du marché local depuis les années 1980 pour un quota de 15 000 barils par jour. En cas de dépassement de ce quota, le pays devait s’alimenter sur le marché spot où le différentiel était acheté au comptant sur le marché spot.. .
Ces produits pétroliers étaient achetés au prix en vigueur sur le marché international et les commandes étaient placées à travers le Bureau de Monétisation, pour le compte des compagnies pétrolières locales.
Les facilités s’appliquaient seulement au paiement, lequel est conditionné par un délai allant de 30 à 90 jours maximum à partir de la date de chargement du bateau. Une partie du montant facturé était payée “cash”: sans intérêts jusqu’aux 30 premiers jours et avec 2% d’intérêts annuels du 31e au 90e jour. Le principe était que le solde de la dette du pays au titre du programme PetroCaribe est payable sur 25 ans avec 1% d’intérêts annuels avec deux années de grâce.

1.1.2 La première période de libéralisation du marché pétrolier en Haïti

Après l’interruption du programme PetroCaribe en 2017 sous la pression de Donald Trump qui avait rendu la vie dure au Venezuela plus que tous ses prédécesseurs dans le but de venir à bout des Chavistes, les relations du BMPAD avec les importateurs locaux de produits pétroliers qu’on appelle communément ici « compagnies pétrolières » changent radicalement. En effet, en avril 2018, le gouvernement haïtien avait décidé de céder à leur demande insistante de libéraliser le système d’approvisionnement de ces produits. À l’époque, ces compagnies étaient les suivantes : DINASA qui opérait sous la marque National, Total S.A, Simpson Oil Limited (Sol), CapInvest (qui opère sous la marque Capital), Diesel National Company SA (DNC), Kimazou (opérant sous le nom commercial GO), plus la Sogener, un fournisseur privé de l’Electricité d’Haïti, qui obtenait son pétrole par le biais du BMPAD. Ce qui a été modifié depuis le retrait de Total SA qui a été cédé à la société BANDARI S.A.
Le BMPAD avait limité son intervention pendant cette période à l’organisation des appels d’offres tout en s’assurant que la compagnie gagnante de l’appel place les commandes pour toutes les autres et de la disponibilité des carburants sur le marché domestique. De plus, le BMPAD se chargeait du contrôle de qualité à travers la multinationale Intertech.
La grande exigence du BMPAD était qu’une « lettre de crédit stand-by serait requise par les potentiels fournisseurs locaux desdits produits pour la valeur équivalente à la demande exprimée par chacune des compagnies afin de garantir les paiements et de minimiser les risques éventuels. ».
En clair, la lettre de crédit stand-by était « une garantie bancaire avec laquelle l'importateur garantit à son fournisseur que sa banque se substituera à lui s'il est défaillant, à condition que l'exportateur présente les documents réclamés comme preuve de l'existence de la créance.
Cette mesure avait aussi en théorie pour objectif de permettre la possibilité de « travailler dans des conditions plus normales » et aussi « d’éviter des ruptures de stocks ».
Par cette mesure, l’État haïtien croyait s’être délesté du fardeau de devoir alimenter le marché en filant la patate chaude aux compagnies pétrolières. Curieusement, quelques-unes de ces dernières s’étaient montrées très tôt dubitatives quant à l’efficacité totale des nouvelles dispositions dans l’hypothèse ou plutôt l’évidence que les compagnies ne possèdent pas assez de trésorerie pour assurer les importations de produits pétroliers.
Cette libéralisation conférait aux compagnies la responsabilité d’acheter le pétrole sur le marché international. Mais, paradoxalement la compagnie qui gagnait l’appel d’offres devait inévitablement passer par le BMPAD et se charger de l’ensemble de la commande.

1.1.3 La reprise en main de l’approvisionnement en produits pétroliers par le BMPAD

Vers le mois de mars 2020, le gouvernement Joute avait brutalement dénoncé les effets délétères de la libéralisation du marché pétrolier en reconfiant les « commandes des commandes » au BMPAD. Le Premier ministre Joseph Joute avait alors dénoncé que le premium était passé de 0,08 à 0,30 dollar par gallon depuis la libéralisation du marché des produits pétroliers, c’est-à-dire entre mars 2018 et mars 2020, au bénéfice des compagnies pétrolières, en plus des « subventions de 23 millions de dollars américains par mois sur les commandes de produits pétroliers ». Joseph Joute avait alors ajouté que « l'État, face à ses responsabilités, a dû donner les instructions au BMPAD pour trouver de meilleurs prix sur le marché international en vue de diminuer et pourquoi pas annuler tout carrément la subvention… », alors qu’en plus la dette de l'État envers ces compagnies s’élevait à plus de 7 milliards de gourdes.
Toujours selon Joseph Joute, la libéralisation du marché pétrolier avait « enrichi quelques-uns dans le secteur privé et certains fonctionnaires au détriment de tout le monde » et qu’au « cours d’une période d’un an de libéralisation du marché, les bénéfices des sociétés pétrolières avaient presque doublé tandis que le gouvernement qui subventionne le marché avait vu son déficit monter en flèche ».

1.1.4 Vers le retour à la libéralisation du marché pétrolier au profit du secteur privé.

Après l’échec de la première tentative de libéralisation du marché pétrolier, suivie comme nous le savons, de la reprise « des commandes des commandes » par le BMPAD qui s’est avérée également infructueuse en raison des pertes énormes représentées par le poids astronomique des subventions, le gouvernement haïtien s’engage de nouveau dans une politique de libéralisation. C’est ce qui a été en effet annoncé, concomitamment avec l’augmentation des prix à partir du 10 décembre 2021, lors d’une conférence de presse tenue le même jour en présence de représentants de diverses compagnies pétrolières œuvrant « en vue d'une meilleure gestion des produits pétroliers en toute transparence ».
En clair, il s’agit désormais de lancer des appels d’offres aux compagnies pétrolières œuvrant dans ce secteur, suivant un système qui privilégiera le moins disant et au terme duquel la compagnie « qui vendra à l'État le carburant au meilleur prix remportera le marché » et à la clé, tous les importateurs devront s’aligner sur les prix du marché pour placer leurs commandes. Il faut attendre de voir si cette fois-ci ce sera la vraie solution dans un pays où les grands acteurs trouvent toujours facilement la faille pour prendre l’État de court. Au final, cette « libéralisation » n’est qu’une nouvelle fuite en avant qui risque d’aboutir aux mêmes déboires qu’au cours de la période 2018-2020 puisque l’État haïtien ne possède aucune structure capable de contrôler les transactions relatives au pétrole d’autant qu’aucune sanction n’a jamais été prise suite aux dénonciations du gouvernement et aux soi-disant interventions du task-force créé en août 2020 incluant les organismes en charge de la lutte contre la corruption.

1.2 Le ministère de l’Économie et des Finances et le ministère du Commerce et de l’Industrie

Un autre acteur étatique fondamental est le ministère de l’Économie et des Finances qui opère conjointement avec le ministère du Commerce et de l’Industrie, pour permettre en théorie « la disponibilité permanente de la ressource sur le marché local ».
Le premier ministère intervient aussi pour voler au secours du BMPAD quand cet organisme se trouve en difficultés pour régler les factures en cas d’urgence, surtout pour faire face aux situations de pénurie et aussi pour acquitter les frais d’emmurage quand les cargos restent immobilisés dans la rade de Port-au-Prince, avant le règlement de toutes les dettes afférentes à la cargaison de produits pétroliers. Il est dommage de souligner que les retards des cargaisons dans la rade de Port-au-Prince des pétroliers peuvent s’étendre dans le pire des cas sur plus de 15 jours, ce qui alourdit les dépenses pour l’État haïtien.
Plus spécifiquement, le ministère du Commerce et de l’Industrie intervient en principe à travers son Bureau d’approvisionnement en produits pétroliers, institué en 1986 pour la supervision du secteur pétrolier, y compris les autorisations d’ouverture de stations d’essence, le contrôle des prix des produits pétroliers ainsi que des marges revenant aux distributeurs. Cependant, on a l’impression que l’essentiel des rôles de contrôle et de supervision est détenu de plus en plus par le ministère de l’Economie et des Finances qui, selon l’Association des professionnels du pétrole, « détermine exclusivement depuis une trentaine d’années, la structure des prix des carburants dans le pays ».
Les deux ministères interviennent conjointement pour la fixation de ce qu’on appelle ici « structure des prix ». Cette structure de prix est un mécanisme mis au point par le gouvernement avec les partenaires du secteur qui englobe un ensemble d’éléments déterminant le prix à la pompe. Cette structure de prix est basée sur le prix CIF augmenté des diverses taxes et des redevances payées aux distributeurs, aux transporteurs et aux autres opérateurs du secteur, ensuite diminué d’un différentiel pour maintenir une certaine stabilité des prix finaux. À la clé, l’État renonce aux taxes qui devaient lui revenir pour éviter un coût insupportable pour la population et peut même supporter des pertes supplémentaires dans ce souci de stabilité des prix à la pompe. Au total, selon Jude Alain Louis, Directeur général de l'Inspection fiscale au ministère de l’Économie et des finances, le gallon de gazoline qui était vendu 201 gourdes jusqu’au 9 décembre 2021 revenait à un total de 452, 53 gourdes à l’État haïtien, soit un différentiel de 252,33 gourdes. Notons que ce différentiel représente à ce qu’on appelle en Haïti le coût de la subvention supportée par l’État haïtien. Cette subvention se subdivise en deux parties : une subvention fiscale qui s’établit par rapport à la perte de droits que l’État devrait percevoir, d’une part ; et d’autre part, la subvention budgétaire qui correspond à ce que le ministère de l’Économie et des Finances perd en termes de financement budgétaire défrayé par la Banque centrale de la République d’Haïti.
Le rôle spécifique du ministre du Commerce et de l’Industrie est d’accorder les autorisations de fonctionnement aux entreprises de distribution de produits pétroliers et d’assurer la surveillance de la qualité des produits pétroliers, à travers la vérification du volume d'essence livré aux consommateurs par les stations-service.

1.3 La Banque de la République d’Haïti

La Banque de la République d’Haïti représente un acteur étatique important dans le système d’approvisionnement du pays en produits pétroliers. Elle intervient souvent pour voler au secours du ministère de l’Économie et des Finances quand ce dernier ne dispose pas de suffisamment de dollars pour le paiement des commandes. Et cela surtout dans les périodes de pénurie de carburant ou de menaces de pénurie. C’est ce qui était ressorti de la déclaration du gouverneur de la BRH, Jean Baden Dubois, le 2 janvier 2022, lors de l’émission de Kesner Pharel baptisée « Grand rendez-vous économique ». Jean Baden Dubois avait alors déclaré ceci : « Quand l’État place une commande pour obtenir les produits pétroliers, il paie la facture pétrolière argent comptant grâce à un financement monétaire auprès de la Banque centrale », précisant qu’une partie du montant emprunté est allouée à la subvention des produits pétroliers et qu’une autre partie constitue un prêt accordé aux compagnies pétrolières qui disposent d’un délai ne dépassant pas 30 jours pour s’acquitter de leurs dettes envers l’État. Ces dettes s’accumulent et représentent 60 millions de dollars ».
Plus loin, il avait précisé le même jour: « Pour payer la facture pétrolière, l’État a recours non seulement au financement monétaire, mais il a aussi frappé les portes de la Banque centrale pour se procurer les dollars afin d'effectuer la transaction. 90% des interventions de la BRH se font au profit du secteur pétrolier pour permettre, entre autres, aux compagnies pétrolières de s’acquitter de leurs dettes envers l’État. C’est l’une des transactions qui a un impact négatif sur les réserves de change. Ce sont les 30% retenus sur les transferts de la diaspora qui compensent le choc pour la BRH. »

2 Les acteurs du secteur privé

Les acteurs du secteur privé sont loin de jouer un rôle négligeable dans le système d’approvisionnement du marché haïtien. Mais, leur implication a souvent fluctué au gré des responsabilités qui leur sont attribuées par l’État. Tantôt acteurs presque de premier plan quand, a été prise entre avril 2019 et mars 2020, la décision annoncée par le BMPAD de libéraliser le marché pétrolier local, tantôt en position plutôt secondaire quand l’État prend de nouveau les rênes en matière de commandes des produits pétroliers.
Ils sont un bon petit nombre les grands acteurs du secteur privé impliqués dans l’approvisionnement et la gestion des produits pétroliers: les six compagnies pétrolières qui sont regroupées dans l’Association des professionnels du pétrole {l’APP), les distributeurs de produits pétroliers regroupés dans l’Association nationale des distributeurs de produits pétroliers (l’ANADIPP) et les propriétaires des stations d’essence regroupés partiellement dans l’Association nation des propriétaires de stations-service (l’ANAPROSS).
On peut considérer que les acteurs privés sont très nombreux, peut-être trop nombreux dans le système où plusieurs font quasiment la même chose. En effet, quand on parle de distributeurs, cela prête à confusion parce que la distribution se fait en partie par les compagnies, également en partie par les stations d’essence ou par d’autres acteurs. Ce qui, au final, alourdit la facture qui arrive au niveau du consommateur et des usagers des transporteurs en commun dans un pays où la petite taille des navires pétroliers qui nous desservent est un élément ne concourant pas à la rentabilité du système.

2.1 Les compagnies pétrolières

On appelle en Haïti compagnies pétrolières les entreprises dont la première activité est constituée par l’importation de produits pétroliers. Elles ont toujours été en très petit nombre dans le pays, pratiquement jamais au-delà de six. En plus de leur activité principale, elles sont fortement impliquées dans le stockage et d’une bonne partie de la distribution, notamment pour les clients autres que les stations d’essence, comme les grandes entreprises industrielles, les hôpitaux, les banques, etc.
Quand on parle des compagnies pétrolières, il faut réserver une place à l’Association des professionnels du pétrole (l’APP) qui est le regroupement des compagnies pétrolières opérant sur le territoire national. Le paysage des compagnies pétrolières haïtiennes a été marqué par de nombreux passages de témoin au cours des vingt-cinq dernières années. En effet, depuis le milieu des années 1990, on a assisté progressivement à l’effacement des compagnies surtout américaines qui avaient contrôlé le marché pendant plus de cinquante ans par de nouvelles compagnies possédées par des nationaux. D’abord, au cours des années 1990, Dinasa (Distributeurs nationaux SA), ci-devant possédée par Gilbert Bigio Group, puis par UNIBANK, avait acquis les parts de Shell et de Texaco pour tomber depuis 2017 dans l’escarcelle de la société française Rubis ; Sol (Simpson Oil Company, la plus grande compagnie pétrolière dans la Caraïbe, basée à la Barbade) avait repris Esso en 2009 ; et enfin Total qui avait acheté Elf dans les années 1980, mais avait cédé en mai 2018 ses actions à Bandari Corporation Ltd qui est un consortium formé de plusieurs acteurs locaux et régionaux, Ajoutons que le réseau de Total à la vente était fondé sur un ensemble de 92 stations d’essence.
L’APP fonctionne comme un jeu de chaises musicales, puisque, au cours des trente dernières années, le paysage de ses membres s’est souvent modifié au gré des cessions d’actions. Comme on l’avait vu pour Total qui a vendu ses actions en mai 2018 à des partenaires locaux pour devenir la société BANDARI.SA. Il en de même de la société Simpson Oil Limited (SOL), relevant de la plus grande compagnie pétrolière indépendante de la Caraïbe qui a commencé à opérer dans le pays en 2009 avec 24 stations-services, mais qui se spécialise de plus en plus dans le stockage de produits pétroliers.

2.1.1 Le rôle des compagnies pétrolières

Les compagnies pétrolières représentent le maillon le plus important dans le système d’approvisionnent du pays en produits pétroliers. En effet, non seulement, elles jouent un rôle important dans le processus des commandes avec leur trésorerie, mais également, elles sont partie prenante dans le dédouanement, le stockage de ces produits et enfin dans la distribution de ces produits. Signalons que depuis une vingtaine d’années, elles ont renoncé à la pratique de l’implantation de stations-services qu’elles louaient à des particuliers qui opèrent comme distributeurs-grossistes, semi-grossistes, laissant ce rôle à des entrepreneurs qui, désormais, construisent à leurs frais les stations-service, quitte à leur verser des ristournes pour compenser les investissements qui ont été consentis par ces derniers à la place des compagnies. Notons que cette situation est à l’origine de l’anarchie qui règne dans le secteur, puisque non seulement les distances règlementaires pour l’implantation des stations-service ne sont pas respectées, mais également les normes de sécurité sont ignorées de plus en plus par rapport aux riverains de ces stations avec le risque d’incendie de domiciles et d’autres activités (commerciales, scolaires, sanitaires et autres). D’après les informations que nous avons pu recueillir, le coût d’implantation d’une station-service serait de l’ordre de 200 000 à 300 000 dollars sans comprendre la valeur du terrain,

2.1. 2 Les relations des compagnies pétrolières avec l’État haïtien

Les compagnies pétrolières ont été pendant longtemps en litige avec l’Etat haïtien sur plusieurs points, allant de la question de leurs remboursements pour des avances qu’ils avaient consenties en sa faveur et pour lesquelles les retards étaient devenus intolérables. Ce qui avait pour conséquence de mettre leur trésorerie à sec et de les plonger dans l’incapacité de lancer des commandes.
Plusieurs fois aussi, ces compagnies avaient exercé des pressions en vue de faire augmenter les prix à la pompe dans l’objectif d’empocher des parts de redevances plus élevées.
Enfin, on a eu écho par voie de presse en l’année 2020 un litige qui avait opposé le gouvernement haïtien aux compagnies qui étaient accusées d’avoir empoché un trop perçu au détriment de l’État.
Toutefois, ces compagnies et l’État haïtien sont condamnés à vivre ensemble puisqu’elles sont davantage ses partenaires que ses adversaires ou ses ennemis, avec pour vacation de contribuer à faire en sorte que le système extrêmement fragile d’approvisionnement du marché local en produits pétroliers puisse fonctionner au mieux pour la population haïtienne.

2.2. Les distributeurs de produits pétroliers

Les distributeurs de produits pétroliers regroupent, selon les statuts de l’Association nationale des distributeurs de produits pétroliers, toutes les personnes physiques ou morales exploitant une entreprise de distribution de ce type de produits. C’est une association très puissante dont la création remonte au 29 mars 1979 qui défend au mieux les intérêts de ses adhérents.
C’est ainsi que l’Association nationale des distributeurs de produits pétroliers était allée jusqu’à fermer la plupart des stations d’essence de la capitale le 26 novembre 2006 pour appuyer sa demande d’augmentation de la marge au profit de ses membres. Ce, avant l’atteinte d’une sorte d’ultimatum qui était annoncé pour le lundi 28 novembre 2005 et qui a été effectif deux jours avant. Cependant, suite au recul des autorités qui avaient accédé rapidement à leur demande, la grève a été levée rapidement et la situation est redevenue aussitôt à la normale après l’arrêt de fonctionnement des distributeurs.
Il arrive de temps en temps que l’ANADIPP se plaigne du ralentissement dans la livraison des commandes à la veille de périodes de pénurie. Et ceci, dans l’intérêt des membres de l’association, parce que ce genre de situation est à l’origine de manque à gagner quand les stations d’essence sont à l’arrêt pour cause de blocage de l’approvisionnement en produits pétroliers. .
Le mode de fonctionnement de l’ANADIPP est simple. Généralement, pour alimenter les stations d’essence, l’Association lance les commandes auprès des compagnies pétrolières et attend les livraisons dans un délai de 24 à 48 heures, comme l’avait souligné le président de cette association, David Turnier au Nouvelliste le 3 juillet 2017. Elle paie les commandes à l’avance suivant un tarif analogue au prix à la pompe, moins la marge distributeur qui est de 30 gourdes pour la gazoline, 31 gourdes pour le kérosène et 33 gourdes pour le gas oil.
Récemment, l’ANADIPP s’était fait entendre lors du processus de dénouement de la crise pétrolière des mois d’octobre et de novembre 2021 où le système était complètement à l’arrêt.

2.2 Les propriétaires de stations-service

Les propriétaires de stations-service jouent également un rôle non négligeable dans le système d’approvisionnements du pays en produits pétroliers. Ils se sont d’ailleurs constitués en association depuis une année et demie dans le but de défendre leurs intérêts face aux compagnies pétrolières ainsi que face à l’État. Bien que seuls 133 propriétaires pour 257 stations-service aient adhéré à cette association, cette association joue un rôle indéniable dans le paysage énergétique haïtien.
D’abord, pour ce qui a rapport avec les compagnies, les propriétaires de stations-service ont pu exercer des pressions qui ont porté fruit. En effet, leur grande bataille a été celle qui les opposait à ces compagnies au cours des mois d’août-septembre 2020 à la suite de la décision prise le 1er août 2020 par l’Association professionnelle du Pétrole (APP), selon TripFourmi Enfo « de ne plus honorer ses obligations contractuelles envers les propriétaires des stations, distributeurs des produits pétroliers ». Une décision qui s’était traduite par la cessation du versement de la remise communément appelée ristourne ou loyer. L’ANAPROSS avait observé un arrêt de travail qui avait paralysé le système pendant plusieurs jours dans la première quinzaine de septembre 2020 et qui n’a pu être levé qu’à la suite d’une rencontre entre les protestataires et le ministre de l’Économie et des Finances.
La raison de cette situation était, comme nous l’avons mentionné, la suspension de « la remise ou ristourne » qui est une « allocation préétablie et fixée de commun accord dans les contrats liant les distributeurs aux compagnies pétrolières, calculée sur la base de chaque gallon de carburant vendu permettant ainsi aux distributeurs d’amortir leur investissement ». Rappelons que le montant de la ristourne oscille entre 10 et 12 centimes par gallon d’essence vendu qui, est selon le syndicat, essentiel pour leur fonctionnement. Sinon, ils avaient prévu que « plus de 90% des stations seraient contraintes de garder fermées leurs portes, après épuisement de leur stock »
En ce qui concerne leurs relations face à l’État haïtien, les propriétaires des stations d’essence se plaignaient souvent des manquements de l’Etat pour ce qui concerne l’irrégularité des commandes, l’insuffisance des volumes qui arrivent et les retards d’arrivage des produits pétroliers. Ce qui les a souvent obligés à payer des frais fixes surtout en termes de personnel alors que le service est interrompu.
L’ANAPROSS se plaint aussi régulièrement de l’arrêt de contrôle de qualité des produits pétroliers qui était autrefois effectué par le ministère du Commerce et de l’Industrie. Ce qui, jusqu’au cours des années 2010, permettait de protéger les moteurs des véhicules en circulation et aussi de détecter les fraudes perpétrées pendant le transport où l’on ajoute quelquefois de l’eau dans les réservoirs des camions-citernes.
Les facilités de stockage, localisées uniquement dans la zone métropolitaine, sont très faibles, soit 1.246.000 barils (ou 52 millions de gallons). Elles ne couvrent que 23 jours de consommation et dépendent de l’écoulement progressif des quantités de produits importés dans un pays qui ne dispose pas de ressources financières régulières pour commander à temps les produits pétroliers et même pour payer à temps les produits à leur arrivée dans la rade de Port-au-Prince. En comparaison, le pays qui dispose de la plus forte capacité de stockage de produits pétroliers sont les Etats-Unis qui peuvent puiser dans leurs réserves pour 150 jours en cas d’interruption des approvisionnements tandis que les pays de l’Union européenne peuvent couvrir jusqu’à 90 jours de consommation.
En Haïti, jusqu’à l’année 2019, il arrivait au moins que trois fois dans l’année l’épuisement des stocks se solde par une rupture de trois à six jours sur l’ensemble du marché local, perturbant gravement la circulation automobile dans le pays. Mais, les choses s’étaient cruellement compliquées en 2020 et 2021 où les ruptures survenaient quelquefois jusqu’à deux fois dans un mois. D’où des ventes au noir de produits de qualité souvent douteuse par des particuliers qui avaient atteint leur maximum en octobre-novembre 2021 où le gallon de gazoline se vendait dans certains cas jusqu’à 10 fois le prix à la pompe.

2. Le poids considérable des produits pétroliers dans la balance commerciale du pays

3.1 Les types de produits pétroliers importés par Haïti

Le pays importe toutes les catégories de produits pétroliers comme le révèlent les tableaux fournis la Banque centrale de la République d’Haïti et qui révèlent pour l’année 2020 un volume global de plus de 6,398 millions de barils, dont 5,475 millions, hors bitume. Le produit majoritaire est ce que nous appelons communément le gas-oil (ou gazole en français) dont on avait reçu 2 531 000 barils pour une valeur de 189 236 000 dollars en 2020. Ensuite, la gazoline (1 913 000 barils pour 156 153 000 dollars), qui correspond ailleurs à l’essence dans les autres pays et qui n’est plus différenciée depuis une décision prise en 2013 de ne plus distinguer à la pompe les indices d’octane 95 et 97. En troisième position, on trouve le bitume (équivalent de 923 000 barils pour un montant de 102 298 000 dollars). Puis, le kérosène (345 000 barils pour une valeur de 27 470 000 dollars) surtout utilisé pour l’éclairage des ménages qui n’ont pas accès à l’électricité ou pour la préparation des repas dans les cuisinières à gaz, peu nombreuses dans le pays. Enfin, le mazout est essentiellement utilisé dans les centrales thermiques (440 000 barils et une valeur de 18 497 000 dollars) et le gaz de pétrole liquéfié ou GPL (équivalent de 246 000 barils pour un montant de 17 460 000 dollars).
De cette énumération, il ressort une généralité à savoir qu’Haïti accuse un immense retard par rapport aux pays voisins en termes de consommation de produits pétroliers. En effet, la République dominicaine à population équivalente avait importé en 2019 pour 3,5 milliards de dollars, soit le triple du montant d’Haïti) entre le pétrole raffiné (1,81 milliard et 514 millions de barils de GPL). L’écart est surtout important pour que la quantité de GPL consommée dans le pays reste très faible par rapport aux pays voisins comme la République dominicaine dont les importations en GPL représentent 30 fois celles d’Haïti parce que de l’autre côté de la frontière des milliers de voitures roulent au propane en même temps que plusieurs ménages et divers établissements ont recours à ce type de source d’énergie.

3.2 Quid de l’accroissement de notre consommation de produits pétroliers ?

L’accroissement de notre consommation de produits pétroliers se fait suivant une courbe complexe qui avait pris une forme régulière jusqu’au début de la décennie 2010, mais a dessiné une forme en dents de scie par la suite en raison essentiellement de deux types d’évènements. D’une part, des séquences d’instabilité politique qui se sont produites sous le gouvernement de Jovenel Moise à commencer par les évènements des 6 et 7 juillet 2018 et qui avaient culminé par les « locks » à répétition des années 2019, 2020 et 2021. D’autre part, des ruptures d’approvisionnement à répétition qui se sont aggravées depuis 2019. Notons que ces ruptures d’approvisionnement se risquent de se prolonger ou même de s’envenimer en cas d’augmentation continue des cours du pétrole sur le marché international.
Les spécialistes considèrent généralement que l’accroissement de la consommation des produits pétroliers d’Haïti est faible malgré l’existence d’un ensemble d’éléments qui devraient concourir à changer la donne comme :
- l’augmentation du parc automobile dont l’effectif qui était de 350 000 véhicules en 2011 selon l’OAVCT serait de plus de 600 000 aujourd’hui ;
- l’accroissement spectaculaire de l’utilisation des génératrices dans le pays tant au niveau des institutions que des particuliers ;
- l’explosion du parc des motos dont le nombre qui était estimé à 31 000 en 2011 atteindrait actuellement plus de 600 000 unités ;
- enfin, l’implantation de grandes centrales thermiques dans plusieurs villes principales du pays en lien avec la forte pression démographique.

3.3 L’importance de notre facture pétrolière

Le poids de nos importations de produits pétroliers est considérable par rapport à nos importations, mais il fluctue suivant les variations des cours du pétrole sur le marché international et suivant la durée des émeutes dans un pays abonné à de longues périodes de blocage général, communément appelés « Pays lock », qui peuvent durer jusqu’à trois mois comme en 2019. Le rapport entre la valeur des importations de produits pétroliers et celles du total de nos importations oscille généralement entre 17, 82 % comme en 2020 et 44% comme en 2017 qui était une année record en termes d’importations de produits pétroliers avec 1, 015 milliard de dollars d’entrée de produits pétroliers pour 9,125 millions de barils. Soulignons qu’entre 2011 et 2020, les produits pétroliers sont arrivés une fois sur deux en première position de nos importations en valeur - pour les années 2011, 2012, 2014, 2018 et 2019 - avant les produits alimentaires. Ce qui s’explique notamment par la fluctuation des cours de l’or noir.
Ajoutons que le pourcentage de 17,82% de l’année 2020 se situait en une année où le cours du pétrole était tombé très bas, autour de 20 dollars le baril au premier trimestre et restant proche de 40 dollars jusqu’au mois de novembre de la même année. L’accélération avait débuté en décembre 2020 avec la reprise de l’économie mondiale.
Connaissant la tendance actuelle où le prix du baril flirte actuellement avec le seuil de 90 dollars, il est légitime de prévoir que la facture pétrolière annuelle d’Haïti risque de doubler, voire tripler dans un délai pas trop lointain. Elle pourrait dépasser le seuil du milliard et demi de dollars et caracoler en tête de la valeur de nos importations, tout en dépassant 30% de celles-ci.
Ce qui est plus grave, c’est que la valeur de nos importations de produits pétroliers a tendance à se confondre avec la valeur totale de nos exportations qui s’étaient élevées en 2017 à 1,2 milliard de dollars en 2017. Ce qui signifie que les coûts d’énergie grèvent lourdement l’économie haïtienne avec des risques accrus sur le taux de change de la monnaie nationale et sur le niveau de vie de l’ensemble de la population.

3.4 Notre faiblesse de consommation de produits pétroliers à tous les niveaux

L’analyse des données publiées souligne la faiblesse de la consommation de produits pétroliers par les Haïtiens qui s’élevait à 29 000 barils/jour en 2018 que nous considérons comme une année normale pour tomber autour de 19 000 barils/jour en 2020, l’année très impactée par le Covid-19 et par les problèmes liés à l’instabilité politique.
Par comparaison, pour l’année 2018, c’était cinq fois que la République dominicaine qui consommait 145 000 barils/jour et aussi moins que Cuba (160 000 barils/jour). Idem pour d’autres pays de la région : Panama (100 000 barils / jour), la Jamaïque (78 000 barils / jour) et Costa Rica (52 000 barils / jour).
En l’année 2016, Haïti était classé au 127e rang mondial des pays consommateurs de produits pétroliers avec 23 000 barils par habitant, ce qui correspondait à 0,09 gallon par habitant et par jour ou à un baril par habitant et par an. De nos jours, ce ratio est sensiblement plus bas avec 0,07 gallon par habitant et par jour ou 0,8 baril par habitant et par an.
Cette faiblesse de consommation de produits pétroliers est due essentiellement au fait que le poids du pétrole reste dérisoire dans le bilan énergétique haïtien, ne représentant que le quart des différentes formes d’énergie consommées dans le pays contre 70% pour le bois, 2 % pour l’hydroélectricité et 3% pour la bagasse et les autres sources d’énergie.
Pourtant, ce qu’il faut noter, c’est l’augmentation en dents de scie de la consommation annuelle de produits pétroliers du pays qui est passée d’environ 2 millions de barils entre la fin du 20e siècle aux 9,125 millions de barils de l’année 2019 pour chuter à 6,3 millions de barils en 2020.
En termes de progression, la consommation de produits pétroliers a été multipliée par 2,2 entre 2009 et 2018. Mais, l’évolution a été plus nette durant la même période pour le fuel-oil dont la consommation est passée de 49 à 772 milliers de barils entre 2008 et 2020, soit une multiplication par 19 tandis que pour la gazoline la consommation a presque triplé, contre un rapport de 1,4 à 1 pour le gasoil et le GPL.
Si l’on analyse le taux de croissance annuel de la consommation de produits pétroliers, il s’avère être plutôt faible avec 2,35% pour la période comprise entre 1995 et 2020, ce qui est le reflet de la stagnation économique du pays dont une très grande partie de la population consomme surtout des produits ligneux.

3.5 Comparaison de notre facture pétrolière avec certains autres pays

Si on se livre à des comparaisons avec certains autres pays ne possédant pas de pétrole, notamment de la zone Amérique latine et Caraïbe, on s’aperçoit que le pourcentage de notre facture pétrolière apparait lourd par rapport à l’ensemble de nos importations. La facture pétrolière de la France ne pèse qu’autour de 7% du total de la valeur de ses importations, contre 11,65% pour le Chili, 13% pour la République dominicaine. Par contre, les pourcentages sont plus élevés pour des pays comme la Jamaïque (21,3%) et les Bahamas (26,2 %). Toutefois, on sait que ces pays ne souffrent pas autant que nous du poids de leur facture pétrolière parce que leur situation est nettement meilleure que celle d’Haïti avec des économies plus diversifiées et plus dynamiques.

3. Les problèmes posés par la gestion des produits pétroliers en Haïti

Les problèmes posés par la gestion des produits pétroliers en Haïti sont légion, allant de la question des commandes qui ne sont pas en adéquation avec l’écoulement des stocks aux difficultés de l’État pour ajuster les prix à la pompe au cours mondial de l’or noir en passant par le manque de facilités de stockage de ces produits.

4.1 La question des commandes de produits pétroliers

La question des commandes de produits pétroliers pour l’alimentation du marché intérieur est l’une des pierres d’achoppement de la gestion des produits pétroliers en Haïti. En effet, les instances responsables ont été longtemps critiquées pour les ruptures de stocks récurrentes qui ont perturbé les activités dans le pays. Rappelons que plusieurs fois par an depuis 2012, on a constaté des perturbations de l’approvisionnement du marché qui ont obligé les usagers à attendre de cinq à huit jours et même parfois plus avant le retour à la normale.
Il y a eu aussi des conflits qui ont opposé le BMPAD et les compagnies pétrolières qui s’étaient insurgées en 2017 contre le monopole qui a été accordé par le gouvernement depuis le 10 janvier 2018 à cet organisme pour l’importation des produits pétroliers. On se rappelle qu’en juillet 2017 les compagnies Total, National et Sol, avaient décidé d’importer directement des hydrocarbures au mépris de cette disposition du gouvernement de Jovenel Moise avec à la clé des menaces de poursuites judiciaires contre les « contrevenants ».
D’autres conflits avaient surgi aussi, mettant aux prises certains fournisseurs de produits pétroliers au gouvernement haïtien. Ainsi, le différend entre Preble-Rish Haïti S.A en novembre 2020 qui a été accusé par le gouvernement de Jovenel Moïse d’avoir tenté de changer le prix du carburant aux dépens du Trésor public.
À l’époque, l’argument du gouvernement était que l’entreprise avait manœuvré pour le forcer à ajuster les prix selon ce qui est écrit dans l’annexe 1 du contrat libellé en dollars par baril alors que dans le corps du contrat les prix étaient désignés en centimes par baril. Le blocage qui était décidé par Preble-Rish Haïti s’était concrétisé par le fait que la compagnie avait livré uniquement un tiers dans la dernière cargaison de produits pétroliers tout en exigeant d’être payée avant de livrer le reste de la commande. S’en était suivie une action en justice en référé intentée par l'État haïtien contre ladite compagnie dont nous ignorons totalement la suite.
Malgré le transfert depuis le 15 mars 2019 de la possibilité pour les compagnies pétrolières de passer commande sur le marché international moyennant la soumission d’une lettre de crédit stand-by auprès du BMPAD qui était requise à chaque commande, les crises de rareté ont continué à se répéter pour atteindre leur gravité et leur fréquence maximales en 2020 et 2021...

4.2 Le problème de la subvention des produits pétroliers

La question de la prise en compte par l’État de ce qu’on appelle communément « subvention » remonte au gouvernement de René Préval qui avait décidé, de geler les prix du pétrole vendu dans le pays après le tremblement de terre du 12 janvier 2010, se souvenant sans doute aussi des émeutes de la faim qui avaient éclaté en avril 2008. Aussi, quand les cours du pétrole augmentent sur le marché international, l’État s’était proposé de payer la différence, de sorte que les prix payés à la pompe pouvaient rester stables.
C’était certes une mesure politiquement correcte, mais qui allait avoir au fil du temps des conséquences lourdes, voire catastrophiques pour les finances du pays. Si, au départ, le montant de la subvention de la gazoline se situait autour de 20 gourdes par gallon, il allait avec le temps atteindre des sommets extrêmement élevés à partir de la fin des années 2010 et « insupportables » au début des 2020. Ainsi, en novembre 2021, quand un particulier achetait un gallon de gas-oil pour 169 gourdes à la pompe, le montant de la « subvention » supportée par l’État haïtien s’élevait à 210 gourdes. Rien que pour le gas-oil, on se rend compte que le montant de la subvention a été multiplié par 10, à la fois en raison entre autres de la hausse des cours du pétrole sur le marché international et de la dépréciation permanente de la monnaie nationale. Au final, cette subvention des carburants occasionnait une dette de plusieurs milliards de gourdes envers les compagnies pétrolières opérant en Haïti et grevait lourdement les dépenses de l’État qui, en même temps, perdait un bon volume de recettes fiscales.
Cette question de la « subvention » a été souvent mise sur le tapis par le Fonds monétaire international qui avait toujours conseillé à l’État haïtien de tout faire pour se débarrasser de ce genre de dépenses. Elle a été toujours abordée par tous les gouvernements qui ont succédé à René Préval, depuis celui de Michel Martelly jusqu’à celui d’Ariel Henry, avec les conséquences que l’on connaît pour celui de Jovenel Moise le 6 et 7 juillet 2018.
Au cours des deux dernières années fiscales, le montant total des subventions avait atteint un pic « insoutenable » pour l’État haïtien. Rien que pour l’année 2019-20, « les manques à gagner de l’État avaient totalisé selon le ministère de l’Économie et des Finances un montant de plus de 39, 6 milliards de gourdes, soit 35% du total des manques à gagner de l’État haïtien entre 2011 et 2020 ».
Ce qui est plus impressionnant est que le montant total des subventions s’établissait à 30 milliards de gourdes pendant l’exercice 2020-2021. D’après les calculs du ministère de l’Économie et des Finances, la subvention des produits pétroliers avait atteint entre 2011 et 2021 avaient atteint un volume astronomique qui se montait à plus de 150 milliards de gourdes.
Ce ministère joue un rôle régulateur parce qu’il a pour obligation d’intervenir en amont dans la chaine des opérations pour venir en appui au BMPAD en vue de trouver les montants nécessaires au paiement des importations et éventuellement des pénalités qui s’appliquent aux retards des cargaisons qui peuvent rester quelquefois jusqu’à 15 jours dans la rade de Port-au-Prince en attente de l’acquittement des cargaisons.
C’est donc selon le ministère de l’Économie et des Finances une charge de plus en plus insupportable pour l’État haïtien.
Au-delà du court terme, le ministère de l’Économie et des Finances doit aussi intervenir pour le paiement des dettes de l’État haïtien aux compagnies pétrolières, ce qui a toujours été un point de litige permanent avec ces dernières.
En revanche, le ministère de l’Économie et des Finances a aussi un rôle à jouer dans la vérification des « transactions » déclarées par les compagnies pétrolières concernant notamment le paiement de leurs factures pour le déchargement des cargaisons et le prépaiement des taxes fiscales, dont les droits de douane. Et c’est là que quelquefois le bât a quelquefois blessé lourdement, en l’occurrence en l’année 2020 où les deux têtes principales de l’Exécutif avaient accusé ces compagnies de surfacturation à hauteur de 113,5 milliards de gourdes pour la période comprise entre 2010 et 2020. Il est à retenir que plus précisément entre avril 2019 et mai 2020, d’après le gouvernement haïtien les montants des bénéfices de ces compagnies auraient quasiment doublé et seraient de l’ordre de 94 millions de dollars.
Il semble que malgré le bruit énorme lié à cette énorme révélation que le « scandale » serait resté sans suite comme les nombreux feux de paille auxquels nous sommes de plus en plus habitués dans ce pays.

4.3 Les conflits de nature syndicale ou sociale concernant la distribution des produits pétroliers

Il y a eu aussi des cas de conflits de nature syndicale ou sociale concernant la distribution des produits pétroliers.
Ainsi, au début de l’année 2015, Haïti avait connu en une crise pétrolière, non pas à cause du problème de ravitaillement en or noir, mais à cause de grèves générales à répétition qui ont été déclenchées par les syndicats et des partis politiques pour forcer le gouvernement à réduire le prix à la pompe.
Deux grèves s’étaient tenues en deux semaines successives, les deux premiers jours des deux premières semaines du mois de février où, à chaque fois, les syndicats et des partis politiques avaient exigé de réduire le prix de vente du carburant d’environ 50% alors que le gouvernement avait indiqué à la date du 2 février ne pas pouvoir aller au-delà de 9,5%.
Cependant, les acteurs n’avaient obtenu qu’une satisfaction partielle, les prix n’ayant alors diminué que 9, 5%.
Le conflit le plus sérieux concernant les prix du pétrole était celui des 6, 7 et 8 juillet 2018, où le pays était à feu à la suite d’une augmentation sévère des prix à la pompe à la suite d’un communiqué du ministère des Finances annonçant une hausse de 38% des prix à la pompe.
L’augmentation était dite « conforme à la loi de 1995 », portant sur la fixation des prix des produits pétroliers à la pompe. Elle a été prise sous la pression du Fonds monétaire international pour compenser, selon le communiqué officiel « les pertes enregistrées au niveau des recettes douanières et la nécessité de mettre fin à une subvention bénéfique aux plus riches ». On sait que le gouvernement avait dû reculer devant la pression populaire qui s’était manifestée par des émeutes sans précédent dans la capitale ainsi que des pillages d’entreprises.
Depuis, on a noté au moins par deux fois des actions des syndicats pour faire baisser les prix des produits pétroliers qui ont cependant fait long feu.

4.4 L’année 2021 ou l’année noire en termes de distribution des produits pétroliers

L’année 2021 qui a démarré dès les premiers jours de janvier avec des « interruptions de service dans les stations d’essence » apparait comme une véritable année noire en termes de distribution des produits pétroliers en Haïti. Non seulement, il s’agit de l’année où l’on a connu les pénuries les plus longues, mais c’est aussi l’année où l’on a vu des aspects nouveaux de la question. Notamment, l’entrée en scène des gangs dans les interruptions de la fourniture de carburants et l’organisation d’un véritable marché noir qui, à un certain moment, a été la seule alternative à la fourniture du précieux liquide, menaçant le pays à un certain moment de crise humanitaire.
Deux périodes particulières caractérisent la distribution des produits pétroliers pendant l’année 2021, qui ont correspondu aux plus longues durées de rareté de ce liquide.

4.4.1 La première grande rareté généralisée de l’année 2021

Pendant tout le mois de juin 2021, le problème de la distribution des produits pétroliers dans le pays a pris un nouveau tournant entre autres avec la guerre des gangs dans la troisième circonscription de la capitale, c’est-à-dire à Martissant. Il s’en est suivi non seulement des déplacements de population qui ont dû se réfugier ailleurs dans des abris provisoires, mais également la difficulté d’acheminer les stocks de carburant vers les stations d’essence à partir du terminal de Thor en même temps que le terminal de Varreux était à sec. En conséquence, c’est au compte-goutte que celles-ci ont pu être ravitaillées à partir de Thor et que les usagers ont pu se procurer le précieux liquide, plus par les « galons jaunes » que par les stations d’essence. Les prix avaient alors plus que doublé sur le marché noir avec à la clé l’augmentation des prix des transports urbains et interurbains.
Au final, tous les secteurs d’activité avaient pâti de cette longue crise depuis celui des transports jusqu’aux formations sanitaires ainsi que les malades qui se trouvaient en situation d’urgence en passant par les commerces et le secteur informel.
Même au début du mois de juillet, la situation dans la capitale et dans l’ensemble du pays n’était pas revenue à la normale, Ce qui profitait largement aux vendeurs au marché noir qui avaient développé leurs tentacules sur l’ensemble des quartiers de la zone métropolitaine.

4.4.2 La grande rareté des mois d’octobre-novembre 2021

C’est pendant la période d’octobre-novembre 2021 que le pays a vécu sa pénurie de produits pétroliers la plus longue et la plus sévère, suite au blocage des terminaux de Varreux et de Thor par des individus armés et à la pratique devenue de plus en plus courante de détournement des camions-citernes dans les zones de non-droit. La crise avait atteint un niveau tel que son écho avait retenti pendant des semaines dans la presse internationale. En effet, le ravitaillement de l’ensemble du territoire national était entièrement bloqué, et pour la première fois, tous les secteurs de la vie nationale s’en trouvaient impactés. De nombreux établissements tant publics et privés avaient dû réaménager leurs horaires de fonctionnement, y compris les stations de radio et de télévision, des écoles et des universités. Certains d’entre eux avaient dû se résoudre à ouvrir leurs portes trois fois par semaine. Des établissements hospitaliers avaient limité la fourniture de services aux populations, refusant même de recevoir de nouveaux patients pour cause de saturation de leur capacité. Enfin, les services de fourniture d’eau potable étaient aussi presque tous dysfonctionnels.
Tout cela parce que la zone du terminal de Varreux était contrôlée par des groupes armés qui interdisaient la sortie des produits pétroliers.
Ajouter à cela une grève syndicale qui avait paralysé toute circulation dans le pays les 25, 26 et 27 octobre 2021. Une grève dite « contre l’insécurité. » Pour protester entre autres contre le détournement devenu de plus en plus courant des camions-citernes transportant des produits pétroliers. Il faut rappeler que pendant les mois d’octobre et de novembre, plus d’une vingtaine de ces types d’engins ont été détournés par des groupes armés avec pour conséquence le paiement de rançon à la fois pour la libération des chauffeurs, pour la récupération des engins tandis que le carburant retenu par les ravisseurs était vendu à divers acquéreurs qui l’écoulaient au marché noir.
Il a fallu attendre la troisième semaine du mois de novembre pour que la population ait pu connaitre un soulagement suite à l‘accord avec les groupes armés qui contrôlaient la partie nord de la capitale. Après le 18 novembre en effet, les activités de déchargement des citernes de Varreux ont pu reprendre à la grande satisfaction de tous, depuis les entreprises privées jusqu’aux établissements publics en passant par les centres hospitaliers.
Après la levée du blocage au niveau de la zone nord du pays, le ravitaillement des usagers a mis du temps pour revenir à la normale. Il a fallu, en effet, faire la queue encore trois semaines dans les stations d’essence, tandis que plus qu’un avait continué à s’alimenter pendant plusieurs jours au marché noir en même temps qu’on avait continué à assister au spectacle offert par les « gallons jaunes » le long des rues et autour des stations d’essence.
On peut dire que c’est seulement depuis le début de décembre que l’on a pu se procurer un peu partout dans le pays de tous les types de carburants de manière régulière.

4.5 Les conséquences des perturbations observées dans la distribution des produits pétroliers.

Les perturbations observées dans la distribution des produits pétroliers ont toujours des conséquences néfastes sur la vie nationale en dehors de celles que nous venons de mentionner sur les transports, les formations sanitaires et le fonctionnement des commerces.
Il s’agit tout d’abord des conséquences macroéconomiques qui font baisser la production nationale et affectent aussi négativement le taux de change de la monnaie nationale.
Il faut aussi mentionner qu’en raison des évènements des 6 et 7 juillet 2018, il a été longtemps impossible aux autorités gouvernementales de faire varier les prix à la pompe en fonction des fluctuations des cours du pétrole. Car, si un gouvernement décidait de les baisser dans les périodes de diminution des cours de l’or noir sur le marché international, il ne pouvait prendre le risque de les augmenter en période de hausse des cours, sous peine de provoquer des soulèvements majeurs de la population. Du coup, il était obligé de supporter lourdement le poids des subventions quand les cours étaient en hausse.
On se demande encore quelle baraka a eue le gouvernement d’Ariel Henry d’avoir pu faire accepter par la population la révision à la hausse des prix des produits pétroliers comme la gazoline dont le prix était passé le 7 décembre 2021 de 201 à 250 gourdes, le gas-oil de 169 à 353 gourdes et le kérosène de 163 à 352 gourdes !

Conclusion

Ce texte a montré que la distribution des produits pétroliers est à l’origine de nombreuses « misères » pour un pays qui reste un consommateur modeste de produits pétroliers avec 17 000 barils/jour en 2020. La facture pétrolière est de toute évidence de plus en plus lourde pour l’économie nationale en paupérisation croissante et il faut craindre que, dans les mois à venir, les prix qui flirtent cette semaine avec le cap de 90 dollars le baril ne dépassent la fourchette de 120-130 dollars. En conséquence, il est à prévoir que, malgré la suppression de la subvention des produits pétroliers par le gouvernement d’Ariel Henry en décembre 2021, nous éprouverons de plus en plus de difficultés à faire face au paiement de notre facture pétrolière, comme le prouvent les crises à répétition de plus en plus sévères au cours des trois dernières années qui se sont traduites par des ruptures d’approvisionnement de plus en plus longues. Il ne faut pas oublier que, parallèlement le pays continue de payer sa dette envers le programme PetroCaribe, en même temps que la monnaie nationale ne cesse de dégringoler et que la Banque centrale continue de puiser dans ses réserves en dollars pour le paiement des commandes de carburant tout ceci à ajouter à un grand problème de gouvernance d’un secteur qui aurait été souvent victime de surfacturation de la part de certains acteurs majeurs et même de gabegies au sein de l’administration publique, comme l’avait souligné à l’encre forte le Premier ministre Joseph Joute au mois de mars 2020.

Jean SAINT-VIL
jeanssaint_vil@yahoo.fr

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