Le covid-19 est un très bon indicateur pour évaluer les décisions prises par nos dirigeants. Selon Evens Joseph

Pour élucider le risque de crise alimentaire qui menace le pays dans le contexte de Covid-19, Le National le Pr Evens Joseph, avec lequel nous allons faire un tour d'horizon sur la situation ponctuelle du pays liée à la sécurité alimentaire et moyen d'existence (SAME). Mais surtout, comment préparer l'après-coronavirus.

Le National : monsieur Joseph bonjour, merci de répondre aux questions de Le National. Si vous deviez vous présenter, que diriez-vous de vous ?

Evens Joseph : Bonjour Le National, c’est tout un plaisir pour moi de dialoguer avec vous sur un sujet aussi épineux qu’est le covid-19 et le risque de crise alimentaire que ça pourrait engendrer. Si je devais me présenter, je vous dirais que je suis Evens JOSEPH détenteur d’un diplôme d’Ingénieur-Agronome de la Faculté d’Agronomie et de Médecine vétérinaire (FAMV) de l’Université d’État d’Haïti (UEH), une Maitrise en Sciences et Production végétale (SPV) de l’Université de Rennes 1 en France et un Master en Génétique et Amélioration de Plantes (GAP) à l’Agrocampus-Ouest en France. J’ai déjà travaillé à d’autres institutions comme IICA, la Fondation Lesage, Seed agrocenter… mais actuellement, je travaille comme généticien et sélectionneur végétal notamment sur les légumineuses au laboratoire de recherche sur la bioénergie et l’agriculture durable (Chibas) de l’Université Quisqueya. Je suis également professeur à temps plein à l’Université Quisqueya.

LN: Depuis l'introduction des premiers cas de Corona virus dans le pays, le gouvernement a pris un ensemble de mesures pour lutter contre la propagation de la pandémie notamment les mesures de confinement. Cependant, l'une des préoccupations de la population reste sans réponse dans les points de presse du gouvernement. À savoir comment elle va se nourrir pendant le confinement ? Pensez-vous que la distribution à petite échelle suffira à répondre à cette préoccupation ?

EJ: Les besoins physiologiques (se nourrir, se vêtir, se loger...) et la sécurité devraient être les priorités de tous les dirigeants de n’importe quel état. Et par un malheureux hasard, nos dirigeants ne le pensent pas ainsi ou du moins ils le pensent pour une catégorie et non pas pour toute la population. Tout ceci met en évidence la faiblesse de l’état via son incapacité à fournir les biens de première nécessité à la population et ils préfèrent ignorer cet aspect lors de ses différents points de presse. L’état a failli à sa mission dans ce cas-ci. En se basant sur ce qu’ils pensent être la solution à savoir les distributions à petite échelle, mais pour combien de temps ? Avec quels moyens ? Le pire, la manière dont s’effectuent les distributions augmente le risque de contamination des bénéficiaires. Les décisions copy paste de nos dirigeants ne laissent pas voir qu’ils comprennent la réalité de notre société.

LN: Lors d'une conférence de presse réalisée par le Premier ministre au lendemain de l'état d'urgence sanitaire décrété par le président, il a assuré que les ports et aéroports resteront ouverts pour l'importation des produits de première nécessité. La République dominicaine, d'où proviennent la plupart des produits consommables du pays est à ce jour le pays le plus touché de la caraïbe. N'est-ce pas selon vous une décision à risque pour la population?

EJ: Bien sûr que c’est une décision à haut risque et ils le savent tous, mais ils n’ont pas d’autres choix, car nous sommes en train de payer les conséquences de nos inconséquences. Un pays où tout s’achète chez nos voisins on ne peut pas fermer nos frontières malgré l’importance du risque que ça représente. En date du 9 avril, la République dominicaine est le pays qui a le plus de cas confirmés de coronavirus dans la Caraïbe soit 2349 sur 4651 ce qui représente plus de 50% de cas à lui seul. Malgré ces chiffres, on ne peut pas oser fermer notre frontière, car on peut toujours échapper au coronavirus, mais pas à la faim. La CNSA et la FAO tiraient la sonnette d’alarme depuis plusieurs années à travers leurs rapports, mais aucune décision durable pour améliorer la résilience de nos ménages n’a été réellement prise. Et aujourd’hui nous sommes tous exposés à une crise alimentaire de très grande envergure après ou pendant même de la période de confinement.

LN: Dans votre article publié la semaine dernière au journal Le National, vous aviez évoqué que le pays ne produit que 45% de ses produits consommables. Faut-il s'attendre aussi à de grandes crises alimentaires dans le pays ?

EJ: C’est un fait qu’on ne peut pas s’en échapper parce qu’on ne produit que 45% des produits consommables en Haïti selon les derniers chiffres de la FAO. L’autosuffisance alimentaire a toujours été un objectif difficile pour un pays, mais avec autant de faiblesse de production on ne peut pas espérer grand-chose après cette pandémie. Pour l’instant, la République dominicaine veut continuer à exporter ses produits agricoles vers Haïti selon Éric Rivero, président de la Confédération nationale des Producteurs agricoles (Confenagro), mais avec le temps pourra-t-il tenir ce cap avec les Haïtiens qui laissent massivement ce pays sachant que c’étaient eux les principales sources de main-d’œuvres agricoles ? Les jours à venir seront terribles si on ne fait rien pour le moment, car l’économie mondiale sera en récession après cette pandémie et le support des organisations internationales sera très faible ou peut-être même absent totalement.

LN: Quelles devraient être les retombées de la caravane de changement dans tout cela?

EJ: L’idée de la caravane présidentielle était appréciée vu qu’il est quelqu’un qui vient directement du secteur agricole. Après plusieurs années depuis le lancement de cette caravane, ce serait préférable d’évaluer les résultats au lieu de faire la guerre des mots. Les résultats sont très mitigés, quelle que soit votre position, car si on avait eu de bons résultats on n’aurait pas autant de problèmes durant cette pandémie. Le covid-19 est un très bon indicateur pour évaluer les décisions prises par nos dirigeants et ceux du reste du monde. À travers ses discours, le président souhaitait améliorer la production agricole, mais comment pourrait-il y arriver s’il ignorait le MARNDR dès le départ? Ne serait-il pas préférable que la caravane soit budgétisée et exécuté en étroite collaboration avec le MARNDR ? Ne serait-il pas important de valoriser la Savane Diane qui représente à lui seule près de 25 000 ha de terres cultivables, mais non cultivés ? Beaucoup de questions pourraient se poser, mais nous sommes tous devant le fait accompli de l’urgence de l’heure qui n’est autre qu’une pénurie de denrées alimentaires qui guette la population haïtienne. Pourtant, le secteur agricole pensait avoir le président nécessaire pour enfin se décoller vu qu’il est issu directement de ce secteur qui est tant important pour le PIB du pays.

LN: Quelle doit être selon vous l'alternative en cette période d'incertitudes?

EJ: Pour l’instant la situation est grave il n’y a pas à sortir de là. Mais à mon humble avis il faut y aller pas-à-pas c’est-à-dire penser à une alternative à court, moyen et long terme. Immédiatement c’est mieux que l’état pense à l’amélioration de notre système sanitaire et structurer la distribution des kits alimentaires, car la façon de faire n’est pas adéquate. Beaucoup d’ONG interviennent dans la lutte contre l’insécurité alimentaire au niveau de tout le pays et ce sont des partenaires de l’état. Ce serait bien de faire appel à leurs compétences et expériences afin de mieux assister les plus vulnérables. De plus, la distribution des coupons pourrait être une bonne alternative moyennant que ça n’exige pas de grands déplacements ou peut-être même des transferts de fonds direct via les réseaux moncash ou natcash. Tout ceci, pour que les plus vulnérables puissent subvenir à tout ça, mais sans oublier les campagnes de sensibilisation.

À moyen terme, c’est-à-dire après le confinement ou peut être après que les Haïtiens finissent par accepter qu’on va devoir vivre avec le coronavirus dans nos murs, il faut envisager des programmes agricoles et accompagner nos agriculteurs à cultiver des espèces à cycle court afin que la nourriture soit rapidement disponible dans les jours à venir. Ce serait bien également d’encourager les potagers dans les grandes villes en utilisant différents matériaux usagers pouvant servir de support mécanique pour le développement des cultures sur le toit des maisons

Et à long terme, penser à une vraie politique agricole viable pour relancer la production agricole et implicitement résoudre cette pénurie de nourriture qui sévit dans le pays depuis plusieurs décennies. Cette nouvelle politique agricole devrait débuter depuis le système foncier pour arriver à la production finale en passant par l’accompagnement, la formation de nos agriculteurs sans oublier les crédits à faible taux d’intérêt et les intrants agricoles. De plus, il faut penser à la mécanisation agricole, mais non pas (pour l’instant) avec des supers engins qu’on utilise dans les pays développés où la surface moyenne d’une exploitation agricole dépasse les 20 ha alors que chez nous c’est en moyenne 0,75 ha.

LN: Est-il encore temps d'investir pour de vrai dans la production locale pour faire face à l'après Corona virus?

EJ: Il est tard, mais pas trop tard. Cette pandémie devrait être le point de départ de la relance de la production agricole du pays, mais apparemment nos dirigeants ne le voient pas trop dans ce sens. Ils pensent beaucoup plus aux dons que le pays pourrait recevoir après ou pendant cette période noire de l’histoire du monde alors qu’on aurait dû penser autrement. Le problème dans tout cela, c’est que nous ne sommes pas conscients de notre état déplorable et c’est ce qui est fragile et très grave. Cependant, si on veut vraiment avoir un résultat intéressant on doit penser aussi à remembrer le système judiciaire pour combattre la corruption et l’impunité.

LN: Avez-vous un dernier mot?

EJ: Oui, car je laisse voir à travers mes réponses que le changement tant souhaité est encore possible, mais on doit investir sur le long terme sans oublier les programmes de recherches pouvant améliorer la résilience de nos ménages. Il me reste à vous remercier d’avoir pris le soin de discuter avec moi sur la situation du pays et de vous exposer ma compréhension de cette situation et des menaces de crise alimentaire qui nous menace encore plus que d’habitude.

Lesly Succès

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