Conflit frontalier

« Haïti est la génitrice de la République dominicaine », rappelle l’économiste haïtien William Savary

Le 15 septembre 2023, le président dominicain ordonne soudainement la fermeture de la frontière haïtiano-dominicaine. Choc du côté haïtien. Ressurgit le sentiment d’être détesté par les voisins. Les Haïtiens parlent d’injustice, d’arrogance, d’ingratitude. Mais l’économiste haïtien William Savary, sans pour autant nier le volet électoral d’un président dominicain lorgnant l’électorat ultranationaliste, raciste et anti-haïtien, y voit une sombre question d’intérêt économique.

« Les postes frontaliers ne sont pas vraiment importants pour la République dominicaine, comme certains Haïtiens le pensent, affirme d’entrée de jeu William Savary. Si tel est le cas, les voisins n’auraient pas décidé de leur fermeture. » Pour appuyer sa suspicion, il rappelle qu’avant sa réouverture après le départ des Duvalier, en 1987, la frontière avait été maintenue fermée pendant 150 ans par les Dominicains. À partir de 1983, Jean-Claude Duvalier avait conclu un accord avec la République dominicaine sur le rapatriement des braceros, sans pour autant aboutir à la réouverture des frontières. Selon lui, cette stratégie de fermeture de frontière est vieille. Elle a été remise en œuvre lors de la déportation des Dominicains d’origine haïtienne en novembre 2018.

Aucun pays au monde qui partage avec un autre État des frontières reconnues par des traités ratifiés par leur parlement respectif n’adopte une telle mesure en cas de conflit. Cela arrive rarement, nuance Savary. « Et quand une telle décision est prise, elle l’est de manière plutôt unilatérale. On en a plein d’exemples : la frontière israélo-palestinienne, celle des deux Chypre. En général, la diplomatie est déployée et la puérile colère démesurée est mise en veilleuse. Les pays s’engagent dans des pourparlers civilisés, et s’évertuent à trouver des solutions dans lesquelles où ils gagnent ».

Dans le cas de la crise haïtiano-dominicaine, ce serait autre chose. Pour Savary, cette décision traduit un conflit politique qui se joue entre la bourgeoisie compradore (commerçants enrichis par les échanges avec les étrangers) soucieuse de faire fructifier son capital et les stratégies qui diffèrent de celles des propriétaires fonciers, intéressés par l’accumulation du capital issu de la production agricole et l’exportation. L’application de sanctions n’est pas dans l’agenda des propriétaires fonciers. Pour faire fructifier leur patrimoine, ils ont besoin de marchés et de frontières ouvertes.

 

« Convoitise dominicaine »

Savary est persuadé que la fermeture de la frontière est directement liée à la nouvelle de l’arrivée de la mission policière du Kenya en Haïti. 

L’économiste ne peut avancer de preuves mais il assure du fondement de ses soupçons. Il est persuadé qu’au niveau du cabinet du Président dominicain, une discussion a eu lieu autour du rôle que pourrait jouer la République Dominicaine face à ce déploiement de forces attendu en Haïti. Qui dit intervention étrangère dit espèces sonnantes et trébuchantes. Les Dominicains lorgneraient ce pactole. L’analyste l’a déduit de ce que rapporte le journal Dominican Today (29 septembre 2023), où il a appris que le gouvernement dominicain a entamé des pourparlers avec le Kenya à propos d’Haïti. Pour Savary, ce projet diplomatique n’est pas innocent.

Pour corroborer ses dires, il s’appuie sur les recherches menées  par  Sandra Wisner, avocate ayant collaboré à Institute for Justice & Democracy in Haïti (IJDH), sur la mission de la MINUSTAH en Haiti. Selon le résultat de ces enquêtes diffusées en octobre 2019 par la chaîne de télévision arabe Aljezera, la mission MINUSTAH a coûté plus de 7 milliards aux Nations Unies. Ce montant a été déboursé sur une période de 15 ans, soit plus 466 700 000 dollars US l’an, ce qui correspond à plus de 38 millions de dollars le mois. Une bonne partie de cette somme aurait été dépensée en République dominicaine.

Savary atteste plus loin que les employés internationaux de la MINUTAH avaient envoyé leurs familles en République dominicaine et il leur rendaient visite là-bas. De même que pour s’adonner à leurs loisirs, c’est dans cette partie voisine de l’île que les expatriés se rendaient. Ce va-et-vient entre les deux pays a musclé l’industrie de l’hôtellerie, le transport, la restauration en République dominicaine.

D’après Savary, la même chose pourrait se passer. Le cabinet du Président dominicain est, jure Savary, en train de calculer la portion du budget de la troupe kényane estimée à 100 millions de dollars, qui pourrait être captée par la République dominicaine. 

D’après lui, en fermant la frontière, les Dominicains ont une idée en tête : négocier sa réouverture, moyennant certaines concessions. Parmi celles-ci, il suppute l’exigence que la mission prenne sa base logistique chez eux et que leur pays soit la source d’approvisionnement pour tout ce qui est service (produits comestibles, logement, chambres d’hôtels, prostituées, espaces de réunion), et qu’il soit le pourvoyeur de services financiers (assurance et banques, payroll) et le fournisseur des moyens de communication.

« Il ne faut pas sous-estimer la capacité des hommes du gouvernement actuel de la République dominicaine à flairer les opportunités. », avance Savary. Il rappelle que le Président dominicain a fait fortune hors de la politique comme chef d’entreprise, dans l’hôtellerie, le développement immobilier et les industries reposant sur la mobilisation de créances à un taux d’intérêt très bas. « C’est un homme d’affaires astucieux, un universitaire de haut niveau avec des diplômes valables. »

Bref, l’objectif du pouvoir dominicain est, toujours d’après Savary, de se positionner pour que la majeure partie du capital alloué à la mission en question soit dépensée chez eux. Le souhait des responsables dominicains c’est que transitent les cent millions et les éventuels surplus par leur système bancaire, renflouant ainsi les réserves de la banque centrale dominicaine.

La dette de l’Indépendance

Savary en profite pour émettre des doutes sur l’efficacité de la mission vu le montant qui lui est alloué. Comparant la mission de la MINUSTAH qui avait coûté légèrement plus de 38 millions le mois, les 100 millions, soit moins de 9 millions par mois, ne pourront en aucun cas financer l’opération. « On parle, fait-il remarquer, de soutenir une mission en terre étrangère composée d’une coalition de volontaires : 1000 citoyens kényans, des sujets du Royaume-Uni, comme le rapporte le Miami Herald, arriveront d’Antigua and Barbuda, des Bahamas, et de la Jamaïque. Des hommes de main viendront d’Italie et d’Espagne, deux États, membres de l’OTAN. Des pions politiques arriveront de la Mongolie, du Surinam, du Guatemala et du Pérou. On anticipe, sans l’implication des Forces armées d’Haïti et de la Police nationale, un effectif de 2500 hommes et femmes ».

Revenant à la mesure de Luis Abinader, Savary déclare que la fermeture de la frontière est « qu’écran de fumée ». Au-delà de l’évident aspect financier, le prestige de la République dominicaine, notamment sa capacité hospitalière, serait en jeu. « Et ce, quitte à nuire à la République d’Haïti, sa ’’génitrice’’ ». 

L’expert utilise à dessein le terme de « génitrice », car il se réfère à l’indemnité accordée par Haïti à la France qui, selon lui, était valable pour l’ensemble de l’île. « Théoriquement, dit-il, la République dominicaine, occupante des deux tiers du territoire de l’île, avant de lever la voix devrait nous rembourser les deux  tiers de l’indemnité. À sa naissance la République dominicaine n’a pas eu le fardeau de payer une dette d’indépendance. »

Le prestige d’Haïti serait en jeu, selon Savary, rappelant que son pays est la « mère de la liberté universelle » pour avoir vaincu militairement plusieurs des membres de l’OTAN. « Haïti a battu l’Espagne (1793), l’Angleterre (1793-1798), la France (1791-1804). Il a résisté aux  efforts des États-Unis d’Amérique d’en faire son protectorat (1803 et 1915). » Après ce rappel historique, il accuse les Dominicains de collusion avec l’élite et les politiciens haïtiens qui ont fait de l’actuelle Haïti une catastrophe et un fardeau pour la communauté internationale. « Ce faisant, conclut William Savary, ces derniers ont foulé aux pieds l’histoire glorieuse de notre pays qui est, sans conteste, une contribution majeure à la civilisation humaine ».

 

Huguette Hérard

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