Le codéveloppement pourrait-il entraîner le déclin du capitalisme ?

Le codéveloppement, forme d'apprentissage collaboratif pour mieux aborder les défis, favorise le renforcement des compétences personnelles et professionnelles sur le plan des individus et des entreprises. Pour le bonheur des générations présentes et futures, l’extrapolation du codéveloppement au niveau des pays du globe paraît plausible en vue de transformer le monde en un meilleur village. Ce numéro de la rubrique Gouvernance analyse à la lumière de quelques réflexions dominantes dans la sphère académique les avantages du codéveloppement dans l’atteinte des objectifs de la réduction des inégalités et de la prospérité partagée.

Le codéveloppement désigne originellement une stratégie de développement personnel et professionnel basée sur l'apprentissage en groupe ou entre firmes (Appleyard, 2003 ; Mohr & Spekman, 1994 ; Chen et al., 2018). Ce concept repose sur le principe de l'intelligence collective où chaque agent apporte ses connaissances et ses expériences dans la perspective de renforcer la capacité des autres membres dans la résolution de problèmes spécifiques (Frimousse & Peretti, 2019 ; Feldmann et al., 2019). Cette approche consiste à introduire de nouveaux produits ou à améliorer la qualité des gammes de produits existants. Perçu comme une coopération entre deux ou plusieurs entreprises, le codéveloppement englobe l'accumulation d’idées innovantes, les spécifications de produits, les décisions stratégiques et la responsabilité des fournisseurs (Tsou & Chen, 2012). Le codéveloppement peut aussi s’élargir à travers une intégration participative du consommateur dans la confection et la promotion de la qualité des produits mis à sa disposition (Geilinger et al., 2020 ; Candi et al., 2016).

Les techniques du codéveloppement sont très répandues dans le domaine technologique ; elles s’appuient sur le paradigme de l’innovation émis par Chesbrough (2003) selon lequel le succès des produits dépend d’une bonne combinaison des ressources internes et externes. Dans la même ligne, Tsou & Chen (2012) explore l'innovation des services électroniques en termes de codéveloppement interentreprises. Le codéveloppement requiert une politique de développement des structures de conception de la chaîne, des processus et de la gouvernance au sein d’une entreprise. Le schéma du codéveloppement définit à la fois les modes de collaboration entre les partenaires et les technologies de l'information qui soutiennent le développement collaboratif. Ainsi, en promouvant le codéveloppement, les entreprises parviennent à favoriser un comportement coopératif via des partenariats et des outils technologiques qui facilitent la collaboration (Tsou & Chen (2012).

L’adoption des pratiques du codéveloppement contribue à améliorer l’éventail de produits de certaines industries tout en les rendant plus compétitives. Sur le plan industriel, agricole et dans bien d’autres secteurs, les entreprises haïtiennes auraient pu bénéficier des vertus du codéveloppement. Mais, cela nécessiterait un changement de comportement des firmes nationales à ne plus se conforter dans l’opacité, la réticence à s’ouvrir à de potentiels partenaires et à partager des informations et des techniques utilisées dans le cadre de leurs productions. Le jeu gagnant-gagnant insufflé par le codéveloppement aurait rehaussé les capacités professionnelles ainsi que l’élargissement de la panoplie des produits au sein des entreprises. Parallèlement, cette dynamique permettrait de couper court avec le rachitisme qui prédomine dans les structures économiques du pays.   

Sous l’angle microéconomique, il s’ensuit que le codéveloppement assure la promotion d’un nivellement par le haut en favorisant à l’avantage des employés et des entreprises le développement des compétences et l'apprentissage entre des collègues pour mieux affronter les défis et proposer des solutions viables. D’énormes avantages compétitifs dans divers domaines tels que le leadership, la gestion, la formation et la santé sont générés par le codéveloppement (Mostafa, 2015). Il y a évidence d’une panoplie de retombées positives de l’application de cette stratégie vertueuse de partage de savoirs et de savoir-faire au profit des employés ainsi que des entreprises. Qu’en est-il sur un plan macroéconomique multinational ?

 

Le codéveloppement interpays, convergence vers un socialisme participatif

Bien que les réflexions de partage de technologies et de richesses deviennent de plus en plus poussées au cours des récentes années, c’est surtout au début du millénaire que des études s’intéressaient au codéveloppement inter pays. En ce sens, le terme "codéveloppement" réfère au lien entre l'immigration et le développement (Weil, 2002 ; Belkheiri, 2012 ; Vidal & Martínez, 2008 ; Ostergaard-Nielsen, 2011). Par exemple, Weil (2002) émettait l’idée que dans le cadre de la gestion des flux migratoires, un véritable codéveloppement devait impliquer une coopération soutenue entre les pays d'accueil et les pays d'origine. L’auteur soutient que le codéveloppement devait favoriser le développement économique et démographique à la fois du pays de départ et du pays d’arrivée des migrants. Ce type de codéveloppement soutient une amélioration des conditions économiques inter pays ; par contre, il demeure restrictif pour en espérer la promotion d’un monde équitable. À un plus large titre, le concept de codéveloppement est aujourd’hui translaté vers la sphère politique internationale pour préconiser des progrès simultanés entre les pays (Crisp, 2015). La trame principale de cette nouvelle perception du codéveloppement porte sur une meilleure redistribution de la richesse, la prospérité partagée et la réduction des inégalités dans le monde.

Particulièrement avec les travaux de Piketty (2020), la plaidoirie d’un développement au-delà des frontières interpelle les esprits pour promouvoir une pratique de codéveloppement qui consacre le socialisme participatif avec un embranchement d’une justice sociale transnationale. Piketty plaide pour une réorganisation de l'économie mondiale qui converge vers un fédéralisme social à travers lequel des traités de codéveloppement sont censés être signés pour garantir un développement équitable et durable entre les nations. Cette approche holistique du développement est imprégnée d’un ensemble de réflexions prosocialistes pour privilégier la justice sociale, fiscale et environnementale. À travers son illustre ouvrage « Capital and Ideology », l’économiste français illustre que les inégalités socioéconomiques sont davantage politiques et idéologiques qu’elles sont économiques et technologiques. À cet égard, Piketty stipule que le codéveloppement devrait d’une part se baser sur une redistribution axée sur la réparation des torts causés aux anciennes colonies. Dans une réminiscence amère, l’économiste français critique la lourde rançon de la double dette de l’indépendance que la France avait imposée à Haïti. D’autre part, une logique de justice distributive prospective par l’application d’une taxation progressive des plus riches est également à envisager en vue d’atteindre les objectifs d’un monde plus harmonieux. La fin de la pauvreté et des inégalités, et donc la fin de ce système capitaliste « prédateur », constitue le fil conducteur de la réflexion de Thomas Piketty.

 

Les partisans du néolibéralisme perçoivent une utopie dans cette possible fin de ce système de démocratie libérale et du capitalisme basé sur le marché. Cependant, les multiples crises - économiques, sanitaires, politiques - nous interpellent pour solliciter un projet alternatif pour combler ce désir d'une meilleure manière d'être et de vivre (Bregman, 2017 ; Wright, 2013 ; Walraevens, 2023 ; Gamel, 2017). Par exemple, Bregman fustige : « Cette culture qui nous encourage à dépenser de l'argent que nous n'avons pas pour nous procurer des choses dont nous n'avons pas besoin, afin d'impressionner des personnes que nous ne supportons pas. Ensuite, nous allons pleurer sur l'épaule d'un thérapeute. Voilà la dystopie dans laquelle nous vivons aujourd'hui ».

Sur un plan multinational, le codéveloppement tendrait à concrétiser le vœu quasiment utopique du rattrapage des pays en développement pour se converger vers les sentiers de croissance et de développement déjà atteint par les pays industrialisés.

 

Schumpeter, un pionnier de cette prédiction du déclin du système actuel

Avant que se répande au cours de l’ère moderne le paradigme du codéveloppement et d’une justice sociale transnationale, Schumpeter (1942) a prophétisé la fin du système capitaliste. L’économiste autrichien part de la prémisse d’une destruction créatrice selon laquelle de nouvelles innovations et des outils technologiques de pointe détruisent les anciennes pratiques industrielles tout en contraignant les entreprises et leurs concurrents à innover et à s'améliorer en permanence. Cette dynamique insufflée par les progrès technologiques améliore le bien-être socioéconomique en offrant aux clients un plus large éventail d'options pour satisfaire leurs besoins. Cependant, puisque plusieurs entreprises ne s’adaptent pas aux défis de la destruction créatrice, il se crée un fossé plus élargi par les pratiques même de la compétitivité qui portent les empreintes de ce capitalisme qui perd la tête (sic. Stiglitz). Dans les lentilles de Schumpeter le capitalisme inclut un schéma de valeurs, une attitude envers la vie, une civilisation qui est en train de disparaître et qui s’apparente à la disparition d’un système de vie juste et décent.  Schumpeter a soupçonné que les grandes entreprises monopolistiques seraient paralysées dans la mesure où l’entrepreneur qui est l’essence même du capitalisme ne serait plus la référence. Cette observation requiert de manière équivalente à tenir le plaidoyer de cette justice sociale transnationale soutenue par les économistes du développement de l’ère moderne.

D’une part, la théorie de la destruction créatrice prônée par Joseph Schumpeter évoque que le capitalisme fera échec en raison de son propre ; d’autre part, par sa recherche imprégnée d’un zeste historique Piketty prescrit un monde plus harmonieux que le capitalisme ne saurait garantir. Ces deux points de vue se différencient par la manière dont ils expliquent cette probable fin du système capitaliste ; mais ils sont similaires quant à leur prédiction de la fin d’un tel système. Schumpeter argumente la nécessité du changement du paradigme économique en rappelant que l’innovation est au cœur de l’évolution économique, notamment du système capitaliste. Il a ainsi prévu le déclin du capitalisme en stipulant une absence d’initiatives entrepreneuriales qui allait profiler à l’horizon (Munier, 2013). Notons également même s’il entrevoit le même destin ultime du dépérissement du capitalisme, l’argument schumpetérien se démarque de la théorie de Marx et de ses adeptes qui postule l’éclipse du capitalisme via une perte de contrôle des forces économiques divergentes (Moussaly, 2012).

Bien que le point de vue de Schumpeter et particulièrement « l’utopie » de Piketty soient contestés par des tenants du système capitaliste, on perçoit l’émergence d’une nouvelle dynamique pour converger vers la domination d’entreprises sociales (Noguès, 2019 ; Phillips et al., 2014). Les récentes orientations des politiques publiques nationales et internationales laissent présager que c’est une question de temps pour voir s’accomplir la prophétie de Schumpeter. Ainsi, cette utopie schumpetérienne mieux élucidée et soutenue par Piketty tend davantage à se concrétiser.

Le codéveloppement détient la vertu de contribuer à accélérer les sociétés du globe vers des niveaux de croissance et de développement identiques. Toutefois, les retards fulgurants de certaines sociétés, notamment en termes de capital humain, risquent de ralentir ce processus. L’apprentissage continu dans les secteurs clés constitue un ticket de garantie aux nouvelles donnes économiques. Ainsi, les responsables de l'élaboration des politiques publiques doivent en permanence s’atteler à implémenter des programmes de perfectionnement des compétences particulièrement dans les champs axés sur la technologie.

 

Carly Dollin

carlydollin@gmail.com

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Références

  • Appleyard, M. M. (2003). The influence of knowledge accumulation on buyer‐supplier codevelopment projects. Journal of Product Innovation Management, 20(5), 356-373.
  • Belkheiri, O. (2012). Co-développement et immigration: Quelle convergence entre les souhaits du Nord et les réalités du Sud. Revue AFN Maroc N, 9, 11.
  • Candi, M., Van Den Ende, J., & Gemser, G. (2016). Benefits of customer codevelopment of new products: the moderating effects of utilitarian and hedonic radicalness. Journal of Product Innovation Management, 33(4), 418-434.
  • Chesbrough, H. W. (2003). Open innovation: The new imperative for creating and profiting from technology. Harvard Business Press.
  • Crisp, N. (2015, December). Co-development, innovation and mutual learning–or how we need to turn the world upside down. In Healthcare (Vol. 3, No. 4, pp. 221-224). Elsevier.
  • Feldmann, N., Fromm, H., Satzger, G., & Schüritz, R. (2019). Using employees’ collective intelligence for service innovation: theory and instruments. Handbook of Service Science, Volume II, 249-284.
  • Frimousse S., Peretti J-M (2019). Comment développer les pratiques collaboratives et l’intelligence collective. Question(s) de management (n° 25), pages 99 à 129.
  • Geilinger, N., Woerter, M., & von Krogh, G. (2020). The division of innovative labour: when does customer codevelopment contribute to firm innovation performance? Technology Analysis & Strategic Management, 32(6), 653-665.
  • Mohr, J., & Spekman, R. (1994). Characteristics of partnership success: partnership attributes, communication behavior, and conflict resolution techniques. Strategic management journal, 15(2), 135-152.
  • Moussaly O. (2012). The Limits of Capitalism by Joseph Schumpeter and Karl Marx. Revue Interventions économiques.
  • Mostafa, R. B. (2016). Value co-creation in industrial cities: A strategic source of competitive advantages. Journal of Strategic Marketing, 24(2), 144-167.
  • Munier F. (2013). Le paradoxe schumpétérien ou l'absence de « Schumpeter Mark II ». À propos de l'évolution de la Théorie de l'évolution économique. Innovations (n° 42), pages 195 à 210.
  • Noguès Henry (2019). Entreprises sociales et entrepreneuriat social : émergence et enjeux de nouveaux modèles. RECMANo 353, pages 106 à 123.
  • Ostergaard-Nielsen, E. (2011). Codevelopment and citizenship: the nexus between policies on local migrant incorporation and migrant transnational practices in Spain. Ethnic and Racial Studies, 34(1), 20-39.
  • Phillips Wendy,  Lee Hazel, Abby Ghobadian Abby,  O’Regan Nicholas & James Peter (2014). Social Innovation and Social Entrepreneurship: A Systematic Review. Sage Journals.  Volume 40, Issue 3
  • Schumpeter J. (1942). Capitalism, Socialism and Democracy explains the process of capitalism’s 'creative destruction'  - a key principle in understanding the logic of globalization."
  • Tsou, H. T., & Chen, J. S. (2012). The influence of interfirm codevelopment competency on e-service innovation. Information & Management, 49(3-4), 177-189.
  • Vidal, P., & Martínez, S. (2008). An approach to codevelopment. The transnational migrating community: Protagonist of codevelopment. Barcelona: Observatorio del Tercer Sector.
  • Walraevens, B. (2023). Ideologies and Utopia: A Ricoeurian Reading of Thomas Piketty. Erasmus Journal for Philosophy and Economics, 16(1), 1-27.
  • Weil, P. (2002). Towards a coherent policy of co–development. International Migration, 40(3), 41-55.
  • Wright, E. O. (2013). Transforming capitalism through real utopias. American sociological review, 78(1), 1-25.

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