ÉCONOMIE

« Pour l’instant, les Brics ne menacent en aucun cas le dollar américain », affirme l’économiste haïtien William Savary

Du 22 au 24 août dernier a eu lieu à Johannesburg le 15e sommet BRICS, bloc commercial composé du Brésil, de la Russie, de l’Inde, de la Chine et de l’Afrique du Sud. À partir du 1er janvier 2024, cette alliance passera de 5 à 11 pays, avec l’arrivée de l'Iran, de l'Argentine, l’Égypte, l'Éthiopie et deux producteurs majeurs de pétrole, l'Arabie Saoudite et les Émirats Arabes Unis. Pour nous parler des projets en cours de ce regroupement d’États, nous avons rencontré l’économiste haïtien William Savary.

Créés en 2009, les BRICS s’étaient donné pour objectif de transformer l’architecture du commerce international en créant une monnaie capable de rivaliser le dollar, ce qui revient à affaiblir à terme l’hégémonie américaine. 

Quatorze ans plus tard, le projet de dédollarisation et l’objectif de contrebalancer l’Occident sont-ils toujours à l’ordre du jour ou battent-ils de l’aile ?

Avant de répondre à cette question et d’entrer dans le vif du sujet, William Savary tient à convoquer l’histoire. Ce n’est pas la première fois que des pays se fédèrent en vue de concevoir des politiques visant à contrebalancer la dominance du dollar américain, ou même affaiblir l’hégémonie états-unienne. L’économiste fait ici allusion au mouvement des pays non-alignés dans les années 60. « L'Inde à l'époque était l’un des leaders de ce mouvement, rappelle-t-il. Il y avait d'autres poids lourds comme l’Égypte de Nasser, Kwame Ankruma du Ghana. Le mouvement des nations non alignées était également un mouvement international dont le slogan ne fut « ni à droite, ni à gauche, mais en avant » - une réponse à la guerre froide entre les États-Unis et l'Union soviétique d’alors. »

Depuis, d'autres alliances ont vu le jour et aujourd’hui les BRICS, une alliance politique et économique dont la mission consiste en premier lieu à faciliter le commerce entre les pays signataires (le Brésil, la Fédération de Russie, l’Inde et la Chine et l’Afrique du Sud). Savary souligne que ces pays ont été lésés par la décision de l’OMS et de l’OMC de se voir restreinte dans leur habilité à fabriquer ou importer les vaccins pour leurs populations pendant que le sida - et plus tard le Covid - faisaient des ravages sur le continent africain. « En plus du commerce entre les nations membres des Brics, l’objectif de cette alliance est de secouer la prépondérance du dollar américain dans les règlements au niveau international et de s’opposer à la politique des États-Unis d’Amérique qui revient à sanctionner les nations qui résistent à son agenda, comme par exemple l’homosexualité revêtue d’un vernis de Droit de l’Homme ».

Les BRICS, soutient Savary, se trouvent sur la « Route de la soie », c’est-à-dire ce grand axe commercial qui relie l'Asie à l'Europe. Leurs principes : non ingérence, marché libre et multipolarité, nouveau terme pour définir le refus de la domination américaine. Ces pays regroupés représentaient, avant l’admission des nouveaux membres, 42% de la population mondiale et un quart de sa richesse ; avec l'ajout des six autres pays, ils atteindront les 46 % de la population mondiale et 36 % du produit intérieur brut.

Savary fait remarquer qu’en dehors de l’aspect géographique, les BRICS remettent en question la philosophie de l’économie néo-libérale, le « laisser-faire ». Ils se dressent donc contre l’idée de la démission de l’État. Pour eux, la puissance publique a pour devoir de se mêler des affaires économiques. « Même si les BRICS ne sont pas contre l’économie du marché, ils se penchent pour un État qui joue un rôle dans la production nationale, précise Savary. L’État a l’obligation de réguler l’économie et le devoir de définir clairement sans parti-pris, les règles du jeu et d’agir en cas de crise. »

 

Quid de la future banque des BRICS ? 

Une des mesures prises par les BRICS concerne la création d’une banque de développement. Celle-ci aspire à « trouver sa place » parmi les Institutions financières telles que la Banque Mondiale et le Fonds Monétaire International. 

Pour Savary, leur objectif est avant tout de « créer collectivement la prospérité ». Pour montrer combien fondamentale est la croissance économique, l’économiste déroule l’équation classique: « Plus il y a de crédit pour les investissements, plus il y a de gens qui travaillent et produisent. Plus il y a de gens à intégrer le marché, plus il y a de consommateurs à faciliter la consommation individuelle et industrielle. Plus il y a de production, plus il y a de pouvoir d’achat et plus qu'il y a de l'influence politique. »

On reproche souvent au FMI ses conditions draconiennes dans l’octroi de prêts aux États du tiers-monde. Les économistes de gauche les accusent souvent d'ingérence dans les affaires intérieures de ces États, car ces bailleurs de fonds exigent toujours des emprunteurs des réformes structurelles souvent déstabilisatrices. La nouvelle banque BRICS entend, elle, procéder autrement.

Si leurs conditions se veulent moins drastiques que celles du FMI, c’est parce que, selon Savary, il s’agit de deux systèmes économiques différents. Ces deux institutions ne défendent pas la même idéologie. « Selon moi, c’est au niveau idéologique que doit se situer le débat. Ce sont les idéologies qui déterminent le fonctionnement des institutions que les gouvernements vont mettre en œuvre. » À la différence des BRICS, le FMI et la Banque mondiale promeuvent les objectifs du néo-libéralisme. « Leurs gestionnaires sont convaincus qu'ils ont raison ; que tout le reste du monde a tort, souligne l’économiste. Pour eux, la théorie économique qu’ils mettent en œuvre est la bonne théorie. »

Cette différence de vision économique peut conduire à des ruptures. Des conflits même. Toutefois Savary croit que ces dissensions ne causeront pas de schisme susceptible d’entraîner les États en concurrence dans des guerres sans fin.

Pour ce qui est des conditions de remboursement des prêts, elles seront similaires à celles de la Banque mondiale. « Lorsque les prêts sont accordés, ils doivent être remboursés, explique Savary. Il faut avoir des sources de revenus stables et fiables pour satisfaire les exigences de l’amortissement du capital et s’acquitter des intérêts. On ne peut pas changer cette donne comptable. Elle est fondamentale. Si vous avez de l'argent qui sort sous forme de créance, il faut générer de l’argent pour repayer la créance .

Au chapitre des impôts, Savary relève une différence entre les taux d’imposition dans les pays nordiques et ceux en vigueur aux États-Unis. Le gouvernement américain procède au préfinancement de son budget. « Ils le font, indique-t-il, à partir d’émissions d'obligations détenues, entre autres, par plusieurs banques centrales d'autres pays, des banques commerciales, des plans de pension, les institutions financières telles que les fonds communs de placement, les compagnies d’assurance ayant vocation de placer des fonds sur le court et moyen terme. » Sans ce mécanisme de pré-financement, les États-Unis auraient été obligés d’avoir un taux d’imposition très élevé. Donc les prêts accordés à la Trésorerie américaine sur le marché des obligations permettent au taux d'imposition d’être plus bas aux États-Unis que dans les autres pays industrialisés. « Ceci, poursuit-il, facilite par exemple l’essor de l’industrie de l’immobilier aux États-Unis et fait de la consommation individuelle à crédit un gros morceau du produit intérieur brut de ce pays et applique des pressions à la baisse sur le prix des métaux précieux

C’est pourquoi on verra le taux d'imposition dans les pays nordiques atteindre parfois 50% des revenus net de crédits et déduction d’impôts. « Ces pays ne sont pas des puissances hégémoniquesLeur monnaie ne joue pas un rôle aussi important que le dollar sur le marché international. Ils n’ont pas, comme les États-Unis, des bases militaires dans 187 pays. Ils sont obligés de financer leur budget de fonctionnement et d’investissement à partir de leurs activités productives, de la taxation et l’imposition de leurs citoyens. »

 

La monnaie Brics

Avec l’introduction de la monnaie des Brics, le dollar ne sera pas pour autant en danger, prévient toutefois Savary. Il se souvient qu’à l’arrivée de l’euro, plusieurs personnes voyaient dans cette monnaie un défi au dollar américain. Ou même qu’elle pourra le remplacer. Mais cela n’a pas été le cas. On a certes constaté une diminution dans les règlements en dollar. Mais le niveau de négoce a augmenté, les transactions sont passées de 6 à 7 milliards en 1990 pour atteindre les 30 milliards en 2022. « Les transactions libellées en dollar américain antérieurement faisaient 90 % du marché, soit 5,4 à 7,2 milliards. Aujourd’hui, les transactions en question sont de l’ordre de 30 milliards, 60 à 70 % des transactions sont réglées en dollars. Ce qui correspond 18 à 21 milliards de dollars. »

En conclusion, à croire notre économiste, au lieu de concurrencer le dollar et tout l’Occident, les BRICS vont plutôt avoir tendance à doper l’environnement des affaires. Il y aura plus de commerce et d’échanges internationaux au niveau international.

L’amplification du commerce international ne se fera pas du jour au lendemain. Il en était de même au lendemain de l’introduction de l’euro. « La Banque centrale européenne et les autres institutions eurocentristes ont dû se pencher sur le fonctionnement du marché à terme ; il y avait les questions d'arbitrage et la problématique des bons du Trésor qu’il fallait négocier. »

Si pour l’euro cela a pris du temps pour se faire une place au soleil, il en sera pareil des BRICS. L’économiste pense que ces pays auront besoin de temps. « Toute institution nouvelle a besoin que ses géniteurs apportent les solutions aux coquilles qui seront identifiées petit à petit. Ce n'est pas du jour au lendemain que les BRICS vont s’imposer. »

Ce qu'il faut retenir de l’analyse de Savary, c'est qu’il n’y a pas lieu pour les Occidentaux ni pour les pays du tiers-monde de céder à la panique. Au contraire, avec les BRICS la richesse va s’accroître pour l'ensemble du monde. « Que Haïti se positionne pour qu’elle puisse en bénéficier », souhaite-t-il. On ne peut que l’espérer, surtout si le Kenya prend effectivement la tête de la mission internationale d’aide sécuritaire.

 

Huguette Hérard

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