Tous, nous payons le prix des inégalités économiques et sociales

« Le top 1 % des plus riches détient des maisons luxueuses, les meilleures éducations ; ils mènent des styles de vie prodigieux et se font soigner par les meilleurs médecins. Cependant, il y a une chose que l'argent ne semble pouvoir acheter : la compréhension que leur destin est lié à la manière dont vivent les autres 99 % », Joseph Stiglitz .

Au cours de la récente décennie, sur 100 dollars de richesse créée à l’échelle mondiale, 54.4 dollars ont été empochés par les 1% les plus fortunés ; seulement 70 centimes ont été destinés aux 50% les moins riches (Oxfam, 2022). Les répercussions induites par les inégalités économiques et sociales sont désastreuses. Oxfam a révélé un nombre effarant de 21 300 décès quotidiens dus aux inégalités. Dans son rapport au titre interpellateur « Les inégalités tuent » l’ONG internationale a souligné que la pandémie de la Covid-19 a davantage amplifié les disparités socioéconomiques. La richesse des dix plus grands milliardaires a doublé alors que 160 millions de personnes supplémentaires sont reléguées dans la classe des pauvres. Parmi les causes principales évoquées pour expliquer l’élargissement du fossé des inégalités, Oxfam pointe du doigt la montée en flèche des cours des actions, l’essor des organisations non soumises à des réglementations, la diminution des taux d'imposition des entreprises et la chute des avantages sociaux et des salaires.

En garantissant des primes salariales aux professionnels les mieux qualifiés tout en hypothéquant le rôle des moins qualifiés sur le marché du travail, l’automatisation est un phénomène additionnel qui accroissent les inégalités. Une série d’études ont établi l’effet positif des innovations technologiques sur les salaires particulièrement au profit des mieux qualifiés (Katz, 1999 ; Kremer and Maskin, 2000 ; Lankisch et al., 2019 ). Il s’avère que les compétences certifiées et la formation technique exigent un engagement sur une durée suffisante avant d'acquérir de nouvelles connaissances (Caselli, 1999). Ce délai naturel rend l'ajustement difficile particulièrement pour les travailleurs de faible niveau académique qui possèdent des aptitudes inadéquates à se rattraper face à l’ère de l’intelligence artificielle (Caselli, 1999). En raison de la vague de la technologie, les disparités se trouvent alors empirées par ce phénomène d’amélioration des salaires à l’avantage des plus compétents que les économistes baptisent de « Skill-Biased Technological Change (SBTC) ». Des mesures holistiques portant sur des formations spécifiques au profit de toutes les catégories d’employés paraissent essentielles pour remporter la victoire sur les inégalités. 

Alors que les Objectifs du Millénaire pour le Développement (ODD) préconisent un nouvel ordre mondial administré dans la paix, la justice et la prospérité partagée, les conditions de vies entre les plus fortunés et les démunis se dispersent davantage. La plaidoirie d’une justice sociale transnationale tenue dans Piketty (2020) en vue de promouvoir le codéveloppement n’est toujours pas abordée avec franchise dans le couloir des institutions multilatérales. Sinon, la concrétisation d’un ensemble de projets de réparations et de restitutions des ressources rançonnées au cours des périodes coloniales par les pays industriels aurait contribué à réduire les gaps entre les sociétés industrialisées et celles du Sud. Les inégalités engendrent également des externalités négatives qui affectent les nobles objectifs de bien-être tant à l'échelle macroéconomique que sur le plan individuel. Des études sur la criminologie établissent un lien étroit entre inégalité et criminalité (Heimer, 2018). Grusky (2018) stipule que la pauvreté et les inégalités pourraient d’une part causer des effets néfastes sur la production économique tout en favorisant des troubles ethniques et des actes de terrorisme. Un point de vue similaire est émis par David (2019) qui stipulerait que les manques d’alternatives, les bas salaires ainsi que le chômage reflètent un faible coût d’opportunité de se tourner vers les crimes et la violence. Sous un angle microéconomique, Grusky dénote des effets négatifs de la pauvreté sur la santé et la participation des individus à la vie politique. Si la plupart des approches de développement prônent un transfert de richesses des riches aux pauvres, par la paix et la cohésion sociale qu’elle procure, cette redistribution serait en revanche favorable à tous.

Comment accomplir le vœu magnanime des Nations Unies qui consiste à éradiquer le fléau des inégalités (ONU, 2020) ? L’analyse des conséquences néfastes des inégalités économiques et sociales devient nécessaire en vue de mieux guider les décisions politiques ainsi que l’allocation des ressources en provenance des coopérations multilatérales. Plusieurs économistes du développement ainsi que l’ONG internationale Oxfam suggèrent d’appliquer une fiscalité progressive afin de mieux lutter contre les inégalités et donc partager plus efficacement les richesses créées. Une telle approche contribuerait à élargir l’assiette économique des gouvernements et des partenaires internationaux pour implémenter des politiques publiques plus inclusives. L’objectif de ce numéro de la chronique « Gouvernance » consiste à examiner sous plusieurs angles les inégalités économiques et sociales tout en soulevant l’intérêt pour Haïti d’aborder ce phénomène avec plus de sens de responsabilité.

 

 

Piketty & Saez (2014)

 

Inégalité, un fléau multifacette à juguler à travers des stratégies diversifiées

Les inégalités se réfèrent à des disparités significatives dans la distribution des ressources, des opportunités, des avantages ou des droits entre des individus, des ethnies, des régions géographiques, des classes sociales, etc. Les inégalités entre les ménages, les individus, au sein des pays et entre les pays sont d’autres thématiques spécifiques abordées dans la littérature sur les inégalités (David, 2019). Les inégalités peuvent revêtir plusieurs formes : économiques, sociales, géographiques, etc. Les inégalités économiques indiquent des disparités de revenus et de richesses. La source principale des inégalités économiques se justifie dans l’accès différencié des individus ou des groupes aux ressources économiques disponibles.

En Haïti par exemple, il est bien connu que l’accès à des services sociaux, au crédit bancaire et à d’autres ressources financières sont réservés à des catégories privilégiées. Par exemple, Fritz Jean (2019) esquisse un sombre tableau des inégalités engendrées par un État affaibli qui est pris en otage par le géant triplet : secteur traditionnel des affaires, « entrepreneurs politiciens », et grands commis de l’État. « Haïti, une économie de violence », dénonce la capture de l’État par une frange économique déloyale qui alimente le cercle vicieux de la corruption. Cette pratique séculaire de prédation et d’une mainmise véreuse sur les ressources publiques par des contrebandiers économiques omniprésents dans les grandes décisions politiques entraîne un aggravement des inégalités sociales. Un tel contexte chaotique requiert une rupture avec le statuquo économique et politique pour plutôt obéir aux normes et aux institutions. Celles-ci se dresseraient comme la planche de salut pour garantir un État autonome qui saurait assurer un développement inclusif par le biais d’une intégration équilibrée de toutes les couches sociales (Acemoglu & Robinson, 2013).

Les inégalités sociales se manifestent sous la forme de discriminations basées sur la race, le genre, la classe sociale, l'âge, etc. Les individus ou les groupes confrontés à des discriminations sociales jouissent souvent d’un accès extrêmement limité aux opportunités et aux avantages. Plus prononcées que les inégalités déjà exposées, les inégalités en matière de santé et d'éducation concernent des différences remarquables dans l'accès aux soins de santé et à une éducation de qualité. En référence à l'indice du capital humain, un enfant né aujourd'hui en Haïti ne pourra atteindre que 45 % de sa productivité potentielle en raison des soins de santé précaires et de la piètre éducation qui lui sont dispensés (Banque mondiale, 2020). L’institution internationale de développement signale une précarité persistante de l’offre de services sanitaires au pays. Le navrant constat est patent quand se développe de plus en plus cette pratique ignoble des personnalités de la classe politique et du secteur des d’affaires à se rendre à l’étranger pour bénéficier de soins nécessaires à leur embolie, leur prostate et bien d’autres maladies qu’ils auraient dû permettre de soigner aux hôpitaux publics. La précarité des infrastructures est définitivement perçue comme un épiphénomène dont la corruption représente le phénomène principal. La lutte contre la pauvreté et les inégalités passe nécessairement par l’éradication de ce fléau. Puissent les institutions locales et internationales qui poursuivent l’objectif de lutter et de sévir contre le vol et le blanchiment des avoirs accomplir effectivement la mission pour laquelle elles ont été créées.   

Tandis que les moyens financiers ne manquaient pas au cours des dix dernières années pour améliorer le système social haïtien, Haïti a expérimenté une absence criante de visions en matière de politiques de santé publique. Les fonds de la CIRH et du PetroCaribe auraient pu faciliter inter alia la construction de plusieurs hôpitaux standards à travers tout le pays. Malheureusement, une clique espiègle s’en est emparée au détriment du bien-être collectif. Le pays affiche un taux de mortalité infantile de 59 ‰ et un taux de mortalité maternelle de 529 décès pour 100 mille naissances, soit les plus élevés de la région (Unicef). Seulement 36% des femmes haïtiennes ont eu le loisir de donner naissance au sein des établissements de santé. Les indicateurs sociaux s’affichent dans un rouge vif. Parallèlement, le nombre de médecins au service du système ne suit pas la tendance démographique avec toutes les morbidités charriées par les crises humanitaires et les risques de l’environnement. Le problème haïtien se situe fondamentalement dans une vision sociétale myope puisqu’en plus de l’absence de mécanisme de rétention du personnel formé au bercail, les contrats de coopérations de formation de cadres au profit du pays sont rarement respectés. Les boursiers Haïtiens qui ont paraphé des documents d’engagement professionnel envers Haïti ne sont pas sincèrement invités à y revenir. Les multiples blocages institutionnels couplés de la fragilité de la sécurité publique entravent l’élan de cette potentielle fuite inversée des cerveaux. C’est dans la stupéfaction que la société assiste à un galvaudage insolite du programme de bourses académiques offertes par le Cuba à Haïti.

Dans une franche coopération de formation de ressources humaines, le Cuba a gracieusement formé des centaines de médecins Haïtiens, notamment à l’aube du deuxième millénaire. Après avoir prononcé le serment d’Hippocrate dans la sincérité, ces médecins et d’autres gradués en République dominicaine n’ont pas été malheureusement bien accueillis pour s’installer et offrir leurs services professionnels à Haïti (Ayibopost). L’insécurité a davantage défiguré ce décor social qui a été déjà très sombre ; des ONG médicales et des hôpitaux privés ont été contraints de fermer leurs portes. Ceux qui y résistent fonctionnent sous la bonne foi d’un personnel réduit et offrent des services au rabais. Les statistiques des professionnels kidnappés ou menacés de kidnapping notamment des spécialistes du secteur médical sont stupéfiantes au cours des trois dernières années. L'Association médicale haïtienne a signalé que de janvier 2022 à mars 2023, environ 30 médecins ont été enlevés en Haïti (Alterpresse). « Parole humanitaire » aidant, une pléiade de médecins ont été également forcés de déguerpir le pays à l’improviste. Si la précarité des infrastructures sanitaires saute aux yeux, la gestion calamiteuse des ressources médicales mine davantage le cadre social du pays. Sur le plan de l’éducation, la situation n’est pas moins critique. L’expatriation des cerveaux est massive dans ce secteur stratégique qui ne cesse de traiter les enseignants en parents pauvres.

 

Vaincre les inégalités, le défi majeur des pays industrialisés

Au niveau mondial, tel qu’illustré à travers le graphique ci-dessus emprunté à Piketty & Saez (2014), l’évolution des inégalités de richesses dessine une tendance alarmante notamment depuis 1970. Au sein des pays de l’OCDE, la part des revenus du top percentile a plus que doublé, passant de moins de 10 % dans les années 1970 à plus de 20 % ces dernières années (Piketty et Saez 2014). Bien que la catégorie des pays industrialisés expérimente d’importantes inégalités, au cours des années 1990 les États-Unis sont les plus inégalitaires parmi les pays de l’OCDE (Timothy, 2005). Acemoglu et al., (2005) explique cette tendance des inégalités plus prononcée pour le géant de l’Amérique du Nord par le manque d’institutions sur les inégalités aux États-Unis. Oxfam dénonce la concentration excessive des richesses amassées par une minorité qui détient le potentiel d’influencer les politiques et de saper la croissance économique. L’ONG internationale argue que cette répartition injuste des richesses hypothèque la démocratie en incitant à la corruption des politiciens et des médias. Oxfam renchérit que les inégalités constituent une menace pour l’avenir de la planète et elles paralysent la disposition des gouvernements à enrayer la pauvreté. Face au creusement des inégalités économiques et sociales, l’ONG internationale nourrit l’ambition quasi utopique d’abolir les milliardaires dans le monde.

Dans la même direction, un ensemble d’économistes versés dans le développement tels que Thomas Piketty, Daron Acemoglu et Joseph Stiglitz suggèrent de réduire les inégalités par une approche de prélèvements substantiels sur les plus riches. À l’instar d’Oxfam, Acemoglu exprime son scepticisme en soulignant la capacité des super riches à influencer les décisions politiques à leur avantage. Pour sa part, le lauréat du prix Nobel d’économie en 2001 propose d’appliquer un taux d'imposition mondial spécial de 70% sur les revenus les plus élevés et un impôt sur la fortune de 2 à 3 %. Dans son illustre pièce « Quand le capitalisme perd la tête » Joseph Stiglitz encouragerait un système prosocialiste ; une plaidoirie qui paraîtrait conforme à l’objectif de la prospérité partagée promue par le PNUD. À un niveau transnational, Thomas Piketty soutient qu’il faudrait une dynamique de codéveloppement des sociétés qui requiert une justice sociale au-delà des frontières nationales.

Piketty et al. (2014) ont mis en évidence une corrélation entre les baisses des taux d'imposition les plus élevés et l'accroissement de la part des revenus les plus élevés dans les pays membres de l'OCDE depuis 1960. Les auteurs croient qu’il faudrait réviser à la hausse les taux de taxation appliqués sur les plus importants revenus. Oxfam simulie qu’une introduction d'une taxe de 5% sur la fortune des "ultra-riches" générerait annuellement 1 700 milliards de dollars, une somme qui pourrait permettre de sortir 2 milliards de personnes de la pauvreté. Des réflexions similaires ont suggéré des taxes sur les successions qui est un prélèvement sur une partie de la richesse accumulée au fil des générations. Cette taxe sur les transferts intergénérationnels peut se révéler un moyen efficace de générer des revenus pour financer des programmes sociaux et des services publics et parallèlement réduire les inégalités économiques (De Nardi & Yang, 2016 ; Farhi and Werning, 2010).

Les inégalités sont imbriquées et souvent perçues comme injustes dans la mesure où elles résultent de discriminations qui engendrent divers préjudices et désavantages aux dépens des catégories jugées vulnérables. La lutte contre ce fléau mondial passe par l’implémentation de diverses politiques et initiatives qui peuvent converger vers l’idéalisme démocratique (sic. Stiglitz). Pour réduire les disparités et promouvoir un monde plus équitable, il y a nécessité de continuer à développer des mécanismes de redistribution équitable à l’intérieur de certaines sociétés et aussi entre les nations. La revue de littérature sur cette problématique d’intérêt universel invite à adopter des politiques fiscales ciblées et à renforcer les capacités cognitives des couches plus vulnérables via l’élargissement des alternatives et des opportunités charriées par l’ère technologique.

 

Retombées néfastes des inégalités criantes sur le climat social en Haïti

Le contexte qui prévaut en Haïti étale l’erreur monumentale de chercher des solutions individuelles à chaque fois qu’une problématique devait s’adresser de manière collective et pérenne. Personne ne peut véritablement se considérer riche s’il habite une maison luxueuse et qu’autour de cette maison s’érigent des ajoupas qui exhibent une privation extrême. La prospérité partagée aura épargné les plus nantis d’une certaine forme de pauvreté dans l’opulence. Dans une entrevue datant 2011, Michel Sukar tirait la sonnette d’alarme comme dans une prophétie à la Nostradamus sur les conséquences nuisibles des inégalités et des frustrations générées dans la société. L’illustre historien avait prévu que le comportement égocentrique des plus fortunés d’exploiter sans gêne et dans la crasse se solderait par un chaos pour tous. Aujourd’hui, ce sont tous les enfants d’Haïti, qu’ils soient issus de l’élite ou de la masse qui ne peuvent emprunter le chemin de l’école en toute sécurité.

Trop tard dans un monde trop vieux, les possédants auront appris la leçon salutaire qu’ils devaient participer activement aux agendas d’un développement endogène pour garantir un climat serein à l’avantage de tous. Le professeur Jacques J. Vernet interprète les promesses du secteur des affaires à s’impliquer dans le développement du pays d’un mea culpa à demi-mot (Junot7). Rappelons que cette réaction insincère du secteur privé a été orchestrée suite à des sanctions internationales qui ont épinglé un ensemble d’oligarques de connivence dans la criminalité et la corruption. Poursuivent-ils vraiment de remettre à l’heure les pendules de la cohésion sociale ou optent-ils à sauver leur peau ? La déduction paraîtrait évidente.

Deux décennies de cela, quand l’insécurité criminelle faisait rage à Cité Soleil, La Croix des Bouquets s’en fichait. Tandis que des criminels de Martissant faisaient couler du sang des innocents, le Centre-Ville dormait paisiblement comme si cela ne le concernait pas. Pourtant, il a fallu quelques années pour constater un pourrissement général du climat de sécurité. Bélair, Carrefour-Feuille, Debussy, Canapé-Vert, Pernier, Laboule, Tabarre ; au fur et à mesure, l’insécurité a pris du terrain jusqu’à menacer même les espaces que l’on croyait jadis stérilisés. Les murs géants, les batteries de bodyguards et les blindés ne garantissent guère la sécurité. Ce ne sera pas une surprise que des cortèges encadrés par des dizaines d’agents de sécurité feront faillite dans leur mission de protéger des VIP. On se souviendra que même un président n’en a pas été exempt. Évidemment, le magnicide du 7 juillet 2021 émanait d’une haute conspiration interne et externe. Les attaques meurtrières ciblant un ancien sénateur, un chef de parti politique et un grand nombre d’entrepreneurs dans les hauteurs de Pétion-Ville témoignent des effets pervers de la frustration sociale qui s’est installée dans les quartiers défavorisés. Le manque d’alternatives offertes aux jeunes pour se construire dignement a favorisé au pays l’expansion du gangstérisme et de crimes multiformes.  

L’autoroute se dégrade dans un étonnant délabrement, au lieu d’une solution durable en faveur de la collectivité, les officiels politiques et les détenteurs de richesses se procurent des véhicules tout-terrain pour y faire face. Le blackout s’installe, les opulents se procurent génératrices et panneaux solaires pour assurer leur confort solitaire, dans l’exclusivité. Ils font teinter et blinder leurs vitres ; ils érigent des barricades dans les hauteurs de Pétion-Ville pour se cacher dans des « bulles fragiles » que la moindre étincelle peut faire éclater. Ce modèle discriminatoire ne fonctionne pas. Pas besoin d’un effort logique immense, les privilégiés auraient-ils oublié que lorsque la majorité est appauvrie en raison des distorsions économiques et sociales, ils ne sont pas à l’abri de la colère populaire ?

Le meilleur moyen de garantir un cercle vertueux de sécurité consiste à produire ce bien intangible tout au long et tout autour de son voisinage en créant et en partageant la richesse. Ce sentiment de bien-être devrait pouvoir s’exprimer même au côté des gens que l’on n’a pas déjà côtoyés. C’est bien dommage que les amplitudes des écarts économiques et sociaux ne fassent que s’accroître en Haïti. Pour y rétablir un équilibre sociétal acceptable, il est urgent d’allumer les moteurs qui activent le noble projet d’éradiquer le fléau des inégalités. Ce serait le point de départ de la nouvelle Haïti où ses enfants peuvent habiter ce territoire légué au prix du sang de nos ancêtres dans la paix et la dignité.

 

Sauver les sociétés en amplifiant la lutte contre les inégalités

Tandis que la part du lion de la richesse au sein d’un ensemble de pays est copieusement concentrée dans la poche d’un faible pourcentage de la population, l’idée d’une plus large redistribution par le truchement de la taxation des fortunes des plus riches pour enrayer les inégalités demeure controversée. Pourtant, de nombreuses études concluent que les inégalités accentuées peuvent contribuer à l'exclusion sociale, à la marginalisation, à l'injustice ainsi qu'à des tensions et des conflits au sein de la société. Ce constat est d’autant plus perceptible avec l’ère des innovations technologiques qui a permis d’agrandir la richesse au sein des sociétés mais sans la garantie d’une répartition équilibrée.

Au cours des dernières décennies, d’énormes surplus ont été générés. Cependant, on enregistre d’importantes inégalités de revenus, d'accès à l'éducation, aux soins de santé, à l'emploi, au logement et à d'autres opportunités. Ces précarités exposent à la violence, aux crimes et aux conflits. Afin de remédier à ces problèmes, les sociétés doivent s’évertuer à instaurer des politiques et des initiatives destinées à diminuer les disparités et à renforcer la sécurité économique, alimentaire et sociale pour l'ensemble de leurs citoyens. Le point 10 des Objectifs du développement durable (ODD) s’inscrit dans un tel cadre. Il vise à propulser l’harmonie au sein des sociétés par la réduction des inégalités entre pays et au sein des pays.

Les inégalités prononcées constituent également une entrave à l’érection des infrastructures sociales. À mesure qu'une société connaît une plus grande disparité, les riches deviennent moins enclins à investir dans les biens non-exclusifs et non-rivaux. Cette catégorie aisée n’a pas à s’appuyer sur les services collectifs tels que les parcs, l'éducation, les soins médicaux ou la sécurité, car ils détiennent les moyens suffisants pour acquérir ces services individuellement. Cette démarcation sinon le potentiel désintérêt du riche à investir dans les biens publics n’est pourtant au profit de personne. L’économiste de renom, Joseph Stiglitz, dénote une farouche insensibilité des ultrariches des États-Unis à endiguer les inégalités. Dans son illustre publication « Of the 1%, by the 1%, for the 1% », le prix Nobel d’économie de 2001 a fait la mise en garde que par leur ambition boulimique à vivre de manière prodigieuse en ignorant les besoins nécessaires de la majorité, les super-riches hypothèquent leur propre bien-être.

Il existe cette prémisse que les principes de l’écosystème veulent que tous les organismes soient interconnectés en fonction des références socioéconomiques et écologiques. Ceci dit, un pays ou un être-humain ne saurait se permettre d’évoluer en vase clos, en esquivant le comportement d’autrui. Si les distances économiques et sociales sont susceptibles de déstabiliser l’harmonie de la société, les interactions jouent un rôle majeur dans la formation des liens sociaux, la résolution de problèmes, la prise de décisions et la création des richesses. Des initiatives magnanimes qui visent à humaniser les sociétés, particulièrement par la réduction des inégalités et l’éradication de la pauvreté, doivent se renforcer.

« Pour lutter contre les inégalités, taxons les plus riches », c’est de bonne guerre que l’ONG Oxfam suggère que les ultrariches soient taxés afin de combler plus facilement le fossé des inégalités de revenus. Dans le contexte d’Haïti, il faudrait parallèlement des balises qui encouragent une prise en charge de la politique par des personnalités compétentes et intègres. Haïti a soif de gouvernants attachés aux normes et aux institutions et qui auraient juré par le serment : « fontaine de la corruption, je ne boirai pas de ton eau ».

Les institutions de vigie sont interpellées à extraire les racines porteuses de collusions illicites entre les décideurs politiques, les représentants diplomatiques et les acteurs économiques. Ainsi, les fonds publics et ceux des coopérations internationales sauront effectivement se consacrer aux projets de développement et d’inclusion sociale.

 

Carly Dollin

carlydollin@gmail.com

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Références

  • Acemoglu Daron et Robinson James (2013). « Why Nations Fail » : l’origine du pouvoir, de la prospérité et de la pauvreté. Crown Publishers, Inc., New York.
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  • De Nardi Mariacristina and Fang Yang (2016). Wealth inequality, family background, and estate taxation. Journal of Monetary Economics. Volume 77.
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  • Piketty, T. (2020). Capital and Ideology. Translated by A. Goldhammer. Cambridge: Harvard University Press.
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