Entretien :

« L’économie devrait être la source de la création de la fortune en Haïti, et pas la politique ! »,estime l’économiste haïtien William Savary

Le Kenya (1) a accepté de prendre la tête d’une force multinationale censée venir en Haïti supporter la police nationale dans sa lutte contre les gangs. Dans le pays, certains applaudissent ; d'autres s’y opposent fermement. Nous avons rencontré l'économiste William Savary qui voit dans cette offre du Kenya une opportunité de changer notre politique économique en nous tournant vers l'Afrique.

Le National : Vous avez vécu au Bénin, au Ghana, au Togo, en Tanzanie, au Rwanda et en Éthiopie. Même si vous n’avez pas vécu au Kenya, vous disposez de beaucoup de données sur ce pays. Pourquoi pensez-vous qu’Haïti peut tirer profit de la présence kényane ?

 

William Savary : D’abord, je dois présenter ce pays. La superficie du Kenya est à peu près 10 fois plus grande que la nôtre et sa population fait à peu près cinq fois celle d’Haïti. Le Kenya, c’est l'une des puissances économiques de l'Afrique de l'Est. Il fait partie des pays du Grand Lac (le Lac Victoria), incluant le Rwanda, l’Ouganda, le Burundi, la République démocratique du Congo et le Rwanda.

 

 Ancienne colonie anglaise, elle a conquis son indépendance après une bataille de libération (1952-1960) menée par les Mau-mau et les Kikuyu et autres sous le leadership de M. Jomo Kenyatta, activiste anti-socialiste et auteur de « Facing Mount Kenya ». Le combat a été aussi sanglant et long que la lutte haïtienne pour l’Indépendance. Cette tradition de lutte anticolonialiste rapproche les deux États et fait d’eux des nations sœurs.

 

Aujourd’hui le Kenya s’est doté d’une démocratie avec un président, un vice-président et un parlement. Du point de vue politique, il y a aussi une certaine similarité en termes d’organisation politique entre le Kenya et nous autres.

 

Le National : Et du point de vue juridique ?

 

William Savary : Cependant, au point de vue juridique, il y a une grande différence. Le Kenya a hérité de la doctrine coloniale anglaise, très différente de celle de la France dont nous autres, Haïtiens, avons hérité. Là où les Anglais, partisans de la théorie d’Adam Smith, cherchent des opportunités pour commercer et conquérir des marchés - en Angleterre le marché libre et le commerce furent à la base de l’accumulation du capital et de la fortune -, la France aura tendance, elle, à s’approprier le foncier. Cette politique vient d’une tradition intellectuelle articulée au XVIIe siècle, celle des physiocrates, selon laquelle la fortune se fait à partir du foncier. D’où l’explication pour l’existence de la « Françafrique », un concept qui a fait son temps.

 

Le système judiciaire au Kenya est basé sur le Common Law et le nôtre, sur le code Napoléon. Au Kenya, la loi coutumière est aussi de rigueur. En Haïti, même si la justice reste encore indifférente aux lois coutumières, nous savons tous que dans le vaudou et dans la paysannerie haïtienne les lois coutumières, la jurisprudence en la personne des notables, déterminent le cours de certains cas de justice.

 

Le National : Quels autres arguments plaident en faveur de l’arrivée du Kenya en Haïti ?

 

William Savary : Signalons qu’Haïti est le pays le plus africain des Amériques. Notre pays a à son actif toute l'histoire de l'Afrique c'est-à-dire l'histoire de l'Égypte, l’histoire de l'empire du Mali, l'histoire de l'empire des Shanghai, l’histoire de l’empire d’Oyo, l’histoire de l’empire des Ashanti. Du point de vue historique, Haïti est héritière d'une tradition performante, d'une tradition du savoir, d'une tradition de la curiosité de la sagesse. Cette tradition africaine mérite une place dans le cursus de nos écoles et le ministère de l’Éducation nationale devrait s’en soucier.

 

Haïti est même plus africaine que la grande majorité des pays de la région. Haïti c’est l’Afrique en Amérique. Il faut signaler aussi qu’Haïti est le seul pays de la région où le foncier appartient en majorité à la population. Bien que la Jamaïque ait acquis son indépendance depuis les années 70, le foncier demeure entre les mains des de la bourgeoise du Royaume-Uni. C'est une distinction fondamentale. La constitution de Dessalines prescrivait que seulement les Haïtiens pouvaient être propriétaires et les étrangers n’ont droit qu’à un minimum, juste assez pour construire une demeure. Cette clause préserve et protège la souveraineté nationale. Tout Haïtien a le devoir de la faire respecter. Certains soutiennent même que cette disposition dérange les puissances soi-disant amies qui alimenteraient des conflits entre Haïtiens, financeraient et armeraient des gangs dans le seul but de forcer les Haïtiens à éliminer cet article de la Constitution.

 

Le National : Qu’attendre concrètement du Kenya ?

 

William Savary : D’abord Haïti a besoin de réfléchir à ce qu'on appelle la nation building, la construction de la nation. Cela veut dire mettre en place des institutions nécessaires, des infrastructures, mais aussi des rapports sociaux, des relations diplomatiques et commerciales, toutes choses susceptibles de créer sur le sol haïtien la prospérité et la croissance économiques. Après l'Indépendance, Haïti a subi un embargo imposé par l'Amérique et l'Europe, ce qui a contribué à ce que Haïti n’a pas pu connaître l’éclosion que son commerce aurait dû avoir.

 

Le National : Et le Kenya dans tout cela?

 

William Savary : Pour construire une nation et la prospérité d’un peuple, on a besoin d'échanges. L’échange qui peut être mis en œuvre entre Haïti et l'Afrique aujourd'hui avec l'arrivée du Kenya, doit être un sujet de discussion. Aujourd'hui, les blocs commerciaux ne sont plus les mêmes avec l'Union des États africains (UEA), le North American Free Trade Agreement (Nafta), la Caribean Community (CARICOM). La CARICOM a une population de 40 millions alors que l'Afrique c'est 1,5 milliard de personnes.

 

L’arrivée du Kenya pourrait amener également l’arrivée en Haïti de l'Union africaine, de la Banque africaine de développement (BAD), de grandes entreprises africaines détentrices de fonds et de savoir-faire qui voudraient accéder au marché américain. Haïti pourrait servir de pont pour permettre aux hommes d'affaires intéressés à accéder au marché américain. Ils pourraient investir massivement en Haïti. Des opportunités d’emplois aboutiraient à la création des conditions pour que la prospérité puisse naître.

 

La présence kényane en Haïti pourrait inspirer le Rwanda, le Ghana, l’Ouganda, le Sénégal, le Congo et bien d’autres à apporter l’appui policier dont Haïti a besoin.

 

En dernier lieu, un rapprochement d’Haïti avec le marché africain peut conduire à un raffermissement des liens culturels entre Haïti et l’Afrique.

 

Le National : Mais quelles institutions devraient lancer ces échanges ?

 

William Savary : Le pouvoir exécutif, les ministères du Commerce, de la Culture, de l’Économie et des Finances ; le secteur bancaire, l’Association des industries d’Haïti et les Chambres de Commerce. Le tout sous le leadership de quelqu’un qui maîtrise les enjeux géopolitiques et commerciaux.

 

 

Le National : Si certains Haïtiens voient cette arrivée des Kényans d’un bon œil, d'autres s’en méfient. Comment expliquez-vous cette réticence ?

 

William Savary : Pour beaucoup d’Haïtiens opposés à l'arrivée des troupes kényanes, il y a l’argumentaire sous-jacent selon lequel le Kenya serait un représentant des États-Unis ; ce pays ferait le travail que les Américains ne veulent pas faire. J’admets que la politique américaine ne tient pas toujours compte des intérêts des Haïtiens, mais souvent des leurs. Mais je n'ai rien contre les Américains ; ils doivent défendre leurs intérêts. Les gens qui s’opposent à l’arrivée des troupes étrangères ont également le droit d’être contre. C’est vrai qu’il revient aux Haïtiens de défendre les intérêts de leur pays, de montrer au monde qu’ils sont à la hauteur de la gloire de leurs héros et d’éliminer toute menace à leur souveraineté que celle-ci vienne des groupes armés ou de l’ingérence d’autres nations.

 

Le National : Quasiment tout le monde voit que le pays a besoin d’un appui. Comment concilier aide étrangère et souveraineté ? N’est-ce pas antinomique ?

 

 

William Savary : Prenons les choses à leur juste mesure ! Nous sommes dans une situation où le pays a besoin d’un appui en matière de sécurité. Historiquement, le rapport entre Haïti et les États-Unis est tissé de beaucoup d'animosités. Si Haïti disparaissait, comme l’eut à le dire une fois Joe Biden, l’actuel président démocrate, cela ne dérangerait personne aux États-Unis. Donald Trump, l’ex-président américain républicain, a traité Haïti de « latrine ». L’ancien président démocrate Franklin Roosevelt avait lui aussi foulé au pied notre souveraineté en allant jusqu’à rédiger l’une de nos constitutions.

 

On a aussi des problèmes avec la France qui a pendant longtemps nié même l’existence d’Haïti. Dans l’ordonnance du roi de France en 1825, plus de vingt ans après la capitulation des forces de l’expédition Leclerc, la France n’avait pas encore reconnu l’indépendance d’Haïti (2). Donc, nous ne voulons pas d’eux sur notre territoire ; nous les avons chassés par la force de nos armes.

Pour ce qui est du Canada, les Haïtiens accusent ce pays de ne pas être reconnaissant envers eux qui avaient fourni au Québec tout au cours des années 60 des médecins, des infirmières, des professeurs de sciences, de lettres, de mathématiques et de philosophie. Le Canada est aujourd’hui riche et puissant : il fait partie du G-7, il est membre de l’OTAN et continue d’être un sujet de la Couronne d’Angleterre. Il a oublié les bienfaits d’Haïti. Il se met du côté des Américains et de la France, deux pays qui, à travers leur histoire, ont été hostiles à notre égard et ont foulé aux pieds notre souveraineté. On ne veut pas que les bottes militaires canadiennes souillent le territoire d’Haïti.

 

Le National : Finalement on veut qui ?

 

William Savary : La réflexion qui s’impose est justement de savoir de qui allons-nous obtenir l'appui dont nous avons besoin pour résoudre les problèmes de sécurité que nous confrontons aujourd'hui ? Nos policiers ont besoin de munitions, d’équipements et d’infrastructures. Mais ils ont besoin aussi d’être bien payés pour le risque qu’ils encourent tous les jours.

 

Cet énoncé renforce l’idée que les gangs ne constituent pas le problème le plus fondamental auquel confronte Haïti. Ce phénomène est une conséquence de quelque chose de plus profond. C'est à ce quelque chose d'autre qu'il faut s’attaquer. Tant que l’on ne s’attaque pas à ce problème, on ne va pas se débarrasser des gangs. 

 

Le National : C’est-à-dire ?

 

William Savary : Si on fait choix du Kenya, on doit se demander ce qu'on peut tirer de l'arrivée de ces troupes dans le pays ? Quel type de relations pourrions-nous construire avec le continent africain ? On doit tirer quelque chose de cette présence. Il ne va pas simplement apporter des hommes, un appui à la police et à l'armée (si jamais celle-ci est prise en considération dans l’accord signé), le Kenya va vouloir aussi en tirer profit, d'un point de vue géopolitique et commercial.

 

La performance du Kenya sur le sol haïtien va se refléter sur sa position géopolitique en Afrique. Il ne faut pas sous-estimer les ébullitions qui ont cours aujourd’hui en Afrique. Les revendications visant à chasser la France du continent prennent de l’ampleur. La stratégie du « diviser pour régner » a fait son temps. Des nations s’opposent à l’impérialisme et veulent faire entendre leur voix. Le Kenya est l’une d’elles. Il est aussi l’une des destinations de la route de la soie que la Chine a entreprise. Dans ses eaux se trouve le port de Kilindini-Mombassa, qui dessert plusieurs autres pays, dont le Rwanda. Ceci est fondamental. Ce n’est pas seulement l’arrivée des troupes qu’il prendre en compte : il faut considérer aussi tout un écosystème. Qui va profiter de quoi et comment tout un chacun va se tirer d’affaires avec l’arrivée des Kényans ? Qu'est-ce que les Américains y ont à gagner? Les Français ? Les Japonais ? Les Canadiens ? Les Dominicains ? Et finalement Haïti ?

 

Le National : Dans une récente interview, vous avez parlé de l’importance d’un changement de paradigme avec les États-Unis. Qu’entendez-vous par là ?

 

William Savary : Je le dis souvent et je le répète aujourd'hui, l'Amérique devra reconsidérer ses rapports avec Haïti pour que les conditions de postérité puissent être installées et s'éclore en Haïti. Pourquoi ? Nous sommes 12 millions d’Haïtiens. Et 12 millions de citoyens prospères représentent ce sont 12 millions de consommateurs. On a donc intérêt à ce qu’économiquement la République d’Haïti soit une république prospère. Vous avez 12 millions de gens munis de pouvoir d'achat qui peuvent envoyer leurs enfants à l'école, inventer, mener des recherches scientifiques, contribuer au savoir, partir en vacances, découvrir d’autres terres et retourner chez eux, créer des entreprises, des emplois, nourrir de nouveaux rapports sociaux.

 

La voix d’une nation qui quémande peut être achetée. Mais une nation dont l’économie est performante, où les gens sont dignes, où l’histoire du peuple est enseignée, l’éducation et la justice équitablement distribuée, jouit d’un pouvoir d’achat, son vote a beaucoup plus de poids dans les instances internationales.

 

Je pense que les Américains devraient reconsidérer leurs rapports avec Haïti. Nous ne sommes pas une colonie ni une entité destinée à démontrer, comme le font certains présidents américains, que les Noirs ne peuvent pas se diriger. C’est un argumentaire qui fait encore d’actualité aux États-Unis. On veut croire que ce n’est plus vrai. Si ce n’est plus vrai, il faut que les conditions de la création de la prospérité en Haïti soient mises en œuvre avec les Haïtiens.

 

Le National : Pour vous, la clé de tout, même de la maîtrise des gangs, c’est l’économie ?

 

 

William Savary : Oui, exactement ! Haïti a besoin d’être reconstruite. Jusqu’à présent, les efforts pour reconstruire Haïti n’ont pas été conçus de façon stratégique, analytique. Les ingérences des forces étrangères dans nos affaires ont été des coups d’épée dans l’eau. Nous avons connu des élections-bidons, des révolutions qui ont échoué. Des flux d’individus se sont battus et qui se battent encore entre eux pour occuper des postes politiques dans le but de s’enrichir. L’économie devrait être la source de la création de la fortune en Haïti, et non pas la politique.

 

 

(Propos recueillis par Huguette Hérard)

 

(1) On apprend que le Kenya arrivera avec un millier d'hommes ; d'autres pays ont proposé également l'envoi de quelques centaines d'hommes.

(2) Ordonnance de S. M. le Roi de France concernant l'indépendance de l'île de St. Domingue du 17 avril 1825. https://mjp.univ-perp.fr/constit/ht1825.htm

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