Y a-t-il des perspectives à court, à moyen et à long terme pour l’économie haïtienne ?

Dans cette période où sévit actuellement le pessimisme le plus complet concernant l’avenir d’Haïti, il est légitime de se poser la question de savoir s’il y a des perspectives à court, à moyen et à long terme pour son économie, d’autant que tous les indicateurs socio-économiques sont au rouge depuis près des cinq années. On a vu d’ailleurs que le Premier ministre, dans sa lettre de cadrage du projet de budget 2023-2024 qui date de la semaine dernière a confié aux ordonnateurs publics que le pays va connaître sa cinquième année de contraction économique, soit une prévision de -0.4%. Dans cette lettre, « le Premier ministre présente la persistance de l'inflation; les perturbations observées dans le circuit d'approvisionnement et de distribution des produits pétroliers et la dépréciation de la monnaie nationale conjuguées au climat sécuritaire délétère comme les principaux défis qui persistent.»

Ainsi, le Premier ministre avait rappelé la difficulté de « la réalisation des programmes et projets devant être initiés pour l'atteinte des objectifs de croissance et de réduction de la pauvreté. Malgré le non-décaissement des appuis budgétaires promis, jusque-là, les efforts de mobilisation des recettes et la maitrise dans la gestion des dépenses publiques ont permis de maintenir la stabilité du cadre macroéconomique ».

Il faut aller au-delà des prévisions de l’année 1023-24 pour poser le problème des perspectives de l’économie d’un pays malade qui a peu de chance de connaitre la paix dans les cinq prochaines années et en proie également à une grave crise à la fois sécuritaire ,humanitaire, sociale et économique qui éloigne ses chances de le voir sortir du tunnel.

Nous nous bornerons de cet article à l’analyse du secteur de la sous-traitance dont on sait qu’il est implanté depuis les années 1970 en Haïti et qui génère environ 90% des exportations en valeur du pays.

1. Le textile dans l’économie haïtienne

1. 1 Un secteur  en pleine décadence depuis une cinquantaine d’années

Le secteur de la sous-traitance subit une décadence depuis une quarantaine d’années, puisqu’il employait 187 000 ouvriers dans les années 1980, comme a dit Georges Sassine, pour tomber autour de 55 000 de nos jours. Il est affecté comme tout ce qui fonctionne en Haïti par les problèmes d’instabilité chronique du pays qui découragent les éventuels investisseurs. En plus, rien n’a jamais été fait en réalité pour améliorer le climat des affaires en Haïti. Ainsi, selon les rapports Doing business de la Banque mondiale, notre pays est classé à la 179e place dans le monde en 2019 sur 190 économies. Sa situation a dû se dégrader nettement depuis en raison des troubles permanents qui agitent le pays et qui font qu’aucun agent économique ne prendra le risque de venir y investir.

 

Sous Jean-Claude Duvalier (1971-86), on avait assisté à un certain essor de l'activité industrielle, marqué notamment  par le développement des entreprises d'assemblage, mais aussi par un certain renforcement du secteur industriel traditionnel. Cette période est généralement reconnue comme la plus performante de l'histoire de l'industrie en Haïti où le président à vie d’alors se vantait de vouloir faire d’Haïti « le Taiwan de la Caraïbe ».

« C'est à partir de cette époque qu'on a vu se manifester dans la pensée économique en Haïti et sous la pression de l’USAID une véritable plaidoirie en faveur de la sous-traitance et où l'industrie d'assemblage orientée vers l'exportation allait être présentée comme une panacée économique capable d'assurer au pays une croissance certaine et surtout résoudre le problème de l'emploi. Certains peuvent alléguer que c’était trompeur, mais c’est ainsi qu’avait commencé la Corée du Sud qui n’était pas plus riche que Haïti dans les années 1960.

1.2 Les difficultés du secteur textile dans l’économie haïtienne ?

Le secteur textile possède une grande importance dans l’économie haïtienne puisqu’il vient en première position parmi nos exportations (90% du total de nos exportations avec environ un milliard de dollars) et en troisième position parmi nos importations (500 millions sur les entrées de textiles dans le pays). Cette position s’explique par les avantages liés à la loi Hope qui confère à Haïti depuis les années 2000 l’avantage d’exporter sans taxes ses produits aux États-Unis.

Cependant, tout compte fait, le textile n’apporte pas de réelle valeur ajoutée à l’économie et n’est, comme le dit Pierre Marie Boisson, qu’« un moyen privilégié de donner du travail dans un pays pauvre ».

De toute façon, comme l’a dit Georges Saisine en 2019, le secteur de la sous-traitance textile est moribond puisqu’il employait actuellement le tiers de l’effectif qu’il engageait au début des années 1980.

Il avait souligné le manque d’électricité qui est aussi un autre défi et que la sous-traitance textile n’exploite pas son potentiel, en termes de création d’emplois notamment.

Georges Sassine avait aussi déploré le manque d’espaces disponibles pour implanter des hangars. Ce qui influe sur le prix du mètre carré qui est l’un des plus élevés de la région.

 

Enfin, la question des turbulences qui agitent de temps en temps le secteur par les grèves et les manifestations à répétition qu’on enregistre plusieurs fois par an pour cause de revendications d’augmentation de salaire produites par les ouvriers dont les salaires journaliers calculés en dollars sont les mêmes que depuis les années 1970, soit 0, 60  dollar.

 

Le secteur du textile et plus généralement de la sous-traitance est donc chaque fois menacé et il faut espérer qu’il ne lui arrive pas un grand malheur, les entreprises étant de plus en plus enclines à transférer leurs investissements en République dominicaine ou ailleurs en raison des turbulences qui affectent trop souvent le pays.

 

2. Les premiers parcs industriels du pays

2.1 Le Parc industriel de la SONAPI

En 1974, avait vu le jour le premier parc industriel haïtien dit Parc industriel de la SONAPI (Société nationale des parcs industriels), suivi un peu plus tard d’un parc industriel privé, dit SHODECOSA.

Il a été prévu dès 1983 l'érection de deux nouveaux parcs dans la deuxième ville du pays au Cap-Haïtien et à Gonaïves qui n'ont malheureusement jamais vu le jour.

Jusqu’en 1981, le Parc industriel de la SONAPI couvrait 88 hectares de terres dont le tiers (21 ha) comprenait 23 bâtiments en fonctionnement. Il s’était rapidement enrichi de la construction de 24 bâtiments, l’espoir était d’atteindre dès 1983 le nombre de 62 bâtiments grâce à une nouvelle extension qui aurait permis au parc de faire le plein à l’époque. Mais, ce chiffre était loin d'être atteint en 1996 où l’installation ne comptait  que 47 bâtiments. « Chaque bâtiment occupe une superficie de 30.000 pieds carrés sur un terrain de 50.000 pieds carrés. Et chacun dispose d’un réservoir d'eau de 15.000 gallons et doté d'installations sanitaires. En outre, il était livré avec l'éclairage incorporé, l'arrivée d'eau et une ligne de courant électrique » qui est aujourd’hui à la charge de l’entreprise.

Le parc industriel est géré par la SONAPI, une entreprise publique qui n’émarge pas du budget national, mais qui gère ses propres ressources provenant de la location d'immeubles et de terrains aux investisseurs nationaux et internationaux.

2. 2 La SHODECOSA

La SHODECOSA est un important parc industriel du WIN Group implanté à Cité Soleil, qui a bénéficié du statut de zone franche.

Le parc qui s'étend sur près de 2 millions de pieds carrés accueillait 5000 ouvriers en 2009, lors de la grande visite de Bill Clinton, donc en baisse par rapport à sa capacité réelle puisque dans les annees1980 il recevait près de 30.000 employés. En raison de multiples turbulences sociopolitiques du pays, les usines ont, soit réduit leur capacité de production, soit fermé leurs portes pour s'installer dans d'autres pays de la Caraïbe. Selon Le Nouvelliste, « sur ses 52 bâtiments, à peine une dizaine étaient alors occupés par des manufactures. La plupart servent d'entrepôts à des organisations humanitaires ou à des maisons de commerce. La SHODECOSA a longtemps abrité des stocks de produits alimentaires pour l’USAID, FOOD FOR THE POOR, le Programme alimentaire mondial. Certains stocks ont été menacés de pillage vers la fin de l’année 2022 lors du blocus pétrolier de l’aire métropolitaine de Port-au-Prince.

De nos jours, on peut considérer ce parc comme dysfonctionnel en raison de la toute-puissance des gangs dans le quartier Cité Soleil qui peuvent à tout moment le mettre à sac lors des périodes de turbulences politiques ou même en temps de paix.

 

 

3 Les parcs industriels les plus récents

3.1 Le parc industriel de la CODEVI (Compagnie de développement industriel)

Il faut d’abord évoquer la création à Ouanaminthe en 2003, près de la frontière avec la République dominicaine, de la Compagnie de développement industriel, communément désigné sous le nom de CODEVI, appartenant à Fernando Cappelo, représentant de l’entité Grupo M et qui avait bénéficié du statut de zone franche.

En 2004, l’État haïtien avait fait une concession de 80 hectares de terres à la CODEVI sur laquelle ont été construites les usines de la compagnie qui produit des vêtements pour Levi’s (jeans) et Hanes (T-shirts).

Comme il n’y a pas d’électricité à Ouanaminthe, la CODEVI est alimentée en cette ressource par la République dominicaine pour faire tourner les machines.

Les conditions de travail sont dures, ne permettant pas de garder longtemps les employés dont le salaire mensuel ne dépasse pas 50 dollars, soit le prix d’un jean tel qu’il est vendu aux États-Unis.

Pour pallier le va-et-vient incessant des travailleurs, la compagnie dispose d’une école d’entrainement pour les futurs employés qui y passent quatre mois d’apprentissage.

Les coûts très bas de la main-d’œuvre permettent à la CODEVI de rester compétitive par rapport au marché asiatique.

En 2019, la CODEVI avait créé 11 000 emplois, mais elle avait prévu d’en ajouter 19 000 la même année et d’atteindre 25 000 un peu plus tard. Elle en était à 19 000 emplois depuis 2022.

Mais la CODEVI reste fragile en raison des menaces dont elle est l’objet quelquefois et d’incidents malheureux parfois entre les employés qui débouchent sur des émeutes sur le décès et l’incendie des installations de la compagnie comme il en fut le 15 juin 2023. Comme il en fut aussi le jeudi 29 septembre 2022, suite à l’accident ou était impliqué le maire de Ouanaminthe dont le véhicule avait tué et blessé plusieurs personnes. Il s’en était suivi un pillage de quelques installations de la compagnie et la situation n’était revenue à la normale qu’après l’intervention en territoire haïtien de quelques militaires de l’armée dominicaine. Il y a eu plusieurs autres périodes d’agitation comme en mai-juin 2023 où, dans la foulée d’un mouvement de protestation qui avait commencé a la SONAPI le 1er mai 2023, des ouvriers de la CODEVI avaient déclenché un mouvement de protestation pour exiger l’indexation de leurs salaires sur l’inflation qui s’était soldé par la revendication d’une augmentation de salaires. Cela avait abouti à une répression brutale ou certains travailleurs étaient blessés par balles par les agents de sécurité de la compagnie tandis que le 15 juin 2023 plusieurs personnes avaient été tuées par la milice de la CODEVI, selon un article du 24 juin 2023.

3.1 L’implantation du Parc industriel de Caracol et de son groupe textile SAE-A.

En octobre 2012, fut inaugurée la zone industrielle de Caracol qui bénéficie également du statut de zone franche et qui a été financée par la Banque interaméricaine de développement sous le nom officiel de Parc industriel de Caracol. Un parc qui occupe une superficie de 240 hectares, dont 50 étaient réservés à S&H Global S.A filiale du groupe textile SAE-A de Corée du Sud qui est l’une des plus grandes entreprises coréennes de fabrication de vêtements dans le monde. Au départ, elle avait investi 78 millions de dollars pour développer ses opérations dans le Parc industriel de Caracol (PIC). Toujours, dans ses premières prévisions, elle s’était proposé d’y installer graduellement l’intégralité de la filière textile-habillement, allant de la filature au produit fini. Ce groupe qui disposait d’un effectif de 5.400 ouvriers en 2013 avait  projeté d’en atteindre 37 000 en 2020 et compter un effectif de 60 000 et 75 000 emplois, une fois qu’il aura atteint sa pleine capacité.

En raison des diverses turbulences qui affectent régulièrement de manière négative le fonctionnement de l’usine, le groupe textile SAE-A avait décidé très tôt d’installer en République dominicaine ses prochaines installations de production.

En outre, comme seconde mauvaise nouvelle, « la Banque interaméricaine de développement avait pris la décision de suspendre temporairement, un don de 41 millions de dollars approuvé en décembre 2015, destiné à financer la construction de nouveaux bâtiments industriels et d’autres infrastructures au sein du Parc de Caracol, qui était alors considéré avec ses 246 hectares, comme l’un des grands et des plus modernes dans la Caraïbe lors de son inauguration en octobre 2012 ». Rappelons que la BID avait déjà décaissé 200.5 millions de dollars depuis 2011 pour le Parc industriel de Caracol où travaillaient alors 25% des ouvriers de la sous-traitance textile au pays ».

Troisième série de facteurs négatifs : « l’arrêt du projet d’extension des activités en Haïti de la S&H Global S.A, le risque d’augmentation de près de 80% du salaire minimum dans le secteur de la sous-traitance suite à un vote des députés et ses conséquences imprévisibles, des problèmes d’insécurité d’insalubrité, une énergie trop chère et les incertitudes politiques et les troubles sociaux fréquents entre autres, sont autant de facteurs qui rendent aujourd’hui cette infrastructure moins compétitive et attirante pour les investisseurs internationaux, des facteurs qui ont été probablement considérés par la BID dans sa décision ».

Au final, le désenchantement général a changé  complètement la donne dans un pays où les conditions sont loin d’être réunies pour le développement d’entreprises industrielles et l’implantation d’investissements directs étrangers. C’est ainsi qu’en février 2023 la compagnie vedette du Parc, le S&H Global S.A avait annoncé la fermeture d’une de ses usines qui employait 1 000 personnes. Une décision qui était suivie de celle de renvoyer 2500 autres issues des cinq autres usines dans les prochains jours et qui était  motivée par les troubles à répétition qui affectent le pays et qui ont fait perdre à l’usine une quantité importante de commandes.

Conclusion

À travers tout ce qui d’être développé, il apparaît comme on le sait depuis longtemps le secteur textile fournit au pays l’essentiel de ses exportations, les produits qui assuraient traditionnellement les échanges du pays ayant disparu des radars au cours des trente dernières années. C’est un grand risque que nous prenons parce que nous dépendons pour ce secteur du bon vouloir des États-Unis qui ont plus d’une fois renouvelé la loi Hope qui nous permet d’expédier sans droits de douane vers leur territoire les produits du secteur de la sous-traitance. De plus, les turbulences politiques à répétition dans lesquels nous sommes les champions découragent les entreprises qui sont déjà implantées dans le pays, sans oublier l’insuffisance des infrastructures comme le manque d’électricité ainsi que le manque d’espaces disponibles pour implanter des hangars et également le prix du mètre carré qui est l’un des plus élevés de la région.

Au total, Haïti doit s’efforcer d’inventer de nouvelles perspectives de développement industriel plus intéressantes pour ne pas continuer à dépendre d’un secteur qui maintient sa population dans la misère la plus atroce.

 

Mais, il est grave, mais réaliste d’avancer que l’on ne peut prétendre qu’il existe à court, à moyen  et à long terme de perspectives intéressantes pour le développement d’un pays où la principale préoccupation d’acteurs est de se livrer à des luttes politiques qui aggravent chaque fois plus son instabilité que ses fils paient dans tous les domaines.

 

Jean SAINT-VIL

jeanssaint_vil@yahoo.fr

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