Performance de la Cie Hors-Temps
22e Festival Quatre Chemins
Mise en scène : Schneiderson René
Performeurs : Michelle St Félix, Whisly Providence, Marc-Antony Louis, Schneiderson René
Fragments de textes : Bonel Auguste, Georges Castera, Schneiderson René
Slam : Whisly Providence
Musique : Jim Kerby Toussaint, Dorothée
Production : Cie Hors-Temps
La performance MIROIR, présentée dans le cadre du 22e Festival Quatre Chemins, s’ouvre sur un espace qui évoque autant un lieu de survie qu’un théâtre de mémoire.
Au milieu d’une cage en grille, une petite table drapée en blanc et deux chaises sont posées au-dessus de centaines d’habits abandonnés. Ces vêtements, sales, froissés, hétéroclites, surgissent comme les reliques anonymes d’identités brisées, de corps disparus, de vies englouties par la violence sociale. Ce décor, chargé de signes prépare le public à entrer dans un univers où le réel n’est jamais séparé du symbole, et où chaque objet devient un témoin silencieux.
Deux hommes entrent : l’un cagoulé, l’autre la tête couche-culotte,
images d’une identité effacée, d’une humanité tenue à distance, d’une dérive sociale où le visage, premier signe du lien, est dérobé. Ils sont suivis du regard par deux autres performeurs muselés, les bouches fermées par des museaux, les corps recouverts de pansements. Cette image inaugurale parle de blessures, d’empêchement de parole, d’un pays dont la voix, trop souvent, est bâillonnée. Les deux hommes s’installent à table pour un dîner tête-à-tête, presque tendre, étrangement intime. Ils se rapprochent, se frôlent, s’entremêlent : gestes de connivence, tension érotique, violence latente, fraternité trouble.
La relation entre eux oscille entre domination et nécessité, entre attachement et fatalité.
Dans cette proximité dérangeante, le spectacle révèle une vérité rarement représentée :
les gangs ne sont pas seulement violence, mais aussi liens, loyautés, dépendances, une humanité cabossée mais réelle. MIROIR, comme son nom l’indique, renvoie à une image que la société refuse de regarder. Alors que les deux hommes poursuivent leur étrange cérémonie, les performeurs muselés prennent la parole. Sur une guitare légère, ils récitent des textes de Bonel Auguste, Castera et Schneiderson René. Les mots se tordent dans l’air comme des blessures ouvertes. Un cordon rouge, tenu dans la bouche des deux personnages cagoulés, traverse la scène. Il s’agit moins d’un accessoire que d’un cordon ombilical inversé :
un lien de sang, de violence et de destin partagé. Ce fil sera plus tard remis dans la main d’un spectateur. Ainsi, le public devient porteur d’une part du drame, témoin actif plutôt qu’observateur passif. Un enregistrement sonore évoquant Bwa Kale, le mouvement de justice populaire, envahit l’espace. La performance quitte le territoire du symbole pour toucher frontalement l’actualité la plus brutale. Les deux hommes boivent du vin, versent un liquide rouge dans un grand bol, exhibent une photo, sortent une balle. La mort se matérialise.
La violence devient cérémonielle. Quand ils tombent la cagoule, leurs visages apparaissent enfin : la déshumanisation cesse un instant, juste avant qu’une danse, ondulée, sensuelle, traversée, s’empare d’eux. Sur « Badji » d’Érol Josué, ils réapprennent le souffle, comme si le corps cherchait un chemin vers la vie. Ils remettent ensuite leurs cagoules.
La fiction reprend, la fonction revient, la violence se réinstalle. Le poème San de Bonel Auguste déchire l’espace :
“Sang ! Sang ! Sang !”
Le bol de liquide rouge devient un objet rituel.
Les performeurs y plongent les mains, secouent le sang, l’agitent comme on invoque une mémoire collective. Ils en imprègnent leurs doigts, leurs gestes, leurs vêtements. Puis ils tentent de partager ce liquide avec le public. Un spectateur refuse. Ce refus devient un acte politique :
refuser de porter le poids du sang, refuser la contamination, refuser la mémoire ? Les habits au sol sont ramassés. Geste simple, répétitif, presque domestique, mais ici, il s’agit de recueillir les traces du monde, de reconstituer la dignité Un spectateur est sollicité pour aider : encore une fois, la performance sort de la scène pour toucher la responsabilité collective. Les performeurs transportent la pile de vêtements vers une galerie où repose un drap blanc.
Finalement, les museaux tombent. La parole revient. Un poème d’espoir naît.
Puis s’élève la chanson « Komisyon », écrite par H-Nègre, l’un des performeurs du spectacle, un chant de douleur, mais aussi de survie. Une image complexe du phénomène des gangs Le spectacle refuse la facilité du jugement moral. Il propose une lecture nuancée, dérangeante mais nécessaire : MIROIR montre que les gangs ne sont pas des figures unidimensionnelles. Ils sont le résultat d’un système, d’un abandon, d’une économie de survie, mais aussi de liens réels, d’une intimité, d’un besoin désespéré d’appartenance. La performance explore cette complexité à travers : le corps blessé, la parole entravée, la ritualisation du sang, la fraternité tordue, la perte d’identité, la poésie comme cri, la danse comme ultime souffle vital. MIROIR n’est pas une simple performance au sens traditionnel. C’est un paysage émotionnel, un autel social, une expérience viscérale où le public est convoqué à regarder ce qu’il ne veut pas voir. Dans la mise en scène audacieuse de Schneiderson René, la Cie Hors-Temps offre une œuvre : politique, charnelle, poétique, douloureusement nécessaire. Un miroir, oui, mais un miroir qui ne renvoie pas seulement le visage des autres : il renvoie le nôtre.
Godson MOULITE
