La rentrée littéraire en France bat son plein cette année, avec un record de 484 romans, en légère hausse par rapport à 2024. Parmi eux, deux œuvres écrites par des auteurs haïtiens se distinguent dans la course - Robert Philomé, journaliste et avocat, présentateur sur la chaîne France 24, qui signe son deuxième roman, « Port-au-Prince Cotonou un écho sans retour », et Yanick Lahens avec « Passagères de nuit »
Yanick Lahens est une habituée de ce marathon littéraire typiquement français. La romancière revient avec un roman ample, magistralement construit, à la fois intime et universel. C’est un récit historique, polyphonique, social et géopolitique. « Passagères de nuit » se lit comme un thriller à l’haïtienne, où s’entrelacent mémoire et présent, Histoire et géopolitique, discriminations et injustices faites aux femmes. À travers cette fresque vibrante, l’autrice nous entraîne dans les méandres du passé pour mieux éclairer nos urgences contemporaines.
Avec une langue volontairement simple, directe, mais toujours charnelle et sensorielle, Yanick Lahens qui vit toujours sur son île en proie à toutes sortes de chaos, scrute la société haïtienne avec une attention d’entomologiste et une sensibilité de poète. Elle observe, note, capte les gestes, les silences, les effondrements comme les sursauts de dignité. Même si l’histoire racontée peut sembler lointaine, elle résonne puissamment dans nos sociétés d’aujourd’hui : rapports de domination, luttes pour la liberté, quête de reconnaissance et exigence de justice hier comme aujourd’hui.
« Passagères de nuit » est traversé par les bruits du monde : heurts, luttes, cris étouffés mais tenaces. La polyphonie dépasse la forme narrative : elle traduit aussi le tumulte intérieur et extérieur des femmes, prises dans les secousses de l’Histoire. Parmi ces voix, celle de Florette s’impose avec force. Femme de combat, de douleur mais aussi de résistance et d’espoir, elle affirme : « Je n’ai rien, mais je veux tout, et avant tout la liberté. » Ce cri, adressé à sa fille, devient un acte d’émancipation et de transmission. Florette ne quémande pas la liberté : elle la revendique, farouchement.
À travers elle, Lahens redonne aux femmes esclaves ou dominées une subjectivité politique et une puissance symbolique. Elle montre qu’au cœur même de la violence coloniale surgit une exigence irréductible de dignité. En ce sens, « Passagères de nuit » n’est pas seulement un roman, c’est un manifeste de mémoire et de liberté.
Survie, dignité et affirmation de soi
C’est aussi un véritable hymne des voix féminines. Chacune porte les blessures des femmes, leurs traumatismes, mais aussi leurs forces et leurs savoirs. Ces destins, entremêlés dans une polyphonie dense, donnent au roman toute son épaisseur existentielle : un plongeon dans les mémoires collectives et individuelles, où la douleur se transmue en résistance et en transmission. On y découvre une leçon de vie transmise de mère en fille, sur plusieurs générations, depuis l’aïeule ayant traversé les eaux de la traite jusqu’à l’héroïne contemporaine. Ce savoir est simple et vital :
Par ce passage, Lahens souligne combien l’héritage féminin ne se limite pas aux douleurs ou aux contraintes de l’Histoire ; il est aussi une transmission d’outils de survie, de dignité et d’affirmation de soi. Derrière le geste symbolique de nouer un mouchoir autour de la tête se cache une philosophie de vie : marcher, la machette en main, les yeux ouverts sur les ténèbres et sur la lumière. Ainsi, ce roman met en avant une parole féminine qui dépasse le cadre du témoignage pour devenir philosophie existentielle et manifeste de résistance, où chaque voix de femme est à la fois mémoire et horizon.
L’Histoire, les épopées de 1803 et la traite négrière ne sont pas de simples arrière-plans dans « Passagères de nuit » : elles constituent la matrice du roman, le terreau où s’enracinent le destin des uns et des autres. Yanick Lahens ne se contente pas d’évoquer des dates ou des événements : elle leur redonne chair, voix et souffle.
Les épopées de 1803 rappellent la grandeur de la Révolution haïtienne, première victoire d’esclaves devenus citoyens, première affirmation radicale de la dignité humaine. Mais cette grandeur n’efface pas la triste mémoire négrière, marquée par les traversées, les chaînes, la dépossession et l’arrachement. Dans le roman, ces deux dimensions se croisent : la fierté d’avoir conquis la liberté et la douleur des existences brisées.
Ce va-et-vient entre épopée et tragédie permet à Lahens de montrer que le destin collectif se reflète toujours dans le destin individuel : derrière l’Histoire avec un grand « H », il y a des vies singulières, des voix fragiles mais tenaces, qui portent la mémoire des luttes et des blessures. Florette, héroïne du roman, incarne cette double appartenance : héritière de la souffrance mais aussi de la résistance, elle porte en elle la mémoire des ancêtres et la volonté de transmettre.
Ainsi, dans « Passagères de nuit », l’Histoire n’est jamais figée : elle circule, palpite, se réinvente à travers les femmes et les hommes qui la portent. Elle devient une matière vivante, douloureuse et lumineuse à la fois, où se dessinent les liens indissolubles entre mémoire, dignité et liberté.
Chez Yanick Lahens, la mort n’est jamais absente. Elle surgit comme une frontière fragile, une limite qui hante les vivants tout en nourrissant leur mémoire. Tantôt évoquée par allusions, tantôt mise en scène avec une intensité frontale, elle traverse son œuvre comme une compagne indissociable de la vie, une respiration souterraine qui donne profondeur aux voix. Ainsi, elle ne fait pas de la mort une fin brutale, mais une expérience existentielle où s’entrelacent mémoire, spiritualité et transmission. La mort devient le lieu d’un dialogue entre les vivants et les ancêtres, un seuil qui ne clôt pas l’histoire mais l’ouvre sur une autre dimension.
Lauréate du prix Femina en 2014 pour « Bain de lune », Yanick Lahens occupe aujourd’hui une place essentielle dans le paysage littéraire haïtien et francophone. Son œuvre, nourrie de l’histoire de son pays et des secousses du monde, interroge sans relâche les rapports de pouvoir, la mémoire coloniale et la place des femmes. Avec ce dernier roman, elle confirme son rôle de passeur de mémoire et de témoin lucide, tout en inscrivant Haïti au cœur des grandes interrogations universelles. Plus qu’une écrivaine, Lahens est une conscience littéraire, dont la voix continue de porter bien au-delà des frontières de son île.
Maguet Delva