La littérature créole en espace caribéen et guyanais : Le cas d’Haïti, de la Guadeloupe, de la Martinique et de la Guyane

Introduction

 

 

1492 marque le début de la colonisation de l’espace caraïbéen et américain par les Européens. Colomb et ses fantassins ont par le fer et la mort pris, au nom du roi d’Espagne, le contrôle de l’île d’Haïti, récemment dénommée Hispaniola par les envahisseurs ibériques. Au prix des massacres des indigènes amérindiens. Leur sang coula à flots. En l’année 1503, Nicolas Ovando Fray, gouverneur de l’île fit venir les premiers esclaves sur le continent. Plus tard français, anglais, portugais et hollandais sont venus prendre possession des premières terres colonisées par les conquistadores. De la Tortue, les Français ont pris pied sur l’île, et l’ont dénommée à leur tour Saint-Domingue. Il en est de même pour les colonies de Martinique, de Guyane et plus tard de Guyane. La mise en valeur des vastes étendues par la culture intensive de la canne à sucre, du café et du coton dans les Antilles renforcera le commerce triangulaire entre l’Europe, l’Afrique et les Amériques dont le pivot était constitué de l’importation massive des hommes noirs issus d’Afrique, lesquels sont réduits à l’état esclave dans les colonies américaines. 

 

 

De là, dans l’expression des rapports nouveaux entre les colons et les Africains esclaves, il va se faire sentir le besoin de communiquer entre les deux groupes antagoniques. Le colon de même pour l’esclave, il se développera un besoin urgent de communication; d’une part, le colon veut faire comprendre à l’esclave ses attentes ( la maximisation de ses profits et intérêts), d’autre part, les esclaves, étant de tribus différentes, il demeure une urgence qu’ils se retrouvent autour d’un idiome commun, pouvant fédérer une certaine intercompréhension dans l’objectif des luttes futures. Le créole jouera notamment le rôle de ciment linguistique et social au cours de la révolution haïtienne. Jean-Claude Bajeux, de son côté, note que la langue créole « à pris naissance sur les côtes africaines, dans le commerce entre marins portugais et les hommes de la côte, transmis à tous les ports où s’embarquait et débarquait le bétail humain »¹ et qu’elle ait eu sa prospérité dans les colonies.

 

 

Le Créole dans l’espace antillais et caraïbéen

 

 

L’apparition du créole dans les espaces colonisés par l’Occident partout ( Antilles, océan indien, notamment) est le fruit des contacts de communautés lesquelles voulaient créer entre un moyen pour se faire comprendre. Comme l’expression définit le terme créole ( de l’espagnol criollo, et du latin creare) comme ce qui « est né dans les Amériques » « par opposition d’une part aux autochtones, dits plus tard Amérindiens , et d’autre part aux nouveaux arrivés, Européens et Africains, puis Asiatiques et Levantins ». [²] ( Confiant, Raphaël. (1993 ) : Aimé Césaire , une traversée paradoxale du siècle, p. 273. / In la Créolité , le mouvement littéraire, Wikipédia, consulté le 29 juin 2018)

 

 

Jane ETIENNE dans « La littérature en langue créole du 17e siècle à nos jours », une communication présentée lors de la journée internationale du créole le 28 octobre 2003 au CCEE ou Comité de la Culture, de l’Éducation et de l’Environnement du Conseil Régional de la Martinique, et publiée sur Potomitan en novembre 2003 déploie un argumentaire partant d’une approche socio-historique autour de la question de la langue et de la littérature en langue Créole en espace caraïbéen et guyanais.  Elle avance que « l’écrit en créole est très ancien d’une part et d’autre part, on trouve des écrits dans cette langue tout au long des 3 siècles et demi d’histoire de nos différents pays.»³ Plus loin, ne souligne-t-elle pas le problème de la diglossie qui se pose pour le statut du créole comme langue dans les différentes communautés postcoloniales.  Elle touche le problème en ces termes :

 

« Le français est, en l’occurrence, la langue haute et le créole, la langue basse. Il ne s’agit pas là, toutefois, d’une situation figée : une espèce de conflictualité permanente règne entre les deux idiomes selon le principe que “dé mal krab pa ka viv adan an menm twou”. Chacune essaie de déborder de sa niche communicative, d’empiéter sur le domaine de l’autre : le français tente de pénétrer notre oralité quotidienne tandis que le créole s’efforce de percer à l’écrit. Il est clair que si rien n’est fait pour pacifier les relations entre les deux langues qu’à plus ou moins long terme, la plus forte finira par l’emporter. Le pot de fer gagnera fatalement contre le pot de terre. Et, dans le cas qui nous concerne, tout le monde sait très bien qui est le pot de terre.»⁴

 

 

Essai de périodisation de la littérature Créole

 

 

Par ailleurs, ne différencie-t-elle pas trois moments de l’histoire de la littérature en langue Créole. Elle part de la genèse de la colonisation française dans les Antilles au 17e siècle, passe par la période de 1850, au 19e siècle pour enfin arriver au 20e siècle. Elle relève trois moments dans la littérature en créole dans l’espace caraïbéen et guyanais : la proto-littérature, la pré-littérature, la littérature Créole[5].

À chacune de ces périodes, elle fait correspondre faits et textes. Notamment pour la proto-littérature (« considérée comme un moment charnière de la langue »), elle y situe des œuvres écrites dans les colonies ( Lissette Quitté la plaine de Duvivier de la Mahautièrre et les proclamations des commissaires et agents expéditionnaires français) dont les buts ou objectifs étaient divers.

Dans la période de la pré-littérature, elle classe des œuvres produites par les colons et natifs de ses différents régions ou pays. Enfin, elle y montre la vivacité, la richesse de cette littérature aujourd’hui à travers tout l’espace antillais et guyanais.

 

 

La démarche de Jane Étienne recoupe le même processus en littérature haïtienne d’expression Créole. On part de la période coloniale française à Sant-Domingue/Haïti, pour faire le saut à la fin du XIXe siècle et prendre sa vitesse maximale au XXe siècle. Mentionnons qu’à l’indépendance d’Haïti proclamée en 1804, à la suite des victoires rapportées par les troupes haïtiennes sur les soldats français de Napoléon Bonaparte, il y développera une littérature haïtienne d’expression française. Les élites utilisent la langue du colon ( le français) pour exprimer aux esclavagistes de tous poils les aspirations à l’indépendance du peuple haïtien.

 

Dans les propos recueillis par Rodney Saint-Éloi, dans un entretien avec Georges Castera, « Écrire en Créole » paru dans Notre Librairie, n° 133, le poète Castera montre que la poétique Créole naisse au cours de la deuxième moitié du 20e siècle avec la publication de Dyakout de Félix Morisseau-Leroy. Il y affirme que « ce livre marque le point de départ de la poétique créole en mettant un point final aux petites chansons douceureuses du genre “ Lisette quitté la plaine”, ainsi qu’aux nombreuses traductions de fables de La Fontaine en créole haïtien, dont celle de Georges Sylvain » [6]. Nous retrouvons une similitude entre le texte de Jane Étienne et les propos de Castera. Si le poète G. Castera situe son discours dans le cadre typique haïtien, Jane Étienne lui place ses idées dans la dynamique littéraire caraïbéenne et guyanaise, plus large et plus complète.

 

 

Genèse de la littérature créole en milieu caraïbéen et guyanais

 

 

Parler de littérature urge ipso facto de considérer l’existence d’une littérature orale, renommée oraliture par certains critiques dont la richesse et la vitalité ne sont plus à démontrer. En effet, « dans la poétique de l’oralité et de l’oraliture créoles, contes, devinettes, proverbes, comptiners, chansons etc…seront ainsi mis à contribution pour produire une poésie remarquable » [7] souligne Jane Étienne.

 

La littérature créole regroupe en effet toutes les productions écrites et orales de la communauté linguistique. Les travaux des spécialistes occupent une place non négligeable dans cette sphérique. Les diverses traductions d’oeuvres ( littéraires et bibliques) intègrent également cette littérature. Historiquement, on doit remonter à l’époque coloniale dans la Caraïbe pour remonter à la genèse des premiers textes créoles. C’est ce que Jane Étienne nomme la « proto-littérature créole » au 17e siècle et au 18e siècle. Au début, on a une traduction de «La Passion selon Saint-Jean». Il s’agit donc d’un texte religieux visant probablement à l’éducation des esclaves noirs. Et « Lisette quitté la plaine » de Duvivier de la Mahautière, lequel est un poème d’un blanc créole de Saint-Domingue. Ce texte est le champ d’amour d’un esclave noir pour sa belle qui s’est enfuie avec un autre. En voici un extrait :

 

I

 

« Lisette quitté la plaine

Moin perdi bonheu moin

Zié moin semblé fontaine

Dipi moin pa miré toué.

Le jou, quand moin coupé canne

Moin songé zamour a moué

La nuit, quand moin dans cabanne

Dans dormi, moin quimbé toué. »

 

(Divivye de la Mawotyè, Mon perdi Bonheur a moue : 1750(?))

 

 

I

 

« Lisette , tu fuis la plaine

Mon bonheur s’est envolé

Mes pleurs, en double fontaine,

Sur tes pas ont coulé

Le jour, moissonnant la canne

Je rêve à tes doux appâts :

Un songe dans ma cabane,

La nuit te met dans mes bras. »

 

( Duvivier de la Mahautière, La chanson de Lisette : 1750 (?), Traduction de Moreau de Saint-Méry)

 

 

Citons en autres, le discours de Boukman au serment du Bois-Caïman et le chant des guerriers lors de la guerre de l’indépendance haïtienne. Ces deux textes ont une valeur historique car ils traduisent un moment de la conscience nationale d’Haïti.

 

Le discours de Boukman lance la lutte des esclaves sur les habitations coloniales de Saint-Domingue et aura une incidence générale sur le combat des Haïtiens pour la libération du pays de la domination française.

 

« Bon Dié qui fait soleil, qui clairé nous en haut,

Qui soulevé la mer, qui fait grondé l’orage

Bon Dié la, zot tendé? Caché dans yon nuage

Est la li gadé nous, li ouai tout sa blancs faits!

Bon Dié blancs mandé crime, et part nous vle bienfèts;

Mais Dié la qui si bon ordonnin nous vengeance;

Li va conduire bras nous, li ba nous assistance

Jetté portrait Dié blancs qui soif dlo dans je nous

Couté la liberté li parlé cœur nous tout. »

 

 

(Diskou Boukmann te fè lan sèman Bwa-Kayiman, ki te pase jou ki 14 la, lan mwa dawou 1791)

 

 

Traduction Gustave d’Alaux:

 

 

« Le Bon Dieu qui a fait le soleil qui éclaire d’en haut,

Qui soulève la mer et fait gronder l’orage

Le Bon Dieu, entendez-vous, vous autres, caché dans un nuage

Est là qui nous regarde, et voit tout ce que font les blancs

 

Le Bon Dieu des blancs commande le crime, et le nôtre les bienfaits!

Mais ce Dieu si bon nous ordonne aujourd’hui la vengeance

Jetez le portrait du Dieu des blancs qui nous fait venir de l’eau dans les yeux

Écoutez la liberté qui parle au cœur de nous tous... »

 

(Discours de Boukman au serment du Bois-Caïman, le 14 août 1791)

 

 

Et le texte ci-dessous qui témoigne également du mépris de la mort et de la vaillance à rude épreuve des valeureux soldats de l’armée de libération nationale indigène montant à l’assaut des troupes françaises.

 

Grenadiers à l’assaut!

 

« Grenadiers à l’assaut !

Ça qui mouri, zaffaire a yo!

Nan point manman, nan point papa! (Bis)

Grenadiers à l’assaut!

Ça qui mouri zaffaire a yo! »

 

La Traduction est rapportée par le Lieutenant-colonel Lemonnier Delafosse :

 

« Grenadiers à l’assaut!

Tant pis pour ceux qui meurent!

Il n’est point de mère.

Il n’est point de père.

Grenadiers à l’assaut!

Tant pis pour ceux qui meurent! »

 

 

Ces textes différents textes tirés de la littérature de la caraïbe ( notamment haïtienne) éclairent sur la genèse de cette littérature. Des textes écrits en créole dont l’objectif était divers et les auteurs se situaient à des niveaux différents sur l’échiquier colonial.

 

 

Le second moment de la littérature Créole

 

 

Cette période, on la situe au milieu du XIXe siècle ou à la fin elle prend prend aux environs des années 1950. Les critiques recensent les œuvres fondatrices de cette littérature à l’échelle de la région Caraïbe et Guyane. En effet, il va y avoir un progrès au niveau de la production littéraire en créole. Si un ensemble de circonstances liées à la conjoncture coloniale sont à l’origine des débuts difficiles de celle-ci, il est à remarquer que des efforts ont conjugués pour enrichir la production littéraire par des écrivains de lieux divers. Jane Étienne dans son article soutient que la littérature Créole à l’époque « commencer en 1850 pour une commodité de date, en fait elle commence un peu avant avec la traduction des fables de la Fontaine en créole, cela à La Réunion avec François Héry, se continue en Martinique avec François Marbot (1846), se poursuit en Guadeloupe avec Paul Baudot (1860) et en Guyane avec Alfred de Saint–Quentin (1874) pour prendre un nouvel élan au début du 20e siècle avec l’Haïtien Georges Sylvain (1901). La traduction des fables de La Fontaine en créole est la seule véritable tradition d’écriture en langue créole dont nous disposons à ce jour .

 

Elle est ininterrompue puisqu’en 1958, par exemple, le Martiniquais Gilbert Gratiant publie le magnifique “Fab Compè Zicaque” connu de tous, en 1979, Monchoachi, également martiniquais, publie “Bel Bel Zobel”, en 2002, Hector Poullet et Sylviane Telchid publient “Zayann”.

 

Nous notons du côté haïtien le poème “Choucoune” (1883) d’ Oswald Durand, les textes poétiques de Félix Morisseau-Leroy ( Dyakout, 1951) et autres appartiennent à cette époque.

 

 

Du côté des Antilles françaises, arrêtons-nous à la Martinique. Le Martiniquais François Marbot publie en 1846, un ouvrage intitulé “Les Bambous-Fables de la Fontaine travesties en patois créole par un vieux commandeur”. En effet, c’est le texte littéraire martiniquais qui a connu le plus grand succès de toute l’histoire de cette île. Ce livre présente des fables adaptées à la réalité sociale de son époque et prêche la résignation, la soumission, l’obéissance aux chefs.

 

Nous prenions l’extrait tiré de la fable “Le Loup et le Chien”

 

“Loup–la té ni yon mauvais sentiment :

Sèvi Béké pli bon

Passé allé marron

Pou vive dans bois évec serpent.

Et obligé allé volé

Pou mangé,

Sa pa lavie pou yon chritien

Meinnein.”

 

 

(François Marbot, 1946, Les Bambous-Fables de la Fontaine travesties en patois créole par un vieux commandeur)

 

Le Loup a eu un mauvais comportement

Servir les colons c’est mieux

Que se faire marron

Demeurer dans la forêt en compagnie des serpents

Que de voler pour se nourrir

Ce n’est pas la vie d’un homme-bien »

 

(Traduction James Stanley Jean-Simon)

 

La fable de Marbot suit au début que la fable éponyme de La Fontaine. Mais Marbot opère une trajectoire inverse à la morale de La Fontaine. Si le Loup chez La Fontaine préfère la liberté à la servitude, le fabuliste Marbot opte lui pour la soumission, l’obéissance veut tuer tout sentiment de révolte chez l’individu opprimé.

 

En Haïti, le texte « Choucoune » est un poème écrit par Charles Alexis Oswald Durand dans les cachots de la prison civile de Port-au-Prince en 1883. C’était sous le gouvernement de Lysius Félicité Salomon, alors Président de la République d’Haïti. Le poète Durand a été déclaré injustement opposant à l’action gouvernementale et jeté en prison. C’est là entre quatre murs qu’il compose ce poème qui, plus tard, sera mis en musique par Mauléart Monton.

 

Le poème raconte l’une des aventures amoureuses de Durand dans le cadre champêtre de la nature haïtienne. Mais la belle et jeune femme Choucoune, (de son vrai Marie Noël Bélisaire), aux yeux brillants comme une chandelle, aux seins aux bouts durs, aux dents blanches le laisse tomber pour un autre, un petit blanc. Et c’est de là que prend source toute la peine du poète. Dégustons un extrait de ce très beau poème de la littérature haïtienne d’expression créole :

 

Choukoun

 

« Dèyè yon gwo touf pengwen

Lòt jou mwen kontre Choukoun

Li souri lè li wè mwen

Mwen di :“O! a la bèl moun!

Li di : ou twouve sa chè?”

Ti zwezo t ap koute nou an lè

Kan mwen sonje sa, mwen genyen lapenn

Kar depi jou la, de pye mwen lan chenn!

 

Choukoun se yon marabou

Zye li klere kon chandèl

Li genyen tete doubout ...

A! Si Choukoun te fidèl!

Nou rete koze lontan

Jouk ti zwezo lan bwa te parèt kontan!...

Pito bliye sa, se twò gwo lapenn,

Kar depi jou la, de pye mwen lan chenn! »

 

À suivre

 

 

James Stanley Jean-Simon

E-mail :  jeansimonjames@gmail.comr

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