L’ambivalence romanesque de Makenzy Orcel

La littérature haïtienne contemporaine est un vivier d’où regorgent des écrivains prodigieux, à l’instar de Makenzy Orcel. Considéré comme l’une des grandes voix de cette littérature, Orcel rythme à la fois poésie et roman avec une dextérité esthétique inouïe. Les immortelles, roman publié chez les Éditions Mémoire d’Encrier en 2010 a connu depuis, plusieurs rééditions grâce à son succès monumental dans les horizons littéraires. Ce roman est un véritable enjeu dans lequel l’auteur tente de concilier l’inconciliable autour de la vie d’un personnage qui se cherche en vivant le paradoxe de deux vies, celle d’une pute et d’une lectrice.

De la poésie au roman, l’œuvre de Makenzy Orcel est habitée par ce désir de sublimer le réel et d’immortaliser le temps. Avec Les Immortelles, Orcel fait une entrée majuscule dans le monde romanesque et s’installe depuis comme un romancier de taille. S’inscrivant dans la lignée des romans post-sismiques, ce texte est le récit d’un écrivain de profession fréquentant les prostituées de la Grand-Rue qui, au terme d’un accord, écrit sous l’impulsion d’une pute maquerelle. Cette dernière raconte la vie d’une pute qui vient de sombrer dans le séjour des damnés et de l’oublier sous les gravats des décombres du séisme meurtrier qui a ravagé Haïti, en particulier Port-au-Prince, le 12 janvier 2010. Ce récit mémoire entend rendre hommage à la fois aux prostituées décédées par ce cataclysme dévastateur et raconte par ailleurs, la vie d’un personnage double, vacillant entre deux mondes, la petite Shakira. Comment immortaliser une méconnue de la société ? Peut-on trouver sa voie entre deux extrêmes ? Doté d’une force imaginative singulière, ce roman cisèle la somme d’une vie en proie à des tirades incessantes et des soubresauts implacables conduisant inéluctablement vers la mort.

« Personne ne pouvait l’empêcher d’être à la fois en résonnance et en contradiction avec elle-même » (p.40)

Ce chef-d’œuvre romanesque est un aveu de la condition de l’homme qui se perd et se cherche ou inversement. Le personnage symbolique du récit, Shakira, fuit son cadre naissant depuis 12 ans déjà, par faute de sa mère bigote qui souffre de la violence de son partenaire. Cette fuite l’introduit dans la maison de cette prostituée anonyme, un soir, sous une pluie averse. Ainsi, ce personnage narrateur initie la petite dans l’antre de la prostitution et l’expose à ce bastion de sexe de bon marché « C’est moi qui lui avais tout appris du métier et de la rue » (p.53). Depuis, elle pratique ce métier pour assouvir son instinct de survie. Tout au long du récit, l’auteur ne cesse d’explorer dans une approche psychanalytique les travers de l’âme de Shakira. Cette petite fille qui s’offre et qui se donne, s’expose comme un tableau d’un grand peintre au bord de la rue attendant sa proie. Elle garde, cependant, ce côté intimiste de son être. Ce côté de rêveur sacré, ce côté de poète qui fascine sa vision du monde et des choses comme l’affirme Victor Hugo. Lire ce roman revient à comprendre la contradiction qui imbibe l’être humain. La cohabitation de l’être et le non-être. La poéticité narrative de ce texte est d’une grande justesse et concise sans pour autant casser la cadence de cette pensée en mouvement. La littérature avec Orcel est une quête de sens. En effet, comment atteindre cette voie par excellence ? Comment vivre dans une réalité en dissidence ?

Ce roman peut être perçu comme un éloge à la littérature notamment cette dichotomie lire/écrire. Dans ce jeu narratif, l’auteur allie à la perfection l’habituel et l’inattendu. Dans le premier cas, la fille est une pute affirmée et assumée. Une pratique qui tient son rang dans le réel social. Tandis que, dans le cas suivant, ce personnage est une lectrice. « La petite. Elle aimait les livres d’un amour fou…Une pute qui lit. » (p. 105) À travers cet acte, l’auteur déconstruit ou plutôt a voulu déconstruire, le discours négatif et manichéen qui alimente la conception populaire à l’égard de cette communauté. Pour cette petite, la lecture est une sorte d’exil intérieur. Le moyen efficace pour se sortir du monde naturel ou existentiel et pour échapper à un environnement étranger et hostile à ses convictions. Il s’agit pour Shakira, ce personnage symbolique, de trouver ce que l’auteur appelle la résonance à soi-même. D’être en harmonie avec son intériorité. C’est-à-dire, de faire ce que les lois de son âme se donnent à soi ; être l’écho de ses pensées. Pour ce faire, Orcel incarne son personnage dans la peau d’une prostituée, Niña Estrellita. Ce personnage du roman « l’Espace d’un cillement » du célèbre romancier haïtien Jacques Stephen Alexis.

Pour les amoureux de la lecture, ce roman est la démonstration d’un auteur qui maîtrise à la perfection les procédés narratifs. L’écriture est précise et soignée. La polyphonie narrative est subliminale (bien que cela puisse prêter à confusion) laissant la voix tour à tour à des personnages différents. De plus, l’intertextualité dans ce roman joue un rôle prépondérant dans le récit. Tout d’abord, elle est omniprésente dans le texte et constitue le quotidien de la petite Niña-Shakira. « Elle a passé toute la journée sur la lune, dans ses foutus bouquins » (p.23). Ensuite, cette intertextualité est pour l’auteur le moyen de s’employer comme le défenseur de la liberté imaginative et de plaider pour la pratique de la lecture comme étant une activité libératrice de sa pensée et de ses perceptions. « Les livres qu’elle lisait étaient pour beaucoup dans sa manière de penser, de voir le monde » (p.97).

Ce que ce roman a de contrastant, c’est d’être en même temps dans le connu et l’inconnu. De se trouver en face d’un discours entaché de subtilités. Car, il convient de savoir laquelle des deux faces de ce personnage double l’auteur a-t-il voulu immortaliser, cette machine sexuelle ou la lectrice. « Elle m’avait fait part de son intention d’arrêter de brasser, de faire la putain quelque temps pour lire » (p.77). Toute la beauté de ce texte se trouve dans cette novation esthétique de l’auteur. De pouvoir oser lever le voile sur une minorité oubliée, frappée par le même malheur et qui a droit de se faire entendre également.

 

Jameson Christanval

 

 

 

 

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