La Bibliothèque Saint-Martial des Pères du Saint-Esprit: un véritable patrimoine national en danger

Pour le chercheur qui étudie les fondements historiques du patrimoine documentaire haïtien, l'action des premières congrégations catholiques arrivées dans le pays, soit à la suite du Concordat de 1860, soit avant cet évènement diplomatique comme ce fut le cas pour les Jésuites, cette action, disons-nous, a eu une influence déterminante. Ces congrégations furent, en effet, les premières à mettre en place des systèmes documentaires pour collecter, organiser, classifier les données et informations alors disponibles sous forme de journaux, de mémoires, de cartes géographiques, de documents administratifs, de textes de lois et d’ouvrages dans la perspective de leurs utilisations. Ceci, dans un contexte bien particulier où l’État du pays, nouvellement indépendant, n'avait pas encore institué ces systèmes documentaires en dépit des  préoccupations du Président Jean-Pierre Boyer pour aménager un endroit au morne La Coupe pour  conserver en sécurité les documents de l'État haïtien face à la menace, toujours persistante, d'une nouvelle expédition française. C'est ce site qui deviendra Pétionville par la suite.  Il faut noter que, durant cette même époque, c’est-à-dire, au début et milieu du XIXe siècle, en Europe, ce fut l'âge d'or de la mise en place et de l’organisation des archives d'État sur des bases rationnelles en accord avec les avancées de la science archivistique et de la bibliothéconomie naissante. Ces États alors collectaient, rassemblaient les documents, instituaient des structures de plus en plus efficaces pour la conservation et l'utilisation des ressources documentaires dans la perspective de la rationalisation wébérienne de leurs actions publiques. En France, par exemple, l’École des Chartres a été fondée en 1820 pour former les documentalistes et spécialistes des archives. Dans ce contexte global, on a eu les démarches pour mettre en place les systèmes de classification et de catalogage des documents que nous utilisons actuellement. Car, il fallait des moyens pratiques pour se retrouver dans cette masse de documents de plus en plus imposante avec les perfectionnements de l'imprimerie, inventée par Gutenberg en 1450. D'où un mouvement continental d’organisation ou de réorganisation des archives et les bibliothèques au cours de ce XIXe siècle et l'adoption de la Classification de Melvil Dewey en 1876 aux USA qui deviendra avec l'apport des Belges Paul Otlet et Henri La Fontaine la Classification Décimale Universelle (CDU). Les États nouvellement indépendants de l'Amérique latine cherchaient alors à survivre dans un contexte international toujours marqué par le colonialisme. Quant à l'État haïtien, crée formellement le dimanche 1er janvier 1804 sur la Place d'Armes des Gonaïves, c'était tout simplement, selon les mots célèbres du Dr Rayford Logan, « une anomalie, un défi, une menace »[1] pour les puissances colonialistes de l’époque. Il fallait d'abord se protéger contre l'appétit féroce des « grands » du monde dans un contexte international où l'esclavage était encore la norme. La constitution des bibliothèques et des fonds d'archives viendra après en dépit des initiatives personnelles de M. Boisrond Tonnerre, Secrétaire personnel et archiviste de l’Empereur Jean-Jacques Dessalines, ou encore de Jean Baptiste Inginac sous les présidences d’Alexandre Pétion et de Jean-Pierre Boyer. Ce n'est donc point étonnant qu'il fallait attendre jusqu'en 1860, le 20 août, avec le Président Fabre-Nicolas Geffrard pour la constitution officielle des Archives d'Haïti. Dans le Royaume du Nord du Roi Henri Christophe, nous apprend l'historien Vergniaud Leconte[2], les archives se trouvaient dans la Citadelle Laferrière. Quel a été leur sort en 1820, à la chute du Monarque dans le contexte du pillage et du désordre qui en est résulté?  Personne ne sait (Nobody Knows) aurait dit le chroniqueur sportif M. Necker Bellevue, surnommé affectueusement Papa Neck par les Téléspectateurs haïtiens d'une certaine génération. M. Jean Wilfrid Bertrand[3] , Directeur-Général des Archives Nationales d’Haïti (ANH), dans une publication sur les Archives Nationales d'Haïti (ANH), se pose les mêmes questions et parle même de « miracle » en ce qui concerne la sauvegarde de certains documents historiques du pays concernant cette période. Entretemps, les congrégations religieuses arrivées au pays collectaient les documents disponibles et procèdent à leur classement en vue de leur éventuelle utilisation. Une étude que nous avions réalisée à l’institution Casa del Libro, Viejo San-Juan, pour le compte de l'Université de Porto-Rico au début des années 2000 avait donné les mêmes résultats: les Congrégations religieuses ont précédé les États dans les tâches de constitution des archives et services documentaires au XIXe siècle en Amérique latine. Ces congrégations possèdent en conséquence de véritables trésors archivistiques. En Haïti, les Jésuites avaient pu constituer des fonds documentaires immenses et de grande qualité depuis la période coloniale. Le Professeur et  R. P. François Kawas, avait consacré une importante étude sur ces fonds[4]. Plus loin, le Professeur Lewis Ampidu Clorméus nous avait parlé d'une  substantielle partie de ce fonds documentaire sur Haïti se trouvant actuellement à Lyon, dans la maison mère des Jésuites de France, après un inventaire qu'il avait effectué au cours  d'une mission de recherche[5].

Les Pères du Saint-Esprit sont arrivés en Haïti en 1862. Il s'agit de la première congrégation arrivée au pays  immédiatement après la signature du Concordat de mars 1860 entre l'État haïtien et le Saint-Siège. Ils s'établirent en leur centre actuel, en haut de la rue des Miracles dans un complexe avec école, chapelle, station de sapeurs-pompiers et Observatoire météorologique. D’après le site d’Haïti-Référence, la bibliothèque du Petit-Séminaire, selon les  données fournies par le conservateur actuel, M. Patrick D. Tardieu[6], fut fondée en 1873, par le R.P. Weick. Ce prêtre, selon la même source documentaire, « fut le promoteur du premier musée haïtien et de la première station météorologique de l'île »[7]. Par la suite, le R.P. Adolphe Cabon, historien lui-même, devrait enrichir substantiellement cette bibliothèque. Il a pu acheter ou obtenir en donation des collections de journaux ou d'ouvrages de grande valeur. Sous ce rapport, le Professeur Lewis Clorméus Ampidu[8] a souligné pour nous le rôle des élèves du Collège Saint-Martial dans l'alimentation des premiers fonds de cette bibliothèque. C'était, nous dit le Professeur, « une bibliothèque de l'amicale des élèves de Saint Martial comme l'on allait avoir la bibliothèque de l'amicale des élèves du Lycée Alexandre Pétion »[9]. Cette  bibliothèque allait devenir, en peu de temps, un grand centre spécialisé pour la diffusion du savoir sur Haïti, particulièrement en ce qui concerne la période coloniale avec de collections complètes de journaux et de documents primaires.  Pour M. Patrick D. Tardieu, Conservateur en chef de cette entité, « Première bibliothèque patrimoniale du pays, vieille de près d’un siècle et demi, la BHS 11 ans après le séisme dévastateur du 12 janvier, se propose de servir les usagers en offrant sur son site web, ses collections d’ouvrages imprimés et publiés à Saint-Domingue avant 1804. La BHS a trouvé juste d’inclure dans ce fonds certains textes polémiques d’avant 1820 (avant l’unification de l’île) présentant quelques aspects du pays en devenir »[10].  Toujours selon M. Tardieu, « ce fonds comprend aussi beaucoup de documents sur l’esclavage et son abolition. Les livres et journaux du 19e siècle ainsi que les documents du domaine public du 20e siècle seront systématiquement numérisés et mis en ligne. Le faisant, la plus ancienne bibliothèque d'Haïti mettra à la disposition sur le web une partie de son trésor pour ceux et celles qui s'intéressent à l'histoire et la culture de notre pays, renouant ainsi avec son passé. Être à l'avant-garde de la recherche scientifique en Haïti ayant toujours été sa mission. Hier, c'était la création du premier observatoire de météorologie du pays. Aujourd'hui, c'est sur la toile qu'elle ouvre ses portes en participant malgré ses faibles moyens à la construction d’une bibliothèque numérique haïtienne »[11]. L'historien Gabriel Debien, le grand spécialiste des questions coloniales d’après notre Professeur  d’histoire M. Pierre-Marie Victor, a reconnu, dès l'année 1952, « la richesse de certaines de ses collections particulières »[12]. M. Gabriel Debien devrait caractériser la Bibliothèque du Petit-Séminaire comme celle du XVIIIe siècle et la Bibliothèque haïtienne des Frères de l’Instruction Chrétienne (BHFIC) comme celle du XIXe siècle haïtien en se basant sur les ressources de ces deux bibliothèques qu'il avait éplorées. Cette bibliothèque a connu néanmoins des périodes de grande  traversée du désert. Sous ce rapport, M. Tardieu nous apprend « qu'à la suite de l'expulsion des spiritains par François Duvalier en 1969, les collections de la bibliothèque seront remisées et dormiront dans des caisses pendant 20 ans, de 1969 à 1989. Malgré cet intermède imprévu et tragique, les collections dans leur ensemble ont pu être préservées quasi miraculeusement »[13]. Toujours selon M. Tardieu, cité par Haïti-Référence, les ressources de la bibliothèque ont alors été renforcées. « Deux autres sections ont même été ajoutées aux trois premières : l'histoire des réfugiés haïtiens et de l'économie haïtienne de 1960 à nos jours ainsi qu'une section de littérature haïtienne. Elle conserve également les fonds de Linstant Pradines, éminent juriste haïtien, les fonds de Semexant Rouzier, de Michel Oreste, de Edmond Mangonès, d’Odette et Milo Rigaud et ceux de la famille Dupuy »[14]. Il s'agit bien d'un véritable patrimoine documentaire national. Nous avons eu l’occasion d’utiliser les ressources et les services de cette  bibliothèque en plusieurs occasions et nous avons été toujours satisfaits de l’expérience.  

Depuis plusieurs années, la Bibliothèque haïtienne des Pères du Saint-Esprit de Saint Martial (BHPSE) est impliquée dans un processus de numérisation de son fonds documentaire. Le processus était assez avancé quand survint le séisme du 12 janvier 2010 qui a détruit les locaux de l'institution. Dans le cadre d'un grand mouvement de solidarité, le local du  Petit-Séminaire Collège Saint-Martial a pu être reconstruit. La bibliothèque a pu être relocalisée et le travail de numérisation se poursuit. Des ressources documentaires de grande importance sont désormais en ligne. Néanmoins, le problème global de l’insécurité dans la zone avec l’action répétée des gangs armés affecte sérieusement les activités de cette institution. Les chercheurs et lecteurs se raréfient. La Direction des Archives historiques du pays, au Poste-Marchand, confronte le même problème crucial. Encore une fois, un appel désespéré est lancé aux responsables du pays. Nous avons écrit ce texte depuis l’année 2021.

Mais, au début du mois d’avril  2024, la situation s’est empirée. Des groupes armés ont pris toute la zone en otage. Des actions de destruction ont pu être commises à l’encontre de la Bibliothèque Nationale d’Haïti (BNH), de l’École Nationale des Arts (ENARTS), de la Faculté d’Agronomie et de Médecine Vétérinaire (FAMV), de l’École Normale Supérieure (ENS) et de l’École Professionnelle J. B. Damier. Il s’agit d’une véritable descente aux enfers. La nation est ébranlée dans ses fondements et l’avenir de plus en plus incertain. Nous exprimons notre soutien à toutes les institutions éducatives, culturelles et documentaires victimes dans ce contexte de violence et de destruction. Nous appelons à un arrêt de la violence pour que des actions de récupération et de conservation des documents puissent se réaliser par les professionnels et employés des cent6res documentaires. La Bibliothèque Saint-Martial des Pères du Saint-Esprit, véritable patrimoine national, comme les autres centres documentaires du pays, est en grand danger.  

 

Par Jérôme Paul Eddy Lacoste

Documentaliste, Responsable Académique de la Faculté des Sciences Humaines (FASCH)  de l’Université d’Etat d’Haïti (UEH)

Avril 2024.

Légende: Page Web de la Bibliothèque Saint-Martial des Pères du Saint-Esprit. Source internet.  

NOTES

[1] Voir  article  « L’indépendance haïtienne : une anomalie, un défi et une menace »  Par Michelet Desrosiers et Diem Pierre https://haititweets.com/2016/12/31/  

2 Vergniaud Leconte (1931). Henri Christophe dans  l'histoire d'Haïti. Berger-Levrault. Paris.

3 Jean Wilfrid Bertrand. « Les Archives nationales d'Haïti : près de deux siècles d'histoire, un nouveau départ ». [Article] Gazette des archives  Année 1988  142-143  pp. 25-35

4 François Kawas. Sources documentaires de l'histoire des Jésuites en Haïti au XVIIIe  et au XXe siècle (1704-1763; 1953-1964). Ed. L' Harmattan, Paris.

5 Entretien de l'auteur avec le Professeur  Lewis Ampidu Clorméus  le 2 juillet 2021 dans la salle des Professeurs de la Faculté d'Ethnologie.  

6www.haiti-Reference. Accédé le 3 août 2021.  

7 Ibid.

8Entretien réalisé avec  le Professeur  Lewis Ampidu Clorméus  le 2 juillet 2021   

9 Ibid. 

10 https://www.bhshaiti.org/index.php. C’est le site official de la Bibliothèque Haïtienne des Spiritains du Petit Collège Saint-Martial. Le lecteur, chercheur ou étudiant peut consulter cette adresse électronique avec grand profit. Des documents de grande valeur y sont disponibles.  

11 Ibid. 

12Ibid.

13 Ibid.

14 Www. Haiti-Référence, Op. Cit.    


[1] Voir  article  « L’indépendance haïtienne : une anomalie, un défi et une menace »  Par Michelet Desrosiers et Diem Pierre https://haititweets.com/2016/12/31/

[2] Vergniaud Leconte (1931). Henri Christophe dans  l'histoire d'Haïti. Berger-Levrault. Paris.

[3] Jean Wilfrid Bertrand. « Les Archives nationales d'Haïti : près de deux siècles d'histoire, un nouveau départ ». [Article] Gazette des archives  Année 1988  142-143  pp. 25-35

[4] François Kawas. Sources documentaires de l'histoire des Jésuites en Haïti au XVIIIème  et au XXème siècle (1704-1763; 1953-1964). Ed. L' Harmattan, Paris.

[5] Entretien de l'auteur avec le Professeur  Lewis Ampidu Clorméus  le 2 juillet 2021 dans la salle des Professeurs de la Faculté d'Ethnologie.  

[6] www.haiti-Reference. Accédé le 3 août 2021.  

[7] Ibid.

[8] Entretien réalisé avec  le Professeur  Lewis Ampidu Clorméus  le 2 juillet 2021   

[9] Ibid. 

[10] https://www.bhshaiti.org/index.php. C’est le site official de la Bibliothèque Haïtienne des Spiritains du Petit Collège Saint-Martial. Le lecteur, chercheur ou étudiant peut consulter cette adresse électronique avec grand profit. Des documents de grande valeur y sont disponibles.  

[11] Ibid. 

[12] Ibid.

[13] Ibid.

[14] Www. Haiti-Référence, Op. Cit.     

LAISSEZ UN COMMENTAIRE

2 COMMENTAIRES