L’homme révolté chez René Depestre

René Depestre est l’une des figures majeures et incontournables de la littérature haïtienne contemporaine. Poète, essayiste, nouvelliste, épistolier et romancier. Son œuvre compacte et protéiforme est d’une richesse intarissable et lui a valu l’un des plus prestigieux prix littéraires de la francophonie en 1988, à savoir le prix Renaudot pour son roman captivant Hadriana dans tous mes rêves (1988). Le Mât de cocagne(1979), roman publié chez les Éditions Gallimard, réédité chez C3 Éditions (2021) est l’une des verves romanesques que l’auteur a tiré de son intarissable fontaine esthétique. Ce roman alterne révolte, satire et colère. À travers ce récit, Depestre fait la représentation de l'homme écrasé et ballotté par ses angoisses existentielles, ses rêves et ses envies.

De toutes les facettes qui caractérisent cet homme-auteur au talent prodigieux, René Depestre  est connu pour son engagement et son militantisme politique. Son œuvre est ponctuée d’un chauvinisme impartial pour Haïti en témoigne ce roman incisif a l’allure d’un conte. Henri Postel, personnage protagoniste du récit, est contraint par un régime politique prédateur et ubuesque à vivre dans la déshumanisation la plus abjecte. Il sera destiné, du même coup à expérimenter un suicide téléguidé en le collant de force à gérer une échoppe minable a Tête-Bœuf derrière un comptoir maculé de graisse. De plus, il vit dans la parfaite séparation des membres de sa famille et ne doit recevoir aucune assistance de ses connaissances. Une situation qui perdure depuis cinq ans où l’ex-sénateur est aliéné  en  perdant tout prestige social, politique et humaniste. Comment sortir de cette misère ? Comment se défaire de cette mortification contraignante ? Depestre, à travers ce roman expose les postulats d’une esthétique de la révolte dans la littérature comme alternative pour briser les chaînes de la déshumanisation et les mécanismes de la zombification orchestrée par la machine politique de l’époque.

L’homme révolté est celui qui se dresse contre son conditionnement existentiel, la pseudo-résilience, les tares et précarités qui assomment son environnement. C’est l’homme qui dit non, les choses ont trop duré, comme le souligne Albert Camus. Dans son œuvre, René Depestre prône la révolte comme moyen de réhabilitation de la dignité et de l’essence humaine. « Vous allez voir ce qu’un zombie peut tenter pour recouvrer l’estime de sa patrie » (L.M.C). À travers Henri Postel, son porte-parole, Depestre esquisse le conditionnement et  l’état de l’homme aliéné, qui souffre le mal de la perte de soi. Ainsi, la révolte se présente non comme une alternative, mais une obligeance. Ce point de non-retour où l'on doit s’affranchir des frontières qui obstruent la voie de la liberté de l’homme. Pour l’homme révolté, ce n’est pas par la fuite ou l’exil volontaire qu’il va transformer sa condition. Mais, par son action et son engagement. Ainsi, le personnage Henri Postel, refusa le pont d’or de se rendre au Canada par voie maritime, en toute clandestinité,  pour engager une action inouïe dans le but de vaincre ce gouvernement potentat.

L’homme révolté est celui qui s’engage dans une lutte, qui déclenche une action appelée par Albert Camus le mouvement révolté. Ce mouvement est l’acte qui traduit sa colère, sa rage, son seul moyen de se faire entendre et de se dresser contre l’oppression dont il est l’objet injustement. En effet, le sénateur déchu de ses fonctions décide de participer au tournoi du mât de cocagne. Cette compétition, jadis, consiste à monter au mat suiffé. « Autrefois, le mât de cocagne était, avec le carnaval, la fête qui attirait le plus de monde » (LMC). Depestre dans ce roman tente de montrer que le mouvement révolté est le chemin de la vie de l’homme opprimé. Le moyen de retrouver son essence, son estime et sa reconnaissance. Ainsi, l’homme révolté doit emprunter l’itinéraire le plus périlleux et tenter le coup le plus suicidaire pour reconquérir ses éclats d’autrefois et gagner la confiance du collectif. Il montre la place de l’engagement dans le processus de la désaliénation du sujet. Pour le sujet qui veut se retrouver, il lui faut un mouvement insurrectionnel ad valorem. Ce mouvement oscille entre le droit et le non droit.

Pour l’homme révolté, ce qui sert de stimuli à son action, c'est sa conscience.

  • « Qui vous a autorisé à vous inscrire pour le prochain mat suiffé ? demanda le vice-ministre.
  • Ma conscience, dit Postel.
  • Qui vous a dit que vous avez une conscience ?
  • … » (LMC)

La conscience chez l’homme révolté est cette part de lui, cette identification à soi qui lui impulse l’énergie nécessaire de pouvoir affronter ses défis et ses adversaires. C’est la seule loi qui le guide dans sa quête. Cette conscience est la lumière qui le conduit vers l’autre en lui qui est zombifié et aliéné. C’est pourquoi, pour l’homme révolté, son engagement est un mode de suicide volontaire et ne peut agir sans envisager sa fin. « - Si ça arrive, tu sais, arrange-toi avec maître Horace, et sor Cisa, pour me donner vous-mêmes la sépulture. » (LMC).

René Depestre dépeint le rôle de la conscience dans les mouvements insurrectionnels et les luttes menées par les hommes révoltés. La puissance régulatrice de l’action. Celle qui détermine les limites à franchir et celles qui ne doivent pas être franchies. Cette conscience est construite et policée. Elle n’est pas l’apanage des discours pompeux et populistes, mais le produit de l’intériorisation d’un ensemble de valeurs humaines, culturelles, politiques et sociales.

À travers ce roman, René Depestre fait le portrait de l’homme révolté par la figure d’Henri Postel. Celui qui se lutte contre l'absurdité . Il pose du même coup, une théorie esthétique de la révolte, seul moyen possible pouvant assurer la transcendance et le salut de l’homme zombifié.

 

Jameson Christanval 

Christanvalson@gmail.com

LAISSEZ UN COMMENTAIRE

0 COMMENTAIRES